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Diderot 1
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Le 5 octobre 1713 à Langres naît Denis Diderot

mort, à 70 ans le 31 juillet 1784 à Paris écrivain, philosophe, encyclopédiste, Écrivain, Romancier, Dramaturge, Conteur, Essayiste, Dialoguiste, Critique d'art, Critique littéraire, Traducteur français des Lumières
Avec d'Alembert, Diderot fut fondateur et rédacteur de l'Encyclopédie, 1751-1772. Grand amateur de musique, il se donna la tâche de traiter des instruments et des questions d'ordre esthétique concernant cet art. D'autres ouvrages de Diderot réservent une place à la musique, comme ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques Paris, 1748, en quatre parties, où il traite des problèmes d'acoustique et d'un projet pour la construction d'un orgue mécanique. Dans le Neveu de Rameau inédit à sa mort, le philosophe attaque le célèbre compositeur en affirmant : Il n'est pas décidé que ce soit un génie …, qu'il soit question de ses ouvrages dans dix ans. En 1771, Diderot fit paraître un livre intitulé Leçons de clavecin et principes d'harmonie par M. Bemetzrieden, sous forme de dialogue, dans lequel l'auteur donne des leçons à un élève, son fils. Comme J.-J. Rousseau, Diderot se prononça en faveur de la musique italienne lors de la Querelle des bouffons en 1752, et contre les partisans de l'ancien opéra à la manière de Rameau.


Diderot est reconnu pour son érudition, son esprit critique et un certain génie. Il laisse son empreinte dans l'histoire de tous les genres littéraires auxquels il s'est essayé : il pose les bases du drame bourgeois au théâtre, révolutionne le roman avec Jacques le Fataliste, invente la critique à travers ses Salons et supervise la rédaction d'un des ouvrages les plus marquants de son siècle, la célèbre Encyclopédie. En philosophie également, Diderot se démarque en proposant plus de matière à un raisonnement autonome du lecteur plutôt qu'un système complet, fermé et rigide. Rien en fait ne représente mieux le sens de son travail et son originalité que les premiers mots de ses Pensées sur l'interprétation de la nature 2e éd., 1754:
"Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu'à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d'en entendre un meilleur. Comme je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer, il m'importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu'elles emploient toute ton attention. Un plus habile t'apprendra à connaître les forces de la nature ; il me suffira de t'avoir fait essayer les tiennes."
Mal connu de ses contemporains, tenu éloigné des polémiques de son temps, peu enclin à la vie des salons et mal reçu par la Révolution, Diderot devra attendre la fin du XIXe siècle pour recevoir enfin tout l'intérêt et la reconnaissance de la postérité dans laquelle il avait placé une partie de ses espoirs.

En Bref

Il est vrai que toute grande œuvre se suffit : mais plus l'auteur a été engagé dans l'action, plus il a procédé par allusions, avouées ou secrètes, à son expérience, plus il s'est exprimé et trahi par son style, plus, alors, sa vie nous éclaire. Or, toutes ces raisons valent pour Diderot : il faut tenter de le connaître. Pour commencer par les dehors, on lira des biographies. On ira plus avant en ouvrant la Correspondance, où, comme a dit Paul Vernière, on a déjà le véritable Diderot, naïf mais madré, enthousiaste mais rationnel, simple et pontifiant, jovial et mélancolique, généreux et intéressé, indiscret et fidèle, impudique et secret. Un troisième visage – sans parler de ceux que procurerait l'enquête psychanalytique – apparaîtrait en décryptant, ce travail est loin d'être fait les souvenirs et allusions parfois énigmatiques que l'auteur, surtout vieillissant, a multipliés dans ses œuvres. Parmi d'autres énigmes, pourquoi, dans Jacques le Fataliste, avoir situé rue Traversière, où il a habité, une maison de passe ? Pourquoi mettre dans la bouche de d'Alembert et de Julie de Lespinasse une doctrine qui ne pouvait être la leur ?
On s'en tiendra ici au cadre biographique. Dans ce cadre, en arrière-fond, on aurait à peindre le siècle de Louis XV tel qu'il pouvait apparaître à un Parisien averti, avec ses guerres, ses voyages, ses colonisations, ses théories économiques, avec, plus proches du modèle, les luttes qui opposent le Parlement janséniste à la Cour acquise aux jésuites, avec, enfin, en avant-plan, dans l'éclairage des Lumières, tous les événements philosophiques qui alimentaient journaux, pamphlets, traités, essais. Quant au modèle même, Diderot, il faudrait, par un système de miroirs, en montrer les divers visages simultanés ou successifs : ici, le philosophe qui médite sur la nature de la matière, du mouvement, de la vie ou de l' âme ; là, le critique d'art ; ailleurs, le directeur de l'Encyclopédie, qui improvise, qui compile, s'instruit de toutes sortes de métiers ; dans un autre miroir, le dramaturge qui théorise ou qui sermonne ; à moins que ce ne soit le conteur ou le satiriste ; ou encore l'épistolier. Auteur innombrable, l'un des plus représentatifs de son temps, et l'un de ceux qui lui survivent.

Sa vie Naissance d'un philosophe

Denis Diderot naît à Langres, dans une famille bourgeoise le 5 octobre 1713 et est baptisé le lendemain en l'église Saint-Pierre-Saint-Paul de Langres, la cathédrale étant réservée aux baptêmes de nobles.
Ses parents mariés en 1712 eurent six enfants dont seulement quatre atteignirent l'âge adulte. Son père Didier Diderot, maître coutelier, était réputé pour ses instruments chirurgicaux, scalpels et lancettes notamment. Son grand-père Denis Diderot, coutelier et fils de coutelier, s'était marié en 1679 à Nicole Beligné, de la célèbre maison de coutellerie Beligné. Sa mère Angélique Vigneron était la fille d'un maître tanneur.
Diderot était l'aîné de cette fratrie dont chaque membre tint un rôle important dans la vie de l'écrivain. Angélique, ursuline, mourut jeune au couvent et inspira La Religieuse; Didier-Pierre embrassera la carrière ecclésiastique et sera chanoine de la cathédrale de Langres. Les relations entre les deux frères seront toujours conflictuelles, au-delà même du décès de Denis. Denise, enfin, également restée au pays, sera le lien permanent et discret entre Diderot et sa région natale.
De 1723 à 1728, Denis suit les cours du collège jésuite, proche de sa maison natale. À douze ans 725, ses parents envisagent pour lui la prêtrise et, le 22 août 1726, il reçoit la tonsure de l'évêque de Langres et prend le titre d'abbé dont il a la tenue. Il doit succéder à son oncle chanoine à Langres, mais sa mort prématurée sans testament ne peut faire bénéficier son neveu de sa prébende.
De sa mère, il ne parlera que par occasions. En revanche, son père, un petit industriel coutelier, garde sur lui une influence décisive : Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut ... lorsque mon père me vit arriver du collège les bras chargés de prix. Du plus loin qu'il m'aperçut, il laissa son ouvrage, il s'avança sur sa porte et se mit à pleurer. C'est une belle chose qu'un homme de bien et sévère qui pleure. Voilà le ton. Sans cette image paternelle on ne comprendrait ni que le fils ait tenu à écrire dans l'Encyclopédie l'article Coutelier, ni, d'une façon générale, le moralisme dont les Entretiens d'un père avec ses enfants, pris sur le vif, à Langres, proposent le modèle, que l'on retrouve sous la plume du dramaturge, Le Père de famille, 1758 ; Le Fils naturel, 1757, du critique d'art, sur Greuze ou littéraire, sur Richardson, etc. Ce moralisme, souvent trop bavard – rien de tel chez un La Mettrie ou un Helvétius – n'en apparaît pas moins, dans l'œuvre, en permanent conflit avec l'amoralisme, comme si la nature et la société ne cessaient de se quereller en un dialogue semblable à celui du Philosophe et du neveu de Rameau. Denis va avoir quatre sœurs. L'aînée l'étonnera : Socrate femme. La plus jeune, Angélique, finira folle dans un couvent d'ursulines ; il s'en souviendra en composant La Religieuse. Un frère enfin 1722, qui, devenu prêtre, sera le prototype de l'intolérance butée. Diderot reprendra dans l'Encyclopédie, Intolérance une lettre qu'il lui avait adressée en 1760.
Après d'excellentes études au collège des jésuites, en vue de la prêtrise – on le tonsure abbé le 22 août 1726 –, cet adolescens multiplici nomine commendatus vient à Paris en 1728 ou 1729, et l'on dispute encore pour savoir s'il entre au collège d'Harcourt, chez les jansénistes, ou à Louis-le-Grand, chez les jésuites, à moins qu'il ne soit passé de l'un à l'autre établissement. Puis sa trace se perd à peu près jusqu'en 1742. Quelques détails : maître ès arts en septembre 1732, on le devine tour à tour gratte-papier chez un avoué, précepteur chez un banquier ; il s'instruit, il mathématise, il apprend de l'anglais, il hésite entre la Sorbonne et la comédie ; en 1741 il rencontre Antoinette Champion : en bref, il mène une vie de bohème, et c'est là qu'il importerait de dépister, dans l'œuvre, toutes les allusions à ces années d'apprentissage, entre seize et vingt-neuf ans, sans la connaissance desquelles Diderot gardera toujours pour nous un secret.

Premières années

Peu intéressé par la carrière ecclésiastique, ni davantage par l'entreprise familiale et les perspectives de la province, il part étudier à Paris en 1728. Il ne reviendra plus guère à Langres que quatre fois, en 1742, à l'automne 1754, en 1759 et en 1770 et essentiellement pour régler des affaires familiales.
Ses premières années parisiennes sont mal connues. De 1728 à 1732, il suit sans doute des cours au collège d'Harcourt puis étudie la théologie à la Sorbonne. En tous cas, le 6 août 1735, il reçoit une attestation de l'université de Paris qui confirme qu'il a étudié avec succès la philosophie pendant deux ans et la théologie durant trois ans.
Les années 1737-1740 sont difficiles. Diderot donne des cours, compose des sermons, se fait clerc auprès d'un procureur d'origine langroise, invente des stratagèmes pour obtenir de l'argent de ses parents, au désespoir de son père.
Ses préoccupations prennent progressivement une tournure plus littéraire. Il fréquente les théâtres, apprend l'anglais dans un dictionnaire latin-anglais, et donne quelques articles au Mercure de France — le premier serait une épître à M. Basset, en janvier 1739. À la fin des années 1730, il annote une traduction d'Étienne de Silhouette de l'Essay on man d'Alexander Pope et se tourne vers la traduction.
Diderot rencontre Jean-Jacques Rousseau à la fin de 1742. Une forte amitié naît entre les deux hommes. C'est sur la route du Château de Vincennes, où est enfermé Diderot, que Rousseau a la fameuse illumination qui lui inspirera le Discours sur les sciences et les arts. Diderot lui-même n'est d'ailleurs pas étranger à certaines idées du texte. Par l'intermédiaire de Rousseau, Diderot rencontre Condillac en 1745. Ils forment à trois une petite compagnie qui se réunira souvent.
En 1742, il a traduit l'Histoire de la Grèce par Temple Stanyan – et il se lie avec Rousseau : le voici engagé dans la carrière, assez nouvelle au XVIIIe siècle, d'écrivain non pensionné et sans mécène, qui ne devra rien qu'à sa plume. Contre le vœu de son père, auquel il n'avouera son mariage qu'en 1749, il épouse, le 6 novembre 1743, Antoinette Champion ; trois enfants mourront en bas âge avant Marie-Angélique 1753, la future Mme de Vandeul, qui écrira la vie de son père. En 1744, Rousseau lui présente Condillac. L'année suivante, son adaptation annotée de l'Essai sur le mérite et la vertu, de Shaftesbury, laisse admettre qu'il croit encore à un Dieu providentiel. Mais, avec les Pensées philosophiques 1746, il a déjà évolué vers le déisme et la religion naturelle. Il n'ose produire la Promenade du sceptique 1747, qui ne verra le jour qu'en 1830. En 1748, quelques mois avant les Mémoires sur différents sujets de mathématique, il publie, pour satisfaire dit-on aux dépenses de sa maîtresse, Mme de Puisieux, les fameux Bijoux indiscrets. Sa mère meurt. L'Esprit des lois paraît : Diderot sera le seul homme de lettres à suivre le convoi funèbre de Montesquieu.

L'Encyclopédie

Ces années 1748-1749 inaugurent, avec L'Esprit des lois et les œuvres de La Mettrie, de Maillet, Condillac, Buffon, la nouvelle vogue des Lumières qui durera jusque vers 1765. Depuis octobre 1747, d'Alembert et Diderot sont chargés de mener à bien le projet de l'Encyclopédie, dont le Prospectus, probablement de notre auteur, sera lancé dans le public en 1750. La grande aventure commence : J'arrive à Paris. J'allais prendre la fourrure et m'installer parmi les docteurs en Sorbonne. Je rencontre sur mon chemin une femme belle comme un ange ; je veux coucher avec elle, j'y couche, j'en ai quatre enfants ; et me voilà forcé d'abandonner les mathématiques que j'aimais, Homère et Virgile que je portais toujours dans ma poche, le théâtre pour lequel j'avais du goût ; trop heureux d'entreprendre l'Encyclopédie, à laquelle j'aurai sacrifié vingt-cinq ans de ma vie. Une existence ne se faisant pas avec des si , comment apprécier ce que, dans cette aventure, Diderot aura gagné une information de style moderne, journalistique et perdu l'abandon ou la remise à plus tard – à trop tard ? – de l'œuvre personnelle ?
En avril ou juin 1749, il commet d'ailleurs l'imprudence de publier sa Lettre sur les aveugles où, du déisme, un pas de plus l'a conduit à l'athéisme et au matérialisme. Le 24 juillet, il est jeté en prison à Vincennes, où Rousseau lui fait la visite qui prête encore à polémiques : la thèse du Discours sur les sciences et les arts a-t-elle été suggérée en boutade par le prisonnier, ou est-elle apparue, en une illumination, à Rousseau dans le bois de Vincennes ? En tout cas, Diderot résiste mal à la prison : il flanche, il trahit ; quand il en sort, le 3 novembre, peut-être est-il voué comme le veut Michel Butor ou André Billy – contre l'opinion de Dieckmann – à n'écrire et surtout à ne publier qu'avec les ruses d'un Jacques fataliste devant ses maîtres. Tout en travaillant pour l'Encyclopédie, dont le tome premier sera distribué aux souscripteurs le 28 juin 1751, il se lie avec Grimm, avec d'Holbach, il donne la Lettre sur les sourds et muets 18 févr. 1751, polémique en faveur de l'abbé de Prades dont la thèse nov. 1751 pouvait passer pour une défense de la religion naturelle, prend parti pour les Italiens dans la querelle des Bouffons d'août 1752 à mars 1754, fait imprimer ses Pensées sur l'interprétation de la nature en novembre 1753 et – peut-être parce qu'au même mois sort le tome III de l'Encyclopédie déjà condamnée par un Conseil du roi – les diffuse si peu qu'il en procurera en 1754 une nouvelle édition que l'on croira longtemps être la première. Il rencontre Sophie Volland. En 1756 commence la guerre de Sept Ans. Les défaites, l'attentat de Damiens 5 janv. 1757 vont accroître les résistances contre l'Encyclopédie dont le tome VII mi-nov. contient l'article « Genève » de d'Alembert auquel Rousseau répliquera l'année suivante fin sept.. Désormais, le citoyen de Genève va s'éloigner de ses anciens amis. D'Alembert lui-même prend peur et déserte – alors que se déclenche la guerre des cacouacs contre les « philosophes » –, Diderot reste seul à la tête de la grande et périlleuse entreprise. Il tient bon pour ne pas ruiner les libraires.
Mieux, il trouve le temps de poursuivre son œuvre propre : au Fils naturel de 1757 qui ne sera joué à Paris qu'en 1771, il adjoindra en novembre 1758 le Discours sur la poésie dramatique, un mois après Le Père de famille, la première parisienne n'aura lieu qu'en 1761. Pour comble, le scandale provoqué l'été 1758 par le livre d'Helvétius, De l'esprit, alourdit l'atmosphère et brise, pour sept ans, l'essor de l'Encyclopédie, interdite dès mars 1759. En juin, à Langres, mort du père, dans son fauteuil, sans souffrance apparente. En septembre, Diderot rédige son premier Salon pour la Correspondance littéraire de Grimm, mais, en 1753, il avait déjà réfléchi, pour l'Encyclopédie, à la « Composition en peinture » : les Salons, on le sait, feront de notre philosophe un des créateurs de la critique d'art ; on sait beaucoup moins qu'ils ont servi à transformer, dans sa technique, le portrait romanesque. L'année suivante, au départ pour mystifier un marquis crédule, il ébauche La Religieuse. Il se consacre aux dix derniers tomes de l'Encyclopédie – ils ne seront distribués qu'en janvier 1766 – et, en grande partie pour répliquer à l'infamie de Palissot, burine 1762 les premiers traits du Neveu de Rameau. Les Salons se succèdent : 1761, 1763, 1765, 1767... En 1765, Catherine II lui achète sa bibliothèque, dont elle lui laisse à vie la jouissance. Enfin, le voici libéré de l'Encyclopédie, après avoir découvert en 1764 que son libraire, Le Breton, avait osé le censurer : Vous m'avez lâchement trompé deux ans de suite. Vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens.

