Le voyageur de l'absurde
La nuit éclairait l’esprit fatigué d’Arnold, avec des étoiles lointaines et une lune sans éclat. Le jeune homme se sentait comme Pierrot loin de Colombine, vide et triste à la fois. Il n’avait même pas la force de tomber dans un spleen profond, de voir défiler sa vie entière en quelques secondes ou d’entamer une phase d’introspection. Arnold déprimait, simplement.
Le sommeil tardait à venir, l’insomnie frappait à la porte de sa conscience, ses yeux tiraient de l’intérieur. Rester allongé lui pesait, malgré son manque de force et sa volonté défaillante. Arnold décida de se lever, descendit au salon et chercha une occupation pas trop fatigante. Il inspecta son courrier, vieux déjà de plusieurs jours, tria parmi les factures et les publicités, puis isola l’intrus mêlé à la masse de papiers. Une enveloppe à l’ancienne, ornée d’une magnifique écriture manuscrite, sortait largement du lot. Arnold l’ouvrit avec précaution, sortit la lettre de son écrin et la déplia.
« Ce trente et un décembre de l’année deux mille quatre vingt-dix-neuf, vous êtes convié, cher Arnold, à célébrer l’entrée dans le nouveau siècle. Nous vous offrons un voyage vers une destination encore tenue secrète, pour une durée de trois jours. »
La suite consistait en une série de modalités pratiques. La signature était très artistique mais indéchiffrable, une sorte d’idéogramme chinois. Aucune contrainte, aucune condition préalable n’étaient indiquées dans le courrier. Si Arnold n’était pas intéressé par le voyage, il n’avait même pas à répondre, juste à ne pas se présenter sur place à l’heure du départ. Dans le cas contraire, il n’avait pas besoin de vaccins ou de visas, seulement d’un petit bagage à sa convenance. Le lieu de rendez-vous ne lui disait rien ; il s’agissait a priori d’un astroport privé situé dans la vallée de Chevreuse.
Bizarrement, après cette lecture, Arnold trouva le sommeil. Il s’allongea sur son sofa, bailla une douzaine de fois puis ferma les yeux. Son cerveau fatigué commença à distiller des touches artistiques, d’abord musicales puis picturales. Arnold entendit, distinctement, une mélodie atonale, un mélange de notes enchainées telles des figures géométriques dans un ensemble cubiste où le haut et le bas importaient aussi peu que le proche ou le lointain. Le piano régnait en maître des lieux, le roi de l’univers mélodique, au milieu des instruments à cordes et des voix féminines. Une fois bien installée dans ses oreilles, la musique afficha son pendant graphique, un tableau mouvant et fait de carrés déclinés en ronds, de courbes déguisées en ellipses, de triangles fusionnés en étoiles, en un déluge de couleurs primaires. Arnold résista à l’envie de comprendre le pourquoi du comment. Il s’endormit.
L’astroport était une construction très récente, à la limite du futuriste. Le personnel d’accueil souriait en permanence, personne ne se plaignait et tout semblait fluide, presque parfait. Arnold se retrouva dans une salle de transport, avec comme seul bagage une petite valise autrichienne ramenée de Vienne quelques années auparavant. Ses compagnons de voyage paraissaient tout autant étonnés que lui mais aucun n’osait rompre le silence. Arnold se lança.
— Je me demande bien où nous allons.
— Vers nos rêves, répondit une petite femme fripée.
— Loin de nos cauchemars, en tout cas, renchérit un homme rond.
— L’essentiel est de voyager, affirma, péremptoire, une très jolie fille aux cheveux dorés et aux yeux teintés d’azur.
— Trois jours, ça parait court et à la fois long, reprit Arnold, pas vraiment satisfait des réponses génériques de ses interlocuteurs.
— Qu’importe la durée tant qu’il y a le voyage, philosopha un vieux Chinois.
— Amen, conclut une grande femme aux allures de dame patronnesse.
Les murs commencèrent à clignoter, d’abord dans les tons orange puis vers le rouge. Arnold s’inquiéta.
— Que veulent dire ces points clignotants ?
— Je ne vois pas de points, répliqua la fille aux cheveux d’or. Juste des vagues bleues.
— Pour moi, il n’y a que des nuages blancs, précisa l’homme rond.
— Chacun voit selon ses peurs intérieures, expliqua le vieux Chinois.
— C’est la base même de la psychanalyse freudienne, confirma la grande femme.
Arnold refusa de se lancer dans un débat stérile sur les phobies de chacun, l’interprétation des rêves et les théories du grand Sigmund. Il focalisa son attention sur les murs lumineux, tenta de découvrir une séquence dans les clignotements mais n’arriva à rien de satisfaisant. Les autres continuèrent à discourir, en un bruit de fond. Arnold décida de les ignorer, de les considérer comme des éléments de contexte dans un environnement improbable. Il ferma les yeux.
Les oiseaux réveillèrent Arnold. Il n’était plus dans la salle de transport mais dans une forêt aux allures tropicales, territoire d’un peuple ailé et très bavard.
— Regarde celui-là , caqueta une sorte de perroquet multicolore. Il ne ressemble à rien avec sa petite valise.
— Encore un voyageur de l’absurde, répondit un ara.
— Pourquoi nous les envoient-ils, à nous ? On a déjà assez à faire avec les Indiens, renchérit le perroquet.
— D’après la légende, ils ne choisissent pas leur destination, précisa une chouette bigarrée. En fait, le voyageur décide, inconsciemment, en fonction de ses fantasmes, ses peurs et ses expériences passées.
— Ils sont fous, ces humains, conclut le perroquet. Et toi, le bipède, qu’est-ce que tu fais chez nous ?
Arnold ne s’offusqua même pas. Il se lança dans une discussion avec les oiseaux.
— J’ai répondu à une invitation.
— Tu vas fêter l’entrée dans le nouveau siècle, répondit la chouette.
— C’est exactement l’énoncé de l’invitation, au mot près.
— Et ça va durer trois jours, répliqua le ara.
— Exact !
— Trois jours avec un bipède, le temps va me sembler long, se plaignit le perroquet.
— Je ne vais pas rester avec vous, affirma Arnold.
Sur cette dernière affirmation, les oiseaux commencèrent à piailler, dans un langage fluté inconnu de l’espèce humaine. Arnold se demanda s’il n’avait pas manqué de politesse.
— Ne le prenez pas mal, dit-il. Je ne faisais que supposer. Trois jours, c’est suffisant pour parcourir cette forêt, découvrir d’autres animaux, peut-être même des humains.
— Tu ne verras aucun humain, répliqua la chouette.
— Pourtant, vous avez parlé des Indiens tout à l’heure.
— Ce ne sont pas des humains. Plus. Juste des spectres, des images d’antan, expliqua la chouette. Tu ne le sais pas, pourtant ils ont bel et bien été décimés par tes pairs, il y a des dizaines d’années.
— Je ne le savais pas, s’excusa Arnold.
— C’est bien là le problème, bougonna le perroquet. Vous détruisez notre forêt, la planète, sans comprendre pourquoi ou comment.
— Je m’excuse. Mon aveuglement ne me disculpe pas, je l’admets.
— Tu es ici pour ouvrir les yeux, dit la chouette. Comme les autres, tes compagnons de voyage.
— C’est donc ça, le voyage ? Constater les dégâts ?
Arnold sentit le spleen remonter dans sa poitrine. Il se demanda pourquoi un musicien comme lui, inconnu du grand public, débutant dans le métier de compositeur, avait été choisi pour représenter l’espèce humaine dans un voyage initiatique où passé et présent allaient se rencontrer.
— Qui suis-je pour revenir avec des solutions et les expliquer au reste du monde ?
— Tu les mettras en musique, expliqua la chouette.
— C’est ce que nous faisons depuis des années, ajouta le ara, mais visiblement personne ne nous comprend, à part les enfants. Et encore, ils oublient trop vite.
— Toi, ils te comprendront, affirma la chouette.
— Au début, tu passeras pour un fou, ricana le perroquet.
Arnold respira une bouffée d’air frais, de vapeurs tropicales. Les odeurs l’enivrèrent, au-delà des paroles lâchées par des oiseaux philosophes. Il se sentit de nouveau important, pas le petit musicien incompris raillé dans les écoles, suivi par peu de ses pairs, considéré en excentrique.
— Le fou n’est pas toujours celui qu’on croit, osa-t-il en pensant au vieux Chinois de la salle de transport.
— Peut-être sommes nous tous fous, finalement, répondit le ara.
— Nous avons trois jours pour célébrer notre folie avec toi, conclut le perroquet.
— Faites-moi découvrir ce monde !
Arnold s’enfonça dans la forêt, accompagné de ses nouveaux amis, un perroquet trop bavard, une chouette remplie de sagesse et un ara élevé à la philosophie chinoise. La première journée s’annonçait bien dans son esprit, loin de son spleen initial, de ses idées noires et d’un quotidien rythmé par les matérialistes. Arnold avait désormais hâte de rencontrer d’autres habitants de ce monde intemporel et magique où les animaux glosaient sur les hommes, se targuaient de visions écologistes et gardaient l’espoir de sauver leur mère nourricière.