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Jean Giono 2 suite
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Analyse de l'Å’uvre


Jean Giono, le Bout de la route

Il eût suffi de lire de près ses romans d'alors pour voir qu'il était, aussi, bien autre chose. Le premier Colline (1929), révèle d'emblée une Provence tragique. L'univers ne s'ouvre à l'homme qu'au prix d'un difficile cheminement initiatique que symbolisent la remontée du fleuve et l'entrée dans la bestialité du Pays Rebeillard le Chant du monde, 1934. Si Un de Baumugnes (1929), Que ma joie demeure (1935) et Batailles dans la montagne (1937) sont des chants de fraternité, comment oublier que les deux derniers de ces romans se terminent par la défaite et la mort du héros sauveur ou sur son départ esseulé, et surtout que si Regain 1930 s'achève, lui, sur un happy end, c'est après avoir montré un village reconquis par une nature inhumaine et son dernier habitant sombrant dans la sauvagerie. Mais le cas exemplaire, c'est le récit largement apocryphe, que Giono, dans Jean le Bleu (1932), fait de sa propre enfance, pourtant placée sous la protection d'un véritable saint, son père ; car nulle part il n'a donné à voir autant de sanie, de misère et de mort que dans cette évocation de ses vertes années, dans cette hagiographie où le saint finit par annoncer sa propre faillite. D'ores et déjà Giono sait être cruel, et le sentiment panique qui en fait le frère de Whitman est terreur aussi bien que jouissance du Tout. La chaleur des narrations et des dialogues nous trompe magnifiquement. Et l'usage tragique et délicieux du monde auquel Giono nous convie nous rend ce monde charnel et proche.
En 1935, Giono entraîne un groupe d'adeptes au Contadour, un village perdu de Haute-Provence, centre, dès lors, de rencontres qui se renouvellent jusqu'en 1939. La guerre éclate. Giono se laisse mobiliser, ce qui ne l'empêche pas d'être arrêté en septembre ; il sera relâché en novembre. Mais pour avoir publié dans un hebdomadaire vichyssois un de ses romans, Deux Cavaliers de l'orage, et malgré l'aide efficace qu'il a fournie à des victimes du nazisme et à des résistants, il est incarcéré de nouveau à la Libération. Pour Giono, tout compte dans cette aventure : son revirement et la double et absurde persécution dont il est victime. Sa confiance en l'homme se perd, son univers noircit et son écriture change. Cette évolution ne se ramène toutefois pas à ces circonstances. Déjà, Deux Cavaliers de l'orage, rédigé presque entièrement entre 1937 et 1942 et publié en volume en 1965 seulement, reprend le thème de la fraternité virile, mais le fait verser dans le crime ; la volonté de puissance, conséquence d'un ennui qui a déjà sa dimension pascalienne, amène le frère aîné à tuer son cadet bien-aimé. Quant à la nature, elle n'est remède à ce même mal de vivre qu'à condition d'exhiber les monstres sous-marins de Fragments d'un paradis écrit en 1944. Seul refuge : l'imaginaire. À travers Pour saluer Melville 1941, biographie fabuleuse de l'auteur de Moby Dick, à travers les deux pièces écrites alors la Femme du boulanger, le Voyage en calèche, Giono offre une revanche à la fois ironique et triomphante à Don Quichotte : de même que celui-ci avait trouvé son bonheur dans les romans de chevalerie, de même Melville séduit Adelina White, le Boulanger reconquiert Aurélie et Julio emmène, souriante et consentante, sa Fulvia dans la mort parce que c'est par l'imaginaire seulement que ces personnages découvrent leur accomplissement.

Conclusion

Vient son automne. Giono projette plusieurs chroniques, il en achève deux, Ennemonde 1968, où s'épanouit la volonté de puissance et le bonheur dans le crime, et l'Iris de Suse 1970, qu'il avait pensé intituler l'Invention du zéro, car on y voit un truand converti à un amour gratuit et sans réponse, le plus proche de ce goût de la perte, si fréquent dans les chroniques et qui, pour finir, se révèle, dans la ferveur et l'ironie, la plus heureuse des tentations. Quand Giono retourne au théâtre par la radio avec Domitien 1959, il s'agit toujours de se perdre, et cette fois dans la mort ; quand il se lance dans le cinéma, Crésus 1960 illustre, à sa façon, l' invention du zéro et la perte heureuse de millions fallacieux. Enfin, s'il entreprend de conter le Désastre de Pavie 1963, c'est pour y saisir l'instant historique où s'abolit l'esprit de chevalerie, autrement dit le règne de l'imaginaire.

L'impossible mélange avec le monde

Naissance de l'Odyssée, achevé en 1927, réécriture parodique du poème homérique, est refusé par Grasset. C'est pourtant le roman fondateur qui contient en germe la plupart des thèmes à venir. Dès le naufrage initial se lit une hantise d'être dévoré par la mer, la gueule aux dents d'écume, mais aussi bien par la terre dont la mer est la constante métaphore chez Giono et par la femme : autant de figures de la mère castratrice. D'emblée, donc, on est très loin de la terre idyllique dont on a voulu que Giono soit le chantre : Ulysse est terrifié par les grandes forces mouvantes du magma panique. Mais il y a dans l'homme un désir, force analogue à celles du monde ; prisonnière des barrières de la peau, elle tend irrépressiblement à se fondre dans le monde maternel. Comment y parvenir sans être dévoré ? La réponse d'Ulysse va commander toute l'œuvre à venir : par la parole mensongère et elle l'est précisément en ce qu'elle substitue au réel un monde inventé, il institue un domaine imaginaire, un contre-monde, où il pourra, impunément, posséder les femmes, mais aussi capter et dire le « secret des dieux », comprenons les forces du monde. Et si la parole est comparée à une fontaine jaillissante, c'est qu'elle permet l'expression de la mer comprise comme force intérieure, tout en lui évitant l'absorption par l'abîme. Devant la réussite de son mensonge, Ulysse décide de l' utiliser sciemment. Par là, le roman inaugure chez Giono une poétique du mensonge, qui va s'avérer toutefois à double tranchant.

La Trilogie de Pan explore les possibilités qu'a l'homme de s'approprier la terre et la femme, objets inséparables de la quête des personnages. Colline 1929 raconte la révolte de la grande force de la terre symbolisée par le dieu Pan contre le double crime œdipien des villageois : en labourant la terre, ils la font saigner ; le vieux Janet, « un homme qui voit plus loin que les autres », est coupable, lui, d'avoir percé les secrets de la mère nature et de les dire : il parle, et la fontaine nourricière de Lure, « la mère des eaux », se tarit. Il faut qu'il meure pour qu'elle recoule. Ainsi la parole est-elle foncièrement ambivalente : ici, elle est mauvaise et expose à un châtiment. La victoire finale des villageois est provisoire. Un de Baumugnes 1929 est l'histoire d'une vierge séduite par un proxénète beau parleur : « C'est ça qui a fait le mal ; sa langue. » Le pur Albin la rachète, et avec elle le monde entier, parce que le chant de son harmonica a su abolir le fossé tragique entre la parole (le symbolique) et le réel. On notera que ce texte inaugure la technique du récit indirect, le narrateur étant un personnage, Amédée. Voilà surtout un roman qui, sous ses allures de mélodrame la rédemption de la fille perdue, travaille de façon très subtile sur les deux plans qu'il réfléchit l'un dans l'autre – celui de la fiction et celui de son écriture –, affirmant ainsi le caractère autoréférentiel de l'œuvre de Giono. Il met en effet en abyme son fondement même : Albin descendu des hauteurs de Baumugnes où ses ancêtres, symboliquement castrés protestants, on leur avait coupé la langue, s'étaient réfugiés, c'est l'écrivain résolu à se frotter à l'en bas dévorateur, c'est-à-dire au monde véritable des batailles qu'en réalité, en déserteur qu'il est, il a fuies dès lors qu'il a fait retrait dans le contre-monde de la littérature, ou encore à la Femme, ange et démon, belle et bête la fille s'appelle Angèle Barbaroux, pour que son livre, loin d'être désincarné, soit retrempé dans la matrice même des choses. Mais l'écrivain se projette d'abord sur Amédée, le vieil ouvrier agricole, un des premiers autoportraits de l'auteur en grand-père car lui appartient à l'en bas et y mourra, en ce qu'il accompagne l'autre dans l'espace désirable et redoutable du réel, afin d'obtenir que la parole de l'œuvre – qui produit donc ici le mythe de sa propre genèse – soit gagée sur le réel même : Au lieu de mots, c'étaient les choses elles-mêmes qu'il vous jetait dessus. Regain 1930 clôt le cycle par la victoire fragile de Panturle, qui échappe avec son village d'Aubignane à l'effacement dans la nature sauvage ; il soumet la terre à la loi de la culture en même temps qu'il s'empare d'une femme et la féconde. Dans ce roman s'ébauche une prédication sociale avec l'idéal autarcique d'une communauté fondée sur l'échange des richesses produites par un travail libre que les livres suivants vont amplifier. Dans Le Serpent d'étoiles 1931, Giono, par l'intermédiaire d'un jeu poétique prêté à des bergers, donne une dimension cosmique à la situation de l'homme, partagé entre l'obéissance aux lois de l'Univers et sa propension à s'enfermer derrière la grande barrière de ses reflets.
Tandis qu'il écrit Le Grand Troupeau, en 1930, Giono entre dans une grave crise existentielle qui va durer quatre ans, et dont l'aspect principal est une douloureuse privation du réel elle était donc latente dans les romans précédents. Dans ce roman largement autobiographique, la guerre radicalise la hantise de l'ogresse, de l'éventration, de la boue et du pourrissement. L'alternative de la fusion heureuse dans la vie universelle la pâte de vie à la campagne apparaît dès lors mythique, en même temps que l'imaginaire connaît ici sa première émancipation maladive : certains personnages s'engagent dans des dialogues avec les ombres des absents et des morts. La crise pousse Giono vers l'écriture théâtrale, dont il semble vouloir faire un usage cathartique. Coup sur coup il écrit Le Bout de la route 1931 et Lanceurs de graines 1932. En vain : les personnages succombent à la fatalité de la réclusion dans l'imaginaire, qui les exile de la femme et du monde.

Dans Jean le Bleu 1932, le désespoir suscite l'émergence de monstruosités et purifie le lyrisme. Dans ce récit d'enfance parfois halluciné, Giono tente de frayer la voie à un chant, celui des formes où puissent s'exprimer les forces du bas, celles du désir mais aussi celles des nôtres, des pauvres et des perdus, tel le déroulement d'un serpent – symbole récurrent du fond des choses – dans les libres formes de la musique : La flûte s'élança et, comme un serpent qui, debout dans l'herbe, construit avec la joie ou la colère de sa chair les fugitives figures de son désir, elle dessina le corps de ce bonheur dédaigneux qui habite la tête libre des parias. La parabole finale de la chute d'Icare dit la tentation et la vanité d'un envol solitaire dans de pures formes, également loin de la roue du monde et du bouillonnement social.

Le Chant du monde 1934, roman d'aventures et quête initiatique, exploite exemplairement la grande opposition propre à Giono du bas et du haut pays, pour atteindre ce but invariable : naturaliser une parole poétique qui est d'abord le produit d'une désertion. Dans les hauteurs du pays Rebeillard, prodigieuse métaphore du texte au sein même du roman, et de ce fait région maladive rongée par le poison de la mélancolie ou jouissance morbide de l'absence, vit Toussaint, autoportrait sublime et désespéré de l'écrivain en nabot guérisseur prisonnier de son ghetto le guérisseur guérit parce que, ayant compris le secret du monde, il peut réconcilier avec lui ceux dont la maladie est de s'en être coupés ; mais, pour le comprendre, il a dû s'en abstraire et souffre donc le premier du mal dont il soigne les autres : privation des choses, mélancolie, et bientôt ennui. Antonio le nageur, l'homme-poisson, monté dans ces hauteurs, y apprend de Toussaint que le désir a besoin des formes de la parole pour s'y exprimer. Ainsi initié, il va pouvoir être pleinement Bouche d'or et offrir ces formes à Clara, l'aveugle, métaphore d'un monde-mère en mal d'expression, et redescendre alors avec elle dans le bas pays, où il pourra passer pour le Poète capable d'émettre le chant même du monde.

Le projet d'installation de la joie de Que ma joie demeure 1935 échoue pour deux raisons : la peur de la femme dont l'amour engage à un dépassement total de l'individu, et le refus concomitant des « batailles » sociales. La commune rurale qu'instaure Bobi fonctionne en circuit fermé, en marge de la société et de la question sociale. Du coup, elle interdit aux gens du plateau Grémone, vivant en autarcie, de s'accorder à la démesure du paradis terrestre et perdu de la nature. Car celle-ci a pour loi la roue sans fin des transformations, et donc des combats continuels, à l'image de celui, mortel mais conforme au désir, des écureuils et du renard. Et seules des batailles analogues permettraient aux hommes d'être à l'unisson d'un monde où rien ne demeure. Le refus des batailles les réduit, déjà, à l'ennui en les enfermant dans un univers symbolique qui, décidément, est de trop dans le monde.

Giono et la politique

Malgré ces réticences, Giono s'est engagé à gauche dès 1934. Le retentissement considérable de Que ma joie demeure a deux conséquences. L'essai Les Vraies Richesses 1936 réaffirme l'idéal d'une communauté rurale autarcique, mais contient un appel à la révolte contre la société industrielle capitaliste qui asservit le travail et détruit les vraies richesses. D'autre part, en septembre 1935, a lieu, autour de Giono, le premier rassemblement sur le plateau du Contadour il y en aura neuf jusqu'à la guerre qui va devenir un foyer d'antifascisme et de pacifisme.

Le pacifisme intransigeant de Giono et son hostilité grandissante à l'égard du stalinisme entraînent sa rupture avec les communistes ; elle se marque par la publication en 1937 de Refus d'obéissance. La même année, Batailles dans la montagne, vaste roman épique aux nombreux personnages, conte l'engloutissement d'une vallée par un déluge d'eau et de boue. Saint-Jean comme Giono est partagé entre la tentation de s'évader, tel Icare, dans les hauteurs de la création, où rien ne se bat, et la participation au commun combat. Le dénouement, de nouveau, est amer. Dans l'essai visionnaire Le Poids du ciel 1938, l'auteur définit une position politique qui ne changera plus guère. Il y récuse avec force non seulement le fascisme, mais aussi le communisme soviétique par lequel il avait été tenté comme beaucoup d'écrivains de son temps. Il émet en effet une réserve majeure vis-à-vis des tentatives de suppression révolutionnaire de l'aliénation capitaliste, d'ailleurs violemment dénoncée : parce qu'elles perpétuent la civilisation industrielle technicienne génératrice de guerre, celles-ci tiennent les hommes éloignés de l'obéissance aux lois cosmiques qui suppose une réinsertion dans le devenir universel. Seul le travail individuel et sensuel de la matière – celui du petit agriculteur indépendant et de l'artisan – autorise la participation au mouvement de transformation continu qui est le monde. Inversement, noyé dans les masses que manœuvre la volonté de puissance des chefs, l'individu perd sa raison d'être et sa beauté .

Les Messages qui se succèdent jusqu'en 1939 Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, Précisions, Recherche de la pureté accentuent l'opposition de Giono aux totalitarismes en même temps que son refus d'une solution révolutionnaire. Le projet de roman des Fêtes de la mort, centré sur une insurrection paysanne contre la société industrielle, est abandonné en octobre 1938. Or ce renoncement à toute révolte active contre un ordre social qui dénature l'homme en le coupant de l'origine va avoir des conséquences considérables dans la suite de l'œuvre. Privée de débouché social, la force centrifuge individuelle aura tendance à se dépenser dans le jeu des passions, colorant du même coup la vision politique d'un scepticisme machiavélien Giono va devenir, à partir de 1948, un lecteur très attentif de Machiavel : On assouvit une passion égoïste dans les combats pour la liberté Voyage en Italie, 1953. Désormais, le théâtre cruel des passions remplacera ou doublera celui des opérations. Ainsi dans Deux Cavaliers de l'orage écrit de 1938 à 1942, mais publié en 1965. Détournée de la révolution, la force du désir s'invente un débouché narcissique : Marceau Jason, dit l'Entier comme le cheval, symbole de la force élémentaire, aime son jeune frère Ange, son reflet apollinien. Mais c'est se soustraire à l'impératif du mélange avec le Tout. Les deux frères s'entretuent : la force détruit l'être double qui voulait orgueilleusement la thésauriser. Les passions, en tant qu'elles se substituent au libre jeu des forces du désir dans le réel et tendent donc à fonctionner en vase clos, ne peuvent qu'être violentes, amères, désespérées. Ce sera bientôt la règle des Chroniques.

Une période de transition

Mais déjà une mutation a commencé de s'opérer : Entre 1938 et 1944 s'échelonnent une série d'œuvres de transition, dont chacune, à sa manière propre, apporte du nouveau et nous met sur le chemin des Chroniques R. Ricatte. Pour saluer Melville 1941 est un autoportrait indirect, comme toutes les Préfaces de Giono. Écrit au sortir de prison, ce livre, d'abord conçu comme un préambule à la traduction de Moby Dick, fait entendre un ton nouveau, où se marient ironie amère, pathétique et allégresse. Remplaçant la terre, la mer symbolise le monde désert pour l'homme, dès lors en proie à l'envie prométhéenne de s'égaler à cette démesure qui l'annule. Il n'est plus question pour Melville d'exprimer le monde perdu, mais le monde Melville : l'invention poétique crée un monde personnel qui ne peut plus guère se communiquer qu'à l'âme sœur, cette Adelina White qui joue donc le même rôle qu'Ange Jason et que, bientôt, la Pauline d'Angelo : elle est l'exutoire narcissique du désir. Or les œuvres composées pendant la guerre se caractérisent toutes par ce repli orgueilleux dans l'imaginaire. Deux pièces de théâtre, d'abord le théâtre est toujours pour Giono – s'il n'est de commande – le moyen de réfléchir les crises majeures. Dans La Femme du boulanger 1941, le boulanger, d'être abandonné par sa femme, est initié malgré lui à la trouble jouissance d'un manque plus fondamental, et apprend à se réapproprier le réel par son invention. Le Voyage en calèche 1943 opère un triple retrait : dans le passé, dans l'Italie paternelle et sous l'égide de Stendhal. Julio résiste, certes, à l'occupant, mais s'oppose en même temps à ceux qui, comme le colonel, dissimulent des appétits très personnels sous leurs prétentions révolutionnaires à faire le bonheur des autres. Sa principale arme est d'ailleurs le mensonge poétique, la création d'un univers d'images auquel il parvient à gagner Fulvia : les reflets de soi-même cessent provisoirement d'être une impasse et se retournent même en une Amérique. Mais c'est faire de nécessité vertu ; la mort demeure le seul véritable accomplissement.

Le retrait loin de la société s'accentue dans Fragments d'un paradis 1944, géniale paraphrase du Voyage de Baudelaire, où une navigation à la Moby Dick vise à restituer les conditions d'une confrontation régénératrice avec la naturelle démesure d'un monde paradis que figurent les monstres sortis des grands fonds. Mais il tourne à l'enfer pour des hommes qui ne disposent plus de formes vraies, enracinées et ne sont pas encore tout à fait prêts à voyager dans l'indéfini labyrinthe des formes littéraires pour contrebalancer les séductions délétères de l'abîme : la monstruosité naturelle détruit l' entassement d'images où se cantonne d'ordinaire le désir humain et pousse à une vertigineuse dépossession, à une perte de soi mystique.

Giono sous l'Occupation on peut lire désormais dans la Pléiade le passionnant Journal de l'Occupation ? Résumons les faits. On a pu lui reprocher surtout la publication de Deux Cavaliers de l'orage dans La Gerbe de décembre 1942 à mars 1943, hebdomadaire où les articles sur Giono étaient très fréquents, la parution de Description de Marseille le 16 octobre 1939 fragment de Chute de Constantinople, une œuvre avortée, précisément parce qu'elle s'efforçait malgré tout d'embrasser l'Histoire dans la Nouvelle Revue française de Drieu La Rochelle en décembre 1942 et janvier 1943, et un reportage photographique sur lui dans Signal en 1943. Sans parler de l'utilisation par le régime de Vichy de sa pensée réduite à une caricature retour à la terre » et à l'artisanat. Mais il est avéré d'autre part que Giono a caché et entretenu à partir de 1940 des réfractaires, des juifs, des communistes. Son œuvre porte des traces de cette résistance à l'hitlérisme : outre Le Voyage en calèche, interdit par l'occupant en décembre 1943, et dont le personnage de Julio se prolonge dans celui d'Angelo, résistant italien à l'occupant autrichien en 1848 Le Bonheur fou, il faut mentionner Angelo III, traqué par les troupes allemandes, dans le début inédit de Mort d'un personnage, et la mort de Clef-des-Cœurs dans le maquis Ennemonde. Voilà qui devrait mettre un terme à la légende d'un Giono collaborateur .

Le cycle du Hussard

En 1945, Giono conçoit le projet d'une décalogie contant alternativement l'histoire d'Angelo Pardi, jeune colonel de hussards piémontais, exilé politique en France, et celle de son petit-fils, Angelo III, vivant en France en 1945. La confrontation des deux époques se ferait au détriment de la seconde : Permettre par ce recul le sarcasme contre les temps actuels.Le projet est abandonné en 1947, mais quatre des livres prévus voient néanmoins le jour. Dans Angelo écrit en 1945, les désillusions politiques engendrent une très individualiste poursuite du bonheur sur le modèle de Stendhal, grâce à la création personnelle d'un climat passionné qui permette à la générosité du héros de s'épancher malgré tout, et à l'invention d'une âme sœur Pauline où il puisse à la fois projeter et recueillir son désir, comme dans un miroir.
Le problème s'aggrave dans Le Hussard sur le toit écrit de 1946 à 1951. Le choléra qui ravage la Provence appelle une lecture plurielle. Il est d'abord l'insoutenable incandescence d'un monde qui dévore les formes les splendeurs barbares du terrible été. Mais comme il est aussi la peur, l'égoïste repli sur soi que cette violence provoque chez les hommes, il devient, à l'échelle sociale, la barbarie dans l'histoire. Celle-ci suscite trois types de réactions : lâcheté et cruauté du plus grand nombre ; résistance de Giuseppe, le frère de lait d'Angelo, et de son organisation les communistes, dont la volonté de puissance prend pour alibi la liberté et le bonheur du peuple ; Angelo enfin. Sa conduite chevaleresque, sa fidélité à un idéal de grandeur qu'il retrempe sans cesse, pour s'y égaler, au spectacle de la grandeur du monde réalisent un équilibre supérieur entre les deux autres tendances, dans la mesure où lui aussi combat le choléra sans toutefois être guidé par des motifs égoïstes (il agira de même dans Le Bonheur fou, dernier roman du cycle, et où, parallèlement, il se dévoue passionnément à Pauline de Théus sans céder à l'appel vertigineux et mortel du monde et de la femme cette femme qui porte le prénom de la mère de l'écrivain, et dont il ne devient pas l'amant. Il aime et il se bat, mais jamais en pure perte. Pour ces deux raisons, il échappe à la troisième et principale forme du choléra : la maladie morale qui punit tous ceux qui, en avares , économisaient leur désir et se recroquevillaient dans leur peur. Cette maladie les obligera à laisser s'exprimer d'un seul coup, dans une liquéfaction-explosion libératrice, l'océan et le feu intérieurs, double métaphore de la force intérieure retenue. Le cholérique est calciné par la fièvre, il se vide et devient bleu comme la mer. C'est à cette fascination de la perte que cédait Pauline vieillie dans Mort d'un personnage achevé en 1946 parce que son désir était radicalement privé des formes habitables dont la perte d'Angelo symbolisait le manque atroce. L'amour d'un absent la conduisait à n'aimer plus que l'absence – à l'instar de l'écrivain, qui ne cessera plus de dire la jouissance amère du réel sur le mode de son manque ; or c'est la formule même de l'écriture, sur laquelle il a dû se replier une fois pour toutes, à son corps défendant.

Les Chroniques

Avarice, perte : telles sont les deux grandes postulations qui vont déterminer l'univers des Chroniques, mais qui étaient déjà présentes, en creux, dès le début de l'œuvre, dont la structure la plus profonde est et aura été celle de la perte indirecte, fragile synthèse des deux. Le choléra du Hussard, c'était en somme l'allégorie du tourniquet tragique dans lequel est pris le désir humain, rejeté dans l'avarice par la terreur de la perte, mais ne pouvant endurer la frustration qui en résulte qu'en vouant les autres à leur propre perte, pour en jouir par procuration. Cette partie capitale de sa production est d'abord sortie du projet formé par Giono après la guerre, alors qu'il était inscrit sur la liste noire du Comité national des écrivains et interdit de publication en France, d'écrire de courts récits alimentaires destinés à être publiés aux États-Unis. La deuxième de ces Chroniques, Noé 1948, définit l'avarice et la perte comme deux modes, opposés mais complémentaires, de gestion de la force interne. L'avare, amassant avidement l'or et surtout le sang de ceux dont il trame la perte, procède à une accumulation de la force et crée ainsi un monstrueux contre-monde, par refus orgueilleux et méprisant de la laisser se perdre, tandis que les hommes de la perte, saisis d'une irrésistible tentation, dilapident cette force pour se fondre avec elle dans le monde convoité. Comment jouir, sans se perdre, de l'apaisement mystique véritable dormition que procure la perte ? Les Chroniques explorent toutes les combinaisons possibles pour atteindre ce but. Noé élabore une solution au niveau du signifiant narratif en faisant proliférer des formes romanesques ouvertes, où le désir puisse se dilater sans y être enfermé, mais sans s'y perdre non plus : circulant dans le monde qu'il invente, il se conserve en soi. En outre, l'écrivain se ménage un nécessaire vertige. En effet, roman du romancier, cette fiction est faite du démontage des mécanismes qui l'instituent ; c'est exposer à tout instant à la ruine la création qui le sauve. Ainsi fera, dans Les Grands Chemins 1951, le personnage de l'Artiste, joueur de cartes qui triche au ralenti pour éprouver le vertige de perdre – jusqu'à sa vie. Un roi sans divertissement 1947 présente les principaux thèmes et caractères stylistiques des Chroniques. Dans la montagne du Trièves, l'hiver ferme le monde au désir humain, provoquant un insupportable ennui c'est aussi le cadre et le thème des nouvelles de Faust au village. Monsieur V... cherche un remède en faisant couler le sang de ses victimes sur la neige, comme l'écrivain, paradigme de l'avare, recrée sur la page blanche un monde aux couleurs du paon. Par victime interposée, il jouit ainsi de l'épanchement désiré. Tel est le cruel théâtre du sang. Langlois, limier lancé sur ses traces, a trop bien compris le sacrificateur et n'a de ressource que dans le suicide qui lui fait prendre, « enfin, les dimensions de l'univers . La forme narrative se caractérise par un nombre plus restreint d'adjectifs et d'images, un style oral dû à la présence de récitants, laquelle détermine un récit lacunaire, où abondent ambiguïtés et ellipses, et qui convient à une métaphysique du vide. Langlois reparaît dans Les Récits de la demi-brigade 1972, où il croise Laurent et Pauline de Théus, de sorte qu'un pont est jeté entre les Chroniques et le cycle du Hussard.
Une micro-société égoïste et mesquine exacerbe le jeu des passions dans Les Âmes fortes 1950 et Le Moulin de Pologne 1952. Dans le premier de ces deux romans, les trois versions contradictoires des rapports entre Thérèse et Mme Numance consacrent le primat de l'imaginaire tout en raffinant sa fonction : Thérèse projette sur sa très généreuse protectrice son propre penchant à la dilapidation passionnelle, et ce sang qu'elle perd indirectement, elle le dévore inexorablement, s'arrogeant ainsi le pouvoir d'anéantissement qui est d'ordinaire le propre du monde. Une révolte analogue contre l'ordre des choses anime la Julie du Moulin de Pologne 952, héritière du destin des Coste, lesquels aspirent secrètement à leur propre perte. Repoussée par la bonne société qui jalouse sa démesure sublime, Julie est réduite à substituer à la réalité son propre univers héroïque et tendre. Mais, dépossédée du réel, elle éprouve la séduction du néant, comme, à sa suite, son fils Léonce, en dépit de l'empire protecteur que construit autour d'eux M. Joseph, nouvelle image de l'écrivain dans sa fiction, s'efforçant en vain de soustraire ses créatures au vertige du rien auquel il ne cesse de succomber lui-même, par personnage de la perte interposés. Ces monstruosités psychologiques qu'enfante l'hypertrophie du désir chez les âmes fortes , Giono aime à les retrouver dans les faits divers Notes sur l'affaire Dominici et dans l'histoire Domitien, Le Désastre de Pavie. Il n'y survit lui-même que par son art, comme en témoigne, après Noé, l'admirable Déserteur 1966 : à l'instar du peintre de Nendaz, l'artiste est celui qui déserte l'en bas dévorant du monde et d'une société qui aliène la force des misérables. Il se réfugie dans les hauteurs, parmi les autres travailleurs, lui qui aide à vaincre l'ennui en travaillant la pâte du monde afin que naissent les formes où s'exprimeront les forces du désir. Il s'égale alors au Père en devenant à son tour un guérisseur. Est-ce à dire qu'il échappera au « destin ? L'énormité triomphante de l'ogresse d'Ennemonde 1965 défie une morale et un monde devenus décidément inhabitables ; mais, vieillie, elle finit par perdre ses formes pour mieux disparaître dans le cycle des métamorphoses terrestres. De même, le Tringlot de L'Iris de Suse 1970 trouve la vérité de sa quête d'absolu en renonçant à l'or accumulé pour aimer l'Absente.Ainsi se boucle une œuvre au romantisme tragique et allègre, où la passion, privée d'objet, s'est sublimée en passion de l'absence : du zéro.

Giono et le cinéma

Plusieurs cinéastes ont porté à l'écran des œuvres de Giono, avec un bonheur inégal. Marcel Pagnol est l'auteur de films de qualité, mais fort éloignés de l'esprit des textes Jofroi, Angèle, Regain, La Femme du boulanger. Il en va de même du Chant du monde de Marcel Camus 1965, des Cavaliers de l'orage de Gérard Vergez 1984, du Hussard sur le toit de Jean-Paul Rappeneau 1995 et des Âmes fortes de Raoul Ruiz 2000. D'autres ont franchement maltraité leur modèle Émile Couzinet, Le Bout de la route, 1949 ; Christian Marquand, Les Grands Chemins, 1963. L'intérêt de Giono lui-même pour le septième art est ancien et vif, quoique balancé par sa méfiance vis-à-vis de l'industrie cinématographique. Des commandes l'ont poussé à écrire de plus en plus pour le cinéma. Il rédige dès 1942 un découpage technique du Chant du monde, jamais tourné, compose en 1956 le scénario de L'Eau vive qui présente sous une forme romancée les conséquences de l'édification du barrage de Serre-Ponçon. Avec l'équipe du film le réalisateur François Villiers, le scénariste Alain Allioux, il décide de porter à l'écran Le Hussard sur le toit, dont il écrira un scénario complet. Des difficultés de production empêcheront le projet d'aboutir, mais il en sortira un court métrage très original, Le Foulard de Smyrne 1958, conçu comme le banc d'essai du Hussard ; la description de l'invasion du choléra y est faite selon le procédé de la caméra subjective auquel Giono était fort attaché. La même technique inspire un autre court métrage : La Duchesse 1959, axé sur le brigandage légitimiste en Provence qu'on retrouvera bientôt dans les Récits de la demi-brigade. En 1959, Giono adapte Platero et moi de Juan Ramon Jiménez, mais le film ne se fera pas. La même année, il crée la Société des films Jean Giono, destinée à lui garantir la maîtrise de l'exploitation cinématographique de son œuvre. C'est elle qui produit Crésus, scénario original dont Giono assure la mise en scène. Un berger dont le rôle est tenu par Fernandel découvre les vertus d'une civilisation du pe après qu'une fortune démesurée a livré son désir au vertige du vide : la misère, c'est le désir.'est surtout dans l'adaptation qu'il écrit d'Un roi sans divertissement tournée par François Leterrier en 1963 que Giono se montre habile à manier le langage propre au cinéma, par la concentration du récit et le travail sur les couleurs. Il compose encore des commentaires pour des courts métrages L'Art de vivre, 1961 ; La Chevelure d'Atalante, 1966 ; 04, 1968. Au total, le cinéma aura offert à Giono la possibilité d'imprimer des formes narratives nouvelles aux thèmes obsédants qu'exprime toute son œuvre.

Le Hussard sur le toit

C'est en 1946 que Jean Giono 1895-1970 entreprend Le Hussard sur le toit. Mais des pannes d'écriture le forcent à en interrompre à deux reprises la rédaction. Six autres de ses romans voient le jour avant qu'il n'en achève l'écriture. La publication, en 1951, met un terme aux vicissitudes que l'auteur rencontrait depuis la Libération et qui avaient fait décliner son renom. D'emblée, Le Hussard obtient la reconnaissance de la critique et l'audience du grand public : 50 000 exemplaires sont vendus en un an. Il demeure le roman le plus célèbre de Giono et, à ce titre, a fait l'objet, en 1995, d'une adaptation cinématographique due à Jean-Paul Rappeneau.

Le mal obscur

Ce succès s'explique aisément. D'abord, parce qu'il décrit les ravages d'une épidémie de choléra dans la France du XIXe siècle, ce roman d'apocalypse, à l'instar de La Peste de Camus, paru quatre ans plus tôt, possède un impact émotif évident : Comment, dit le jeune homme, vous ne savez pas ? Mais d'où venez-vous ? C'est le choléra morbus, mon vieux. C'est le plus beau débarquement de choléra asiatique qu'on ait jamais vu ! ». Ensuite, contrairement à ses récits complexes et touffus d'avant-guerre, Giono adopte ici une technique narrative très sobre. Pas de télescopage des temps et des époques, mais la stricte succession des événements ; Le Hussard est une chronique. Pas d'intrigue fourmillante, mais une unité de temps, de lieu et d'action : une épidémie en Haute-Provence durant un été des années 1830. Pas de points de vue multiples sur l'action, mais un regard unique : tout ou presque est relaté, perçu ou deviné par Angelo, personnage central, constamment sur le devant de la scène.
À la fois témoin et acteur, Angelo ne se présente pas au lecteur. C'est par bribes que le récit fournit quelques indications qui permettent de retracer sommairement son histoire. Fils naturel de la duchesse Pardi, c'est un soldat de métier qui a acheté son brevet de hussard. Âgé de vingt-cinq ans, mêlé à des complots politiques, il a tué en duel un baron autrichien et dû fuir l'Italie pour la France. Il arrive en Provence au moment où, par une exceptionnelle canicule, s'abat l'épidémie de choléra. Traversant un hameau jonché de cadavres monstrueux, il rencontre un jeune médecin qui lui explique la nature du fléau avant d'y succomber.
Angelo poursuit sa route, en veillant à échapper aux patrouilles qui arrêtent les voyageurs pour les mettre en quarantaine. Parvenu à Manosque, il est accusé d'avoir empoisonné une fontaine où il s'est abreuvé. Échappant de peu à un lynchage, il se réfugie sur les toits de la ville – d'où le titre du roman. Après s'y être caché, il entre dans une maison où une jeune femme, Pauline de Théus, l'héberge, puis il aide une vieille nonne à laver les morts abandonnés.
Sortant de la ville, il campe dans les collines voisines où il retrouve Giuseppe, son frère de lait. Ils décident de rentrer en Italie, chacun de leur côté, afin d'œuvrer pour le bonheur de l'humanité. En chemin, Angelo croise Pauline qui tente de regagner le château de son mari. Ils font alors route ensemble et rivalisent de bravoure, repoussant des brigands, s'échappant de la forteresse où ils ont été enfermés. Mais Pauline est atteinte par le choléra. Angelo lutte toute une nuit pour faire refluer le mal et la sauve. L'ayant raccompagnée à Théus, il retourne chez lui : L'Italie était là derrière. Il était au comble du bonheur.
Angelo est un des personnages les plus attachants qu'ait créés Giono. Ce dernier a d'ailleurs fait de ce lointain cousin des héros de Stendhal la figure centrale de deux autres romans, Angelo 1958 et Le Bonheur fou 1957, qui composent avec Mort d'un personnage 1949, bouleversant récit des derniers jours de Pauline de Théus, son unique cycle romanesque.
Sa désinvolture, son irrespect de l'ordre social, son sens des réalités pratiques qui le fait s'inquiéter du confort de ses bottes ou de sa réserve de petits cigares introduisent une distance ironique et même humoristique par rapport au tragique de l'histoire. Cavalier et manieur de sabre émérite et intrépide, il provoque l'action et contribue ainsi à donner au roman sa dimension picaresque : Le Hussard est une suite de saynètes variées qui font apparaître quantité de figures pittoresques et évitent la monotonie que pourrait engendrer la seule description de l'épidémie. Enfin, Angelo est un noble, respectueux d'un idéal chevaleresque, fait d'altruisme et d'assistance aux plus faibles, qui l'amène non pas à fuir le choléra, mais à le combattre.

Du réalisme au merveilleux

Le roman picaresque prend alors les allures d'une épopée, pour laquelle l'auteur a dit s'être inspiré de L'Arioste. Le réalisme fait place au surnaturel, la chaleur métamorphose les paysages coutumiers : « Le ciel de craie s'ouvrait sur une sorte de gouffre d'une phosphorescence inouïe d'où soufflait une haleine de four et de fièvre, visqueuse. » Les animaux les plus familiers, rossignols ou hirondelles, se transforment en monstres carnassiers. Le choléra lui-même revêt des signes cliniques inédits ; Giono lui prête des traits de la peste et invente même certains symptômes, comme « cette matière blanchâtre, semblable à du riz au lait » que dégorgent les mourants.

Tout cela a parfois incité les critiques à voir dans Le Hussard autre chose qu'une simple histoire d'épidémie et notamment une allégorie de la guerre. D'ailleurs, dans le roman lui-même, un médecin expose une conception philosophique selon laquelle le fléau n'atteint pas les hommes par hasard : c'est leur orgueil qui les conduit vers le mal. Mais Giono récusait toute symbolique, le choléra est d'abord un verre grossissant qui permet à Angelo de voir les hommes, non tels qu'ils apparaissent dans les circonstances ordinaires de la vie, mais tels qu'ils sont réellement .

Roman philosophique ou roman moral, Le Hussard est aussi un grand roman d'amour. Amour non seulement platonique, mais même entièrement non dit puisque Pauline et Angelo n'échangent ni gestes ni paroles intimes, il n'en trouve pas moins son expression et son paroxysme lorsque Angelo frictionne jusqu'à l'épuisement le corps de sa compagne de route pour éviter qu'il ne se cyanose, arrachant celle-ci à la mort.

Un roi sans divertissement

Rédigé à la fin de l'été 1946, en à peine plus d'un mois, publié en 1947, Un roi sans divertissement est le premier d'une série de récits d'un genre nouveau chez Jean Giono : celui des chroniques romanesques. Au contraire des romans d'avant guerre, comme Le Chant du monde 1934, Le Grand Troupeau 1931 ou Batailles dans la montagne 1937, qui construisaient des mythologies intemporelles où la nature tenait le rôle principal, ces œuvres s'inscrivent dans le temps et placent l'homme au premier plan : Il s'agissait pour moi, écrit l'auteur en 1962, de composer les chroniques, ou la chronique, de ce „Sud imaginaire“ dont j'avais, pour mes romans précédents, composé la géographie et les caractères .... Je voulais, par ces chroniques, donner à cette invention géographique sa charpente de faits-divers tout aussi imaginaires.
1. Un fait-divers sous Louis-Philippe
C'est donc sur un fait-divers, dont l'histoire est reconstituée par un narrateur contemporain de Giono, que s'ouvre Un roi sans divertissement : les disparitions mystérieuses de paysans dans un petit village du Trièves Dauphiné, durant l'hiver de 1843. Dépêchée sur place, la gendarmerie, avec à sa tête le capitaine Langlois, enquête et surveille en vain : les rapts continuent, et un cochon est retrouvé tailladé à coups de lame. Par hasard, un villageois surprend un étranger sortant des frondaisons d'un grand hêtre où l'on retrouvera les cadavres des disparus. Intrigué, il le suit jusqu'à Chichiliane, de l'autre côté de la montagne. Là, il demande à qui appartient la maison bourgeoise où il a vu entrer cet inconnu. C'est celle de M.V., M. Voisin, explicite Giono dans le manuscrit, c'est-à-dire non pas un monstre, mais « un homme comme les autres ». Alerté, Langlois se rend au bourg avec une escouade. Puis il convainc M.V. de sortir dans la rue, échange quelques mots avec lui avant de l'abattre de deux coups de pistolet dans le ventre.
Langlois démissionne alors de la gendarmerie, mais demeure dans le village du Trièves. Le procureur royal, son ami, le fait nommer commandant de louveterie. Un loup énorme décimant les troupeaux, Langlois organise une battue, accule l'animal à la montagne et le tue, comme il l'a fait de M.V. : Ainsi donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable, après un petit conciliabule muet entre l'expéditeur et l'encaisseur de mort subite !
Ce double exploit accompli, le héros semble peu à peu rongé par un mal intérieur. Ses amis, le procureur royal, Madame Tim, vieille et munificente châtelaine d'origine créole, Saucisse, ancienne fille des rues et truculente tenancière d'auberge, tentent d'empêcher sa dérive. Il les emmène en visite chez une veuve nécessiteuse dont on devine qu'elle fut la femme de M.V. Il construit un bongalove. Il épouse Delphine, recrutée par les bons soins de Saucisse. Un soir, au lieu de l'habituel cigare, Langlois allume à ses lèvres un bâton de dynamite : Et il y eut, au fond du jardin, l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C'était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l'univers.

Le poison de l'ennui

À sa parution, Un roi sans divertissement déconcerta les lecteurs. Cette œuvre, dont la construction est complexe, demeure difficile à appréhender. Le narrateur cédant la parole à divers intervenants, on ne sait plus toujours très bien qui parle ni d'ailleurs à quel moment se situe l'action, en raison d'oscillations continuelles entre le XXe siècle, temps du récit, et le XIXe siècle, temps de l'action.
L'œuvre est également composite dans son ton et dans son style. Giono voulait que ses chroniques ressemblent à des opéras-bouffes, qu'elles mélangent farce et drame. Passant sans cesse du coq à l'âne, Un roi sans divertissement fait se succéder goguenardise et gravité, débraillé et précieux, tragique et burlesque.
Enfin, le roman cultive l'implicite et le non-dit. Ni le narrateur ni l'auteur ne proposent de commentaire. Langlois lui-même, introverti, mystérieux, ne livre rien de ses pensées. Aussi la clé de l'histoire est-elle à chercher dans la citation de Pascal qui conclut le roman et lui donne son titre : Un roi sans divertissement est un homme plein de misères.
Qu'est-ce ici que l'absence de divertissement ? C'est le carcan de l'hiver, le paysage désespérément blanc et gris. Tout le contraire de la messe de Noël, avec l'or de son ciboire et de ses chasubles, de la chasse avec ses tenues d'apparat et ses sonneries de cors, ou encore du sang d'une oie égorgée qui s'égoutte sur la neige.
Tous ces cérémonials fascinent Langlois parce qu'ils comblent le vide d'un monde sans substance. Meurtrier à deux reprises, le héros prend peu à peu conscience que l'ennui fait naître chez lui les mêmes pulsions sadiques que chez M.V. C'est pourquoi il veut connaître son épouse et même ses objets familiers, pour saisir sa personnalité. Pour lui aussi, la mort peut être un spectacle divertissant et la souffrance de l'autre un plaisir esthétique. Parce qu'il sent monter en lui ce besoin de cruauté, il met fin à ses jours.
Livre pessimiste, un des plus noirs que Giono ait écrit avec Les Âmes fortes 1950, Un roi sans divertissement, traversé de visions fulgurantes et oniriques, porté par le lyrisme de l'écriture, témoigne d'une extraordinaire puissance d'imagination. Le grand hêtre aux cadavres, la traque du loup dans le val de Chalamont ou la mort de Langlois sont autant de pages qui hantent à jamais la mémoire du lecteur.

Liens
http://youtu.be/ldybm1QDodc Entretien 1959
http://youtu.be/8-fBlUwq4AI interview 1
http://youtu.be/oWksWL_6iwg interview 2
http://youtu.be/RcueTeLeMwM Giono INA
http://youtu.be/SzrSl0z2Cro Le Hussard sur le toit du roman au film
http://youtu.be/MSlm0c5hMVY Regain lu par Henri Tisot
http://youtu.be/n5RmEWp-Lsk L'homme qui plantait des arbres lu par Philippe Noiret
http://youtu.be/NkV8JQKSvdA L'eau vive film de François Villiers en 1958

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Posté le : 29/03/2014 20:17

Edité par Loriane sur 30-03-2014 14:12:59
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Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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