« Les vers, moi je les garde pour pêcher le saumon ! » rétorqua le banquier au poète venu négocier ses agios.Guérande
Arthur gara son bolide sur le parking en bas de la citadelle. Jamais la ville de Guérande ne lui avait semblé aussi belle, en ce radieux mois de septembre. « Quel dommage ! » se dit-il, avant de descendre.
Il se dirigea vers la grande porte, croisant les touristes allemands et néerlandais, puis marcha vers sa destination : le domicile de Yohann le Plouezennec, maire républicain de la cité guérandaise. Arrivé devant la vieille bâtisse, il activa le carillon d’entrée et attendit patiemment l’ouverture de la porte. Cinq minutes plus tard, une vieille femme lui ouvrit et fit signe d’entrer, sans un mot ni un sourire. « Eh bien, les affaires commencent bien ! » pensa Arthur, pas spécialement enchanté de traiter ce type de transaction, lourde de conséquences et de dégâts collatéraux en général.
Il suivit la vieille femme jusqu’à un salon où se tenaient une virulente conversation entre un gros bonhomme en costume italien, une grande femme blonde en tailleur noir et un homme à la mine fatigué, apparemment vêtu de ses habits du dimanche. A la vue d’Arthur, ce dernier afficha un semblant de sourire, comme si la pluie s’arrêtait enfin de tomber dans une matinée trop chargée de nuages.
— Arthur, je suis content de vous voir.
— Moi aussi, Yohann.
— Permettez moi de vous présenter Marjolaine van Hakken, représentante de la firme Torsten & Van Gaal, ainsi que Ronald Mac Guffin, négociateur chez Reagan & Kinley. Messieurs, je vous présente mon avocat, maître Arthur Voulon de la Bisse.
Arthur serra la main de ces futurs adversaires, voyant en eux des requins de l’immobilier, des spécialistes de l’achat et revente de monuments historiques. Il connaissait Marjolaine van Hakken de réputation, surtout depuis son coup mémorable, la vente du château de Vaux-le-Vicomte à des milliardaires russes, pour une somme supposée confidentielle mais qui avait quand même enflammé les débats à l’Assemblée Nationale. Ronald Mac Guffin représentait la nouvelle tendance sur le marché, l’approche « Quick and Dirty » comme aimaient à la résumer ses concurrents. Adepte du blitzkrieg, il ne dégainait jamais en dessous des cinq cent millions de dollars, considérant les vieilles pierres comme une matière première et non des siècles d’Histoire. Autant Marjolaine van Hakken faisait des efforts pour paraître cultivée, pour donner un peu de chaleur à des transactions financières, autant Ronald Mac Guffin crachait sur le passé avec la morgue d’un garçon-vacher au marché d’Abilene. Voir ces deux facettes d’une même pièce, ici à Guérande, bijou de l’Ouest de la France, ne présageait rien de bon.
Arthur regarda Yohann le Plouezennec, avec le sentiment d’assister à un événement par trop darwinien, la fin annoncée d’une espèce incapable de s’adapter à son nouvel environnement.
— Arthur, expliquez lui qu’on ne peut transformer la vieille ville de Guérande de la sorte !
— Yohann, calmez-vous. Nous allons d’abord étudier les propositions de nos deux finalistes.
A ces mots, Ronald Mac Guffin lâcha un ricanement sordide, en guise de oui diplomatique. Marjolaine van Hakken plissa de la bouche puis émit un son guttural, signe d’acceptation. « Que la fête commence ! » se dit Arthur, en référence à un grand film français sur la décadence de ses élites, au temps où les pierres signifiaient quelque chose.
— Honneur aux dames, commença Arthur. Quel est votre projet, madame van Hakken ?
— Il est simple, rationnel et générateur de profits pour tous ses acteurs. Mes acheteurs souhaitent transformer la ville fortifiée en parc d’attractions, à l’instar de ce que nous avons déjà réalisé à Vaux-le-Vicomte et Valençay.
