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Virgile
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Le 21 septembre 19 av. J.-C. à Brindes à 50 ans meurt Virgile,

en latin Publius Vergilius Maro né vers le 15 octobre 70 av. J.-C. à Andes, dans l'actuelle Lombardie poète latin contemporain de la fin de la République romaine et du début du règne de l'empereur Auguste, ses Œuvres principales sont : Bucoliques, Géorgiques, Énéide
Déjà célèbre en son temps, tenu en haute estime par l'empereur Auguste, Virgile est apparu très tôt comme le plus grand poète de Rome. Il l'est assurément par la perfection technique de tout ce qu'il a écrit, par l'étendue de sa sensibilité, la profondeur de ses intuitions. De surcroît, les Romains ont eu l'impression de recevoir de lui l'image idéale qu'ils avaient à se former d'eux-mêmes. Après la dislocation de l'Empire, il est demeuré le représentant le plus éminent de l'humanité romaine, voire des grandeurs de l'âme païenne ; c'est à ce titre qu'il tient tant de place dans l'œuvre de Dante.

Aux temps modernes, sa gloire n'a guère subi d'éclipses ; chaque époque littéraire, chaque âge de la sensibilité trouvant des raisons de s'intéresser à lui : maître de noblesse et de pathétique au XVIIe siècle ; animateur au XVIIIe siècle de bergeries suaves ; pour les romantiques, poète de la nature vierge. Vers la fin du XIXe siècle, les universitaires ont affecté un moment de ne lui reconnaître qu'un talent distingué. On l'a, depuis, redécouvert comme prophète de la réconciliation humaine dans une cité universelle, comme poète des grandeurs du travail humain. Claudel, Giono, Valéry, si différents, l'ont également admiré. La philologie la plus scrupuleuse doit bien reconnaître qu'en dépit de leur diversité ces interprétations s'enracinent toutes dans la réalité d'une œuvre que le temps jusqu'ici semble avoir moins usée qu'enrichie.

En bref

Virgile avant Virgile


Comme tant de Romains illustres, Publius Vergilius Maro était, d'origine, un provincial, né dans la cité de Mantoue à une époque où les Transpadans n'avaient pas encore la citoyenneté romaine. Des traditions qui remontent très haut et qui trouvent dans son œuvre de singuliers appuis font de lui un rural, ce qui dans une civilisation fondamentalement urbaine est, en revanche, assez exceptionnel ; mais ce fut là sans doute une des premières chances du futur poète. On localise sans invraisemblance le domaine de Virgile près du bourg de Góito, à l'endroit où la route de Mantoue à Brescia franchit le Mincio, région de collines assurément plus conformes au paysage des Bucoliques que le plat pays d'Andes, où la tradition a longtemps cherché le poète, au sud-est de Mantoue.
Il n'est pas facile de le situer socialement : on ne le voit à aucun moment préoccupé d'une carrière politique ou administrative ; les élections, le forum, la vie de parti semblent lui avoir inspiré une sorte d'horreur. Il est étrange qu'il n'ait pas, au terme de son adolescence, entrepris ce voyage en Grèce qui achevait alors habituellement une éducation libérale. Dans la bourrasque des guerres civiles, il paraît n'avoir pas été capable de conserver ses biens. En revanche, il est affectivement très enraciné, gardant toute sa vie la nostalgie du pays natal ; il cultive avec un soin particulier les légendes qui l'embellissent en l'associant aux fastes de la glorieuse civilisation des Étrusques. Toute sa vie, il a été un homme du souvenir, trouvant dans le passé ses raisons les plus sûres d'espérer en l'avenir. Il était homme de méditation, ayant le goût de voir en chaque chose, au-delà de la surface où s'arrête un regard incurieux, d'autres réalités qui sont promesse.
On s'est demandé s'il ne devait pas une part de sa formation à un séjour d'études qu'il aurait fait à Naples vers sa vingtième année : il y aurait entendu les leçons d'épicuriens célèbres. Mais il est difficile de distinguer cet hypothétique séjour, à cause des liens qu'il nouera par la suite avec les milieux napolitains lors de son installation définitive en Campanie à partir de 37. Les premiers poèmes de Virgile, ses Bucoliques les plus anciennement écrites, se comprennent bien, croyons-nous, comme œuvres d'un homme qui jusqu'alors n'aurait guère quitté sa province. À la génération précédente, les Cisalpins déjà, avec Catulle, Valerius Cato, avaient tenu quelque place dans la vie littéraire du monde romain. Les goûts qui prévalaient alors étaient de ceux qui peuvent tenir en haleine de petits cercles d'amateurs : dans le sillage des poètes alexandrins du IIIe siècle, c'était une poésie mondaine, raffinée, experte à donner forme à des sentiments fugitifs, à des nuances délicates, aux petites péripéties de la vie de société.
À la fin de 43, les remous de la politique amènent dans l'Italie du Nord, comme gouverneur et chef d'armée, un grand personnage, C. Asinius Pollio. De six ans plus âgé que Virgile, il avait bien connu Catulle et il était lui-même poète à ses heures. On comprendra que les lettrés et amateurs de la province aient accueilli sa venue comme une heureuse chance. Les Arcadiens qu'évoquent souvent les Bucoliques sont les amis qui se retrouvent autour de Pollion en un petit cénacle où la poésie fournit le mot de passe. Replacée dans ce milieu, la IIIe Bucolique nous fait atteindre un premier Virgile, un Virgile naissant, habile à démarquer Théocrite, à aiguiser des pointes, à travestir ses amis en bergers.

Sa vie

Selon la tradition, Virgile naît à Andes, qui porte aujourd'hui le nom de Virgilio en son honneur, près de Mantoue, en Gaule Cisalpine, sous le consulat de Crassus et de Pompée, dans une famille modeste. Les historiens actuels considèrent plutôt qu'il est issu d'une famille bourgeoise, sa mère Polla Magio étant la fille d'un riche marchand et son père Vergilius Maro, dont le praenomen n'est pas connu3, étant un petit propriétaire terrien de Mantoue vivant de l'apiculture, de l'agriculture et de l'élevage et qui veille scrupuleusement à ses études.
Crassus et Pompée sont à nouveau consuls lorsque le jeune homme revêt la toge virile, le jour même où disparaît Lucrèce. Tout un symbole, sans doute, bien que l’empreinte de l’auteur du De rerum natura sur l’œuvre de Virgile soit probablement moins forte que celle de Catulle, son voisin de Vérone, dont il y a tout lieu de supposer qu’il le connut personnellement, ainsi que d’autres poètes en vue, qu’il salue dans les Bucoliques, tels que Aemilius Macer est-ce le Mélibée des Bucoliques ?, C. Helvius Cinna, du cercle de Catulle, L. Varius Rufus, futur éditeur de l’Enéide, et Q. Horatius Flaccus Lycidas dans la Buc. 9 ?. Mais c'est Horace qui devient son ami le plus intime, au point que ce dernier l'appellera animae dimidium meae, la moitié de mon âme.