L'Å“uvre individuelle

Désormais, Diderot peut reprendre ses œuvres inachevées ou en entreprendre de nouvelles : Le Rêve de d'Alembert août 1769, le Supplément au voyage de Bougainville 1772, en même temps qu'il collabore à l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal. De juin 1773 à avril 1775, il voyage : il séjourne deux fois à La Haye où il annote la Lettre sur l'homme de François Hemsterhuis, et, pour le réfuter, le livre De l'homme d'Helvétius ; surtout, il passe cinq mois auprès de Catherine II, qu'il est venu remercier, et pour laquelle il dresse des plans de gouvernement et d'université. Rentré à Paris, il écrit l'Entretien avec la maréchale ** en 1776, l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron en 1778. Il vieillit. Il ne publie pas. Il a renoncé, en 1774 puis en 1777, au projet d'une édition complète de ses œuvres. Ses grands chefs-d'œuvre sont d'abord connus en Allemagne et en allemand : les Essais sur la peinture, Le Neveu de Rameau, traduits par Goethe ; le plus long épisode de Jacques le Fataliste, traduit par Schiller ; Les Deux Amis de Bourbonne dont Schiller s'inspirera pour écrire Les Brigands et l'Entretien d'un père avec ses enfants, traduits par Gessner – est-il besoin de rappeler combien, après Lessing, Diderot retiendra, par ces traductions, l'attention de Hegel ? En 1784, Sophie Volland s'éteint en février ; et, le 30 juillet, comme s'il répétait la mort de son père, Diderot s'éteint à son tour, sans souffrance, dans son fauteuil.

La philosophie

Le monde
On l'appelait le Philosophe. On traduirait mal par « honnête homme » un encyclopédiste se piquant de tout. Mais il garde de l'honnête homme le dédain de la scolastique, l'amour des idées claires, le goût des lettres, la méfiance à l'égard de toute proposition que ne garantit pas l'expérience. Pas de systèmes, donc. Et, du même coup, le modèle mathématique dont se réclamaient ces systèmes more geometrico perd son privilège. Autres modèles : la philosophie de Newton, la psychologie de Locke, l'Histoire naturelle de Buffon, l'économie des physiocrates, la chimie de Rouelle. L'expérience ! toujours l'expérience ! et son corrélatif : la nature. À l'esprit de système du XVIIe siècle succède l'esprit de l'Encyclopédie, qui cherche à dresser l'inventaire de nos connaissances, à réaliser notre avoir afin de le mieux exploiter.
À l'évidence cartésienne, jugée trop subjective, on préférera la certitude expérimentale. Il en résulte que le philosophe doit s'inspirer de la science ou, mieux, des sciences. Or les sciences ne s'éclairent que par des théories qui dépassent les sens. Ces théories ne sont pas celles qu'imaginent les savants pour faire progresser leurs disciplines. Elles sont pour le philosophe une recherche de principes. C'est revenir à la métaphysique. Cependant, l'observable témoignant, assure-t-on, contre le dualisme, il n'y a plus ni Dieu ni âme – donc, non plus, de pourquoi –, toute transcendance est chassée, et cette métaphysique ne peut plus se reconnaître dans la métaphysique traditionnelle : elle est recherche – précritique, menée à partir de l'objet et non pas du sujet – des principes constitutifs du monde et de la nature et, par là, de l'expérience.
Le monde est un tout matériel : le tout. Dans l'espace absolu, la matière se distribue, sans vide, en molécules. Elle ne se réduit pas à l'étendue homogène et uniforme de Descartes : ses molécules sont hétérogènes et il n'en est pas deux d'identiques. Le mouvement lui est essentiel, et non pas inhérent comme le voudrait le déisme. Cela veut dire qu'elle se meut d'elle-même, sans avoir besoin d'impulsion ou de chiquenaude divine, et qu'il n'y a de repos nulle part ni jamais. La seule force d'impulsion n'explique pas ce mouvement : le mécanisme cartésien n'exprime que le plus superficiel des phénomènes. La force d'attraction ne suffit pas non plus, bien que son dynamisme pénètre à l'intérieur des masses homogènes que considère le système du monde. Sans doute, pour passer du monde à la nature, faut-il invoquer la force des chimistes capable, elle, de combiner des substances hétérogènes. Du reste, la chimie prélavoisienne fonctionne comme médium entre la dynamique du physicien et le dynamisme vital.
De la pierre à l'homme, du ver à l'étoile, l'univers reste un parce qu'il est un tout. Comment s'y engendre la vie ? Elle ne saurait naître d'une substance qui l'exclurait par hypothèse : mieux vaut, par conséquent, supposer vivantes les molécules hétérogènes de la matière, c'est-à-dire douées, chacune selon son proprium, d'une irritabilité ou réactivité sensible comparable à un toucher obtus. Ensuite, pourquoi ne pas admettre que ces molécules s'organisent selon les combinaisons de leurs affinités chimiques et selon la combinatoire lucrétienne de leur brassement au hasard, durant l'infinité des siècles ? Ainsi se formeraient les organismes où chaque organe se construirait par la fonction que lui imposerait le monde extérieur et s'organiserait intérieurement par les affinités qui combineraient sa sensibilité particulière.
Voilà des organismes. L'espèce de toucher obtus ou sensibilité morte impliquée dans les molécules s'y éploie, par les connexions qui lèvent l'obstacle de la limitation de l'individualité, en sensibilité vive. Sur fond d'inconscient, quelque conscience s'éclaire. Elle est corrélative de l'organisation et de ses états : entièrement obscure dans le minéral, moins opaque dans les plantes, elle devient confuse ou claire chez les animaux, parfois distincte chez l'homme, l'animal au cerveau le plus développé ; elle conserve en chacun tout ce qu'il a vécu ; elle varie du normal au pathologique ; spontanée chez la bête, elle est chez nous susceptible de réflexion. Une infinité de petites expériences qui se répètent passent en habitudes, elles aussi soumises aux particularités de l'organisation, qui se fondent dans l'inconscient et s'héritent avec la structure de l'organisme. Alors, on les appelle instincts. Chaque espèce a les siens. La raison est un instinct de l'homme.
Si l'une des sources de la raison est physiologique, l'autre est sociale. La raison ne se développe que dans et par la société qui lui en offre les loisirs. Toujours en quête de sa nourriture, toujours soumis à ses besoins, l'animal, bien que doué de connaissance, ne saurait accéder à une connaissance réfléchie : son langage naturel, d'action, réponse immédiate de l'émotion et du besoin, ne s'élève jamais au langage de convention. Libérée par la société, l'intelligence humaine n'est plus une simple faculté d'adaptation directe à la nature, elle se change en faculté d'adaptation indirecte, réfléchie, plus large, plus prévoyante.

La morale

D'origine biologique et sociale, la raison n'a de stable que la stabilité de l'organisation et de la nature ; elle change selon les progrès du milieu social. De même qu'un tout organique est un consensus de tendances où chaque organe a son intérêt propre – ce qui est la leçon de Bordeu –, de même la société, harmonisant les tendances individuelles qui cherchent leur satisfaction dans le bonheur, devrait subordonner les intérêts privés à l'intérêt général. Il faudrait donc que l'intérêt général commandât le droit civil, politique et pénal. Par malheur, trop de conventions nées de l'ignorance ont perverti les règles naturelles de la société. D'où le fanatisme religieux, l'esclavage de la pensée, l'inégalité par la loi, les injustices de l'impôt, la mauvaise organisation du commerce, l'absurdité d'un enseignement sans rapports avec les exigences techniques du monde moderne. Cependant, comme toutes les Lumières – inspirées par les physiocrates –, Diderot ne croit pas que l'institution de la propriété soit injuste : il la fonde sur le travail, de l'agriculteur, au départ ; il l'étend même du foncier à la possession de nos enfants, des disciples, des œuvres de la pensée. Mais il ne l'étend pas aux femmes : il s'indigne, au contraire, de l'état de sujétion en lequel on les maintient ; et le mariage qui veut unir par un serment indestructible deux êtres toujours changeants lui paraît contre nature ; il faut le compléter par le droit de divorce. Et c'est encore contre les vocations forcées que milite La Religieuse. Ainsi, le droit des parents à disposer de leurs enfants devient illégitime, dès qu'il devient contre nature. Comment remédier à l'injustice sociale ? D'abord, en rappelant que la souveraineté véritable est le consensus omnium, le contrat ; et, ensuite, en instituant le droit positif sur un libéralisme éclairé.
Rien d'absolu dans la morale, de quelque point de vue qu'on l'envisage. Elle dépend de notre organisation spécifique : dans un monde d'aveugles, le vol serait puni plus sévèrement que dans un monde de clairvoyants. Elle se diversifie selon les organisations individuelles, la fameuse molécule du Neveu de Rameau. Et chaque nation, chaque culte se fait la sienne. En définitive, nous vivons entre deux morales : l'une générale et commune à toutes les nations, à tous les cultes, et qu'on suit à peu près... ; c'est la morale spécifique, respectée « à peu près » en fait, mais respectable en droit ; l'autre morale est propre à chaque nation, chaque culte ; on la prêche, mais on ne la suit pas du tout. Et qu'enseigne l'expérience au philosophe ? un naturalisme utilitaire. Égoïsme et cruauté, tel est, semble-t-il, le fond primitif : c'est que le bon et le mauvais se définissent primitivement par l'utile à l'espèce et à l'individu ; l'égoïsme est principe de conservation, la cruauté exprime l'énergie, principe d'expansion. Si les méchants n'avaient pas cette énergie dans le crime, les bons n'auraient pas la même énergie dans la vertu. Si l'homme affaibli ne peut plus se porter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands biens. Aussi, les grands génies se couvent dans les temps difficiles ; il faut, pour les produire, une époque d'« actions atroces. Plaisir, douleur règlent nos premières démarches. Par la société le bon et le mauvais sont changés en bien et en mal. Grâce à je ne sais quelle singerie des organes – sous la dépendance du diaphragme –, la sympathie élève l'amour-propre à l'intérêt général et fait de l'énergie vitale un facteur de progrès. Ce n'est pas un Dieu, c'est la société qui donne l'idéal d'une morale universelle. Cette morale, le philosophe sait qu'elle est sans transcendance, sans innéité spirituelle, qu'elle est patiemment conquise et apprise dans le mouvement même de l'évolution sociale, qui n'est pas fatale, mais soumise à un déterminisme que le législateur doit utiliser. Mais le libre arbitre ? Chimère. Ce qui nous trompe est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. Diderot se souvient de Locke. Et de poursuivre : Mais quoique l'homme bon ou malfaisant ne soit pas libre, l'homme n'en est pas moins un être qu'on modifie ; c'est pour cette raison qu'il faut détruire le malfaisant sur une place publique. La sanction se justifie moralement, comme l'éducation, par l'emploi du déterminisme en vue de quelque bien social. Supprimer le libre arbitre, c'est couper à sa racine la superstition du péché et de l'intolérance. La liberté consiste donc à découvrir et à utiliser les lois de la nature et de notre nature pour promouvoir, par la science et par la politique, le progrès moral.

L'esthétique

En ce que nous appelons l'esthétique, Diderot développe une théorie, et l'applique à ses œuvres ou à la critique des écrivains et des artistes.
Quoique infléchie vers le matérialisme, la théorie, fidèle aux Anciens, recommande l' imitation des classiques et de la nature, mais annonce, par sa doctrine du génie, le passage du classicisme au romantisme.
L'imitation présuppose un modèle. Un modèle idéal. D'abord au sens où nous disons d'une figure mathématique ou d'une loi de la physique qu'elle est idéale. La nature étant une, nous agissons et nous pouvons créer selon ses lois : un charpentier incline les étais pour soutenir un mur suivant l'angle qu'aurait calculé un d'Alembert ou un Clairaut ; Michel-Ange donne au dôme de Saint-Pierre la courbe de plus grande résistance, telle que la retrouvera le géomètre de La Hire ; bref, l'instinct – résultat d'une infinité d'expériences ancestrales et individuelles – applique dans l'expérience la figure ou la loi que la réflexion découvre dans la pensée. Pourtant l'artiste n'est pas le savant, il imite les apparences, et l'œuvre qui paraît la plus parfaite serait une ébauche grossière au jugement de la nature. En art, le modèle n'est pas le vrai, mais il doit être au vrai semblable. Cette fois, passant de l'idéalité de la loi à l'idée ou image, le modèle idéal devient le modèle en idée avant sa mise en œuvre. Ce n'est pas tout. Nous n'observons que des individus qui, s'il s'agit des hommes, sont modelés par leur milieu : chaque âge, chaque état, chaque système politique a ses fonctions, ses expressions. En comparant, les déformations fonctionnelles nous renseignent sur la fonction pure, comme le pathologique sur le normal. Nous remontons à l'homme idéal, naturel. Par exemple, l'Apollon du Belvédère représente la beauté naturelle ; l'Hercule Farnèse, la beauté de l'homme laborieux. L'homme d'avant l'action, l'homme d'avant la société, naturel, voilà par conséquent l'homme idéal.
En définitive, la notion de modèle idéal s'organise autour de deux thèmes : l'idéalité des lois physiques ou de l'homme naturel, dont tous les membres bien proportionnés conspirent de la façon la plus avantageuse à l'accomplissement des fonctions animales ; et, au niveau de l'apparence, l'imaginé. Selon le premier thème, l'idéal se présente comme un archétype immuable de la nature – dans la mesure, au moins, où la nature ne change pas : ce modèle est un type dans le style de l'Apollon du Belvédère, ce n'est pas un individu pittoresque, un original ainsi que le Neveu de Rameau. Selon le second thème, l'idéal suit les vicissitudes des croyances sociales, surtout, à l'origine, religieuses : à l'utilité fonctionnelle, biologique, qui définit le beau selon le premier thème s'ajoute derechef le critère d'utilité sociale.
Comment réaliser le modèle idéal ? Tantôt Diderot ne réclame de l'écrivain ou de l'artiste que l'habitude de l'observation directe et la familiarité avec les grandes œuvres : cette habitude ou familiarité engendre une sorte d'instinct qui nous fait sentir la liaison des choses ; animez cet instinct, qu'il prenne verve, voici le beau. Tantôt Diderot invoque le génie : c'est un ressort de la nature ; ses calculs sont inconscients ; il est spécialisé ; il se rattache, sans qu'on sache comment, à une certaine conformation physiologique ; il jouit d'un esprit d'observation singulier qui voit sans regarder, s'instruit sans étudier, s'exerce sans contention. Cet instinct, au sens fort, exige de l'enthousiasme. Médium entre les forces naturelles et les hommes, il ne s'élève que dans les temps difficiles, de cruauté, d'actions atroces ; alors, par-delà la beauté, il rejoint le sublime : La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage.
De toute façon, il appartient à la raison de critiquer les produits de l'enthousiasme. Exécuter une œuvre veut une tête froide, la maîtrise. D'où le paradoxe, si mal compris, du comédien. En deux traits : l'émotion vraie est celle que provoque un événement vrai ; elle se caractérise par la surprise, l'immédiateté de la réponse, le désordre, la croyance en la réalité de l'objet émouvant : or, l'émotion du comédien est répétée, perfectionnée, ordonnée, et son objet est imaginaire. Si donc le comédien est un artiste, lorsqu'il monte sur scène, il doit déjà avoir créé son rôle et n'être qu'un exécutant qui conserve la tête froide.
Le Paradoxe fait comprendre que l'effet du beau artistique n'est pas le plaisir spontané que l'on éprouverait dans la vie quotidienne devant ce qu'il imite : il est le plaisir réfléchi de l'imitation. De même que l'objet artistique n'est pas vrai, mais semblable au vrai, de même le plaisir qu'il procure n'est pas vrai, mais semblable au vrai. Son utilité, on l'a vu, est à la fois vitale et sociale. Loin d'accepter la maxime de l'art pour l'art, Diderot estime, au contraire, que l'art doit imiter le vrai et servir. De là, le réalisme et le moralisme, trop souvent admis ou condamné sans en démêler ni les raisons ni les nuances.

La littérature Le critique

S'il faut imiter la nature, ce qui se manifeste par l'écrivain et par l'artiste, ce ne sont pas des faits, ce sont des expressions, et, par conséquent, le moral commande le physique ou, en d'autres termes, dans l'art le sensible n'importe que par ses significations humaines. Le déchiffreur, le connaisseur des significations humaines, donc le critique d'art par excellence, c'est le philosophe. Il y a, en toute œuvre, une idée – un idéal – et une technique. La technique ne peut être pleinement appréciée que par les gens de métier ; mais elle ressemble à la main docile d'un élève, que Diderot se flatterait de diriger. L'idée, valeur essentielle, relève de la compétence du philosophe ; elle l'emporte sur le faire. On ne distingue pas toujours les limites exactes entre l'idée et le faire, le moral et le technique : la couleur et le clair-obscur sont des mixtes où le mélange du moral et du physique rend également compétents le philosophe et le peintre. Mais le choix du sujet, l'ordonnance, les caractères, les passions et les mouvements – tout ce qui servira à définir le tableau de théâtre – appartiennent au philosophe.
Ce droit de seigneurie, Diderot l'exerce dans tous les domaines. Des Bijoux indiscrets au Neveu de Rameau dont la première édition d'après le manuscrit autographe ne sera publiée qu'en 1891, des pamphlets sur la querelle des Bouffons (1753) aux Leçons de clavecin et principes d'harmonie par M. Bemetzrieder 1771, il prend part aux polémiques – Rameau contre Lulli, Pergolèse contre Rameau, Gluck contre Pergolèse – et conseille Grétry. Se rend-il au théâtre ? L'art du comédien le passionne : il l'analyse, en se fermant alternativement les yeux ou les oreilles ; il cherche quel parti tirer de la pantomime et du tableau ; il rêve de spectacles sans paroles ; il se hasarde à la psychologie du comédien dès Les Bijoux indiscrets, puis avec les Entretiens sur le Fils naturel, la Lettre à Mme Riccoboni 1758 et le fameux Paradoxe, qui est aussi un plaidoyer pour accorder au comédien droit de cité et rang d'artiste. On célèbre surtout les Salons et les Essais sur la peinture, admirés par Goethe et par Baudelaire. On leur reproche trop de moralisme. Ils n'en marquent pas moins la naissance d'un genre qui transformera le portrait du personnage romanesque et intéressera de plus en plus l'écrivain à la peinture. Du reste, malgré des erreurs, Diderot s'est assez peu trompé, et on doit l'applaudir d'avoir su mettre à leur vraie place La Tour, Vernet, Chardin surtout.
Musique, jeu du comédien, beaux-arts, le philosophe interroge toujours : cela est-il semblable au vrai ? y éprouve-t-on le plaisir réfléchi de l'imitation ? L'œuvre est bonne chaque fois que l'on peut répondre « oui » aux deux questions. Quand l'art imite la nature, par reflet la nature imite l'art.
Mêmes critères dans les belles-lettres. Nulle part l'invraisemblance ne se montre plus choquante qu'au théâtre. Il faut réformer le spectacle en libérant le plateau, en l'élargissant, en usant de décors et de costumes réalistes, en assouplissant le jeu du comédien auquel on laisserait le soin d'improviser des cris, des mots inarticulés, des voix rompues, quelques monosyllabes..., bref, la voix, le geste, l'action ... ce qui nous frappe surtout dans le spectacle des grandes passions . Il faut réformer le répertoire : plus de tragédies ampoulées ; substituons la prose au vers, les tableaux aux tirades et aux coups de théâtre, les bourgeois aux héros, les conditions aux caractères ; dans le genre sérieux, créons la tragédie domestique.
La même invraisemblance qu'au théâtre ne reparaît-elle pas dans les romans ? Conduites trop intriguées, personnages conventionnels, dialogues à mille lieues de la nature, les voilà bien. Mais le remède ? On le trouve dans Richardson – sans lequel Diderot en serait peut-être resté à tisser des événements chimériques et frivoles, comme dans Les Bijoux, au lieu de nous amener à sentir ce qui se passe dans la vie, comme dans La Religieuse – en parsemant son récit de petites circonstances, en retenant le langage naturel de la pantomime, en rendant au dialogue toute la diversité des caractères et des conditions.
Théâtre, roman, poésie, quand il s'agit des belles-lettres, la compétence du jugeur ne s'en tient plus au seul moral, ainsi que, trop souvent, dans les Salons, mais s'étend au technique, analysant ici l'harmonie d'un vers de Racine, là corrigeant le plan d'un ouvrage. On peut en croire un des ennemis les plus féroces de notre philosophe, Barbey d'Aurevilly : critique d'art ou littéraire, Diderot a le don le plus rare ; il a l'invention, il ne se borne pas à dire : voilà ce qu'il ne faut pas faire, il a la puissance de dire : Tenez, voilà comment il fallait s'y prendre.

L'écrivain

Diderot s'est aventuré dans tous les genres. On ne parlera pas de ses versifications. À défaut d'épopée, il a rêvé de s'élever au second rang de la hiérarchie littéraire avec le théâtre. Mais rien de plus vieilli que Le Fils naturel, Le Père de famille, rien qui semble moins naturel aujourd'hui que cette chasse au naturel à coups de points de suspension, d'exclamation – ô ciel ! hélas ! – et de prêchi-prêcha philosophique. Tout au plus, lorsqu'il accepte de sortir du pseudo-tragique bourgeois, écrit-il une aimable pièce : Est-il bon ? Est-il méchant ? Au total on retient l'instigateur du mélodrame.
C'est pourtant par les moyens du théâtre – le dialogue et le tableau – que Diderot réussit dans les autres genres : le roman, le conte, la satire, et, même, la correspondance. Cette transposition, certes on la retrouve chez la plupart des romanciers du siècle, par exemple chez Marivaux. Prenez une pièce de théâtre : changez le temps verbal des indications scéniques, insérez quelques dit-il ou dit-elle, et vous obtenez un récit. Inversement, prenez un roman ou un conte, indiquez en jeux de scène les mouvements de ses tableaux, supprimez dit-il ou dit-elle, et vous obtenez du théâtre. Si la transposition frappe davantage chez Diderot, c'est que souvent il la souligne par la disposition typographique des répliques ou des répétitions de comédie – « Eh bien ! Jacques, et tes amours ? – et c'est surtout par la vivacité de son imagination réaliste. Le dialogue, il veut le saisir sur le vif, dans le style des personnages, avec leurs gestes, leurs costumes, leurs accessoires, leurs décors : le tableau devient si parlant qu'il donne l'illusion que chacun des protagonistes a son vocabulaire et sa syntaxe.
Autre secret de Diderot : l'art d'aviver le plaisir réfléchi de l'imitation. Il y parvient de deux manières. L'une est l'interruption, dont le but n'est pas de décevoir l'attente du lecteur, mais de l'exciter. L'autre est l'intervention de l'auteur, Diderot lui-même, qui s'adresse soudain au lecteur, le raille, le consulte, bavarde, de sorte que le vrai éclaire le fictif, le fictif démasque le vrai ; la réalité imaginaire ne se projette plus sur le plan classique du récit, elle occupe toutes les dimensions de son espace.
On a parlé de décousu. Si l'on veut. C'est le décousu de la conversation avec ses liaisons rapides et légères, soit dans un groupe, soit dans le seul à seul de la correspondance, soit dans le commentaire que l'on écrit en dialogue dans les marges d'un auteur. C'est encore le décousu d'un homme qui s'enflamme, qui a de la verve, et qui peut même s'élever jusqu'à l'enthousiasme. Mais qu'on n'oublie pas les ratures. Cette conversation imite la conversation ; cet enthousiasme s'écoute. Ce décousu exige une grande maîtrise, et la maîtrise nous renvoie toujours à l'unité de quelque pensée forte. Il suffit de se laisser aller à ces sortes de rêve : un d'Alembert y engendre toujours un monde à partir du chaos.

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Posté le : 04/10/2014 12:24
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Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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