Ces deux références raisonnaient encore dans l’opinion publique française. Pour éponger leur déficit abyssal, les deux régions concernées par ces ventes avaient succombé aux sirènes de la privatisation, cédant deux magnifiques châteaux à des investisseurs moscovites, pour plus d’un milliard de dollars l’ensemble. Dans les deux cas, les élites locales avaient cru à la bonne affaire, se débarrassant ainsi de nids à poussière et de pièges budgétaires. Depuis, Vaux-le Vicomte voyait débarquer des millions de touristes venus jouer à la Révolution Française, dans un déluge d’effets spéciaux. La population locale était devenue le premier fournisseur de main d’œuvre, entre les figurants, les domestiques en tous genres et les vendeurs de cacahouètes grillées. Comparé à Vaux-le-Vicomte, Disneyland ressemblait à un paradis social. Quant à Valençay, promis à un traitement similaire, il frôlait la faillite, à cause d’une propriétaire au comportement de tsarine.
Arthur joua la carte de l’attente. Il ne pouvait pas ignorer la très infime possibilité d’une meilleure proposition de Ronald Mac Guffin.
— Je vois, répondit-il avec une apparente conviction, fruit de nombreuses années à fréquenter les cercles politiques et les raouts de l’aristocratie européenne. Quel est le projet de Reagan & Kinley ?
— Ne jouez pas la chochotte avec moi, Voulon de la Bisse, attaqua Ronald Mac Guffin. Vous avez certainement étudié le dossier avant de venir ici en chaise à porteurs.
— Je ne serais pas un professionnel sinon. Cependant, je préfère la version originale, pas celle des analystes cachés derrière les chiffres et les ratios de rentabilité attendue.
— Vous n’allez pas être déçu, avoua l’Américain. Mon client est un acteur majeur du secteur technologique. Il veut construire son siège européen proche de l’Océan Atlantique. Il est en train de négocier l’achat du port de Saint-Nazaire pour héberger ses infrastructures informatiques. Guérande semble idéal pour son image de marque et sa capacité d’hébergement.
— Vous achetez toute la ville, en fait ?
— Mon client doit loger douze mille personnes, de l’ingénieur informaticien au développeur de base. C’est la moitié de la population locale, sans compter les habitants de la zone fortifiée. Pour relancer une économie basée sur les danses folkloriques et les babioles bretonnes, il n’existe pas de meilleur scénario. Je le sais, vous le savez, et surtout vos politiques le savent.
En effet, Arthur était arrivé à la même conclusion. Reagan & Kinley avait déjà réalisé une opération similaire dans une ville située le long du Rhône, transformant des vestiges gallo-romains en Cinecitta pour des traders de matières premières, à la demande d’un conglomérat obscur. Le fleuve avait été détourné, moyennant un pourboire de trente millions de dollars aux élites en charge du transport fluvial, juste pour desservir la nouvelle capitale européenne du trading. Les vieilles pierres avaient été annexées par des vendeurs de cailloux malodorants.
Arthur regarda Yohann le Plouezennec, prépara son meilleur argumentaire et démarra les négociations avec la grande Batave et le grassouillet Texan, pour le meilleur de la région et le pire du patrimoine, à coups de montants à neuf chiffres et d’indicateurs économiques. Il slaloma entre les restes de conscience républicaine du maire de Guérande, les impératifs d’une bonne gestion des élus locaux et ses propres intérêts réduits à une commission maximale. La citée fortifiée échappa à la mainmise d’un quelconque potentat de l’Est, ne devint pas un autre parc d’attractions pour touristes abreuvés de jeux télévisés et surtout retrouva des perspectives de budget équilibré. Reagan & Kinley, fidèles à leur réputation, lâchèrent un milliard de dollars pour acheter la ville, sa cité médiévale et ses marais salants.