De même, il se lie très tôt amitié avec Quintilius Varus, le futur grand critique, et Cornelius Gallus, le fondateur de la poésie élégiaque romaine. Il fait des études approfondies dans les domaines les plus divers, lettres, philosophie, droit, médecine, mathématiques en particulier, d’abord à Crémone, puis à Milan, ensuite à Rome, et enfin à Naples, ville de culture grecque où il suit les cours de professeurs de rhétorique et de philosophie grecque, notamment de maîtres prestigieux comme Siron et Philodème, l’un et l’autre de sensibilité épicurienne.
C’est sans doute durant la guerre civile elle éclata quand il avait vingt ans qu’il entre en relation avec Asinius Pollion, homme de lettres qui appartient au cercle de Catulle et des poètes néotériques, mais aussi figure politique importante et chef militaire qui prendra parti pour Marc Antoine dans la rivalité qui opposera celui-ci à Octave, petit-neveu et héritier de Jules César. Pollion commande plusieurs légions en Cisalpine lorsque Octave, au lendemain de la victoire de Philippes (-42), entreprend de déposséder en masse les paysans italiens afin de récompenser les légionnaires césariens. La guerre fait rage de nouveau, mais le parti des spoliateurs prend le dessus, et Pollion, en infériorité, doit se replier. Le domaine paternel de Virgile est, semble-t-il, confisqué, et ses légitimes propriétaires manquent même d'y laisser la vie. Cependant, les interprétations des Bucoliques varient.
Selon la tradition, après trois années passées à se documenter en Asie Mineure et en Grèce pour composer l’Énéide, il est victime d'une insolation près de Mégare, interrompt son voyage de documentation et meurt peu après son retour à Brindes en -199. Bien que Virgile ait demandé à ses amis et exécuteurs testamentaires Lucius Varius Rufus et Plotius Tucca de brûler après sa mort l’Énéide inachevé, donc imparfait, Auguste s'y oppose et fait publier l'œuvre par L. Varius Rufus.
Incinéré, ses cendres sont conformément à son désir transportées à Pouzzoles. C'est à l'entrée de la grotte de Pouzzoles, appelée Crypta Neapolitana, qu'est située une grande ruine que la tradition honore comme le tombeau présumé de Virgile en sur lequel une épitaphe rappelle sa vie résumée en un distique qu'il aurait composé à ses derniers moments :
Mantua me genuit, Calabri rapuere, tenet nunc Mantoue m'a donné la vie, la Calabre me l'a ôtée, et maintenant
Parthenope. Cecini pascua, rura, duces. Naples garde mon corps. J'ai chanté les pâturages, les campagnes, les héros.

— Épitaphe de Virgile
Å’uvres Bucoliques

Cette œuvre visait à ramener les Romains à l'agriculture. La première édition se composait des neuf premières bucoliques du grec ancien βουκόλος/boukólos, le bouvier, harmonieusement disposées en deux groupes de quatre autour de la cinquième pièce, comme autant de planètes gravitant autour d’un astre. Cet astre, c’est Daphnis, souvent assimilé à Jules César fraîchement assassiné, ce qui sous-estime gravement la subtilité virgilienne. En fait, la cinquième bucolique pourrait bien nous présenter deux Daphnis, l’un ténébreux, celui de Mopse masque d’Octavien, et qui figure en effet le feu dictateur, l’autre lumineux, celui de Ménalque masque de Virgile, qui représente Catulle, secrètement éliminé par le premier.
On ne peut qu’admirer les impeccables proportions de ce petit temple pythagoricien, pour reprendre la métaphore de Paul Maury qui fut le premier à les mettre en évidence en 1944. L’architecture la plus visible, qui donc équilibre les quatre premières pièces 83, 73, 111 et 63 vers = 330 par les quatre dernières 86, 70, 110, 67 vers = 333 autour du pivot central 90 vers, se redouble d’une autre, plus secrète, qui les couple par cercles concentriques I + IX ; II + VIII ; III + VII ; IV + VI, lesquels correspondent à des thèmes malheurs des paysans expropriés ; tourments de l’amour ; joutes poétiques ; élévation au niveau universel et cosmique autant qu’à des formes alternance de dialogues et de chants continus, et obéissent aux mêmes proportions numériques que dans la première architecture, soit : I + IX + II + VIII 333 vers, face à III + VII + IV + VI 330 vers.

Les Bucoliques poème social

Assurément, l'auteur des Bucoliques n'était pas, jusqu'à sa trentième année, resté reclus dans son village. Études à Crémone, à Milan, nous dit-on, sans doute un voyage ou un séjour à Rome ; peut-être ici ou là aurait-il noué quelque amitié avec tel de ceux que nous voyons ensuite traverser sa vie. Nous en saurions beaucoup plus si nous étions sûrs de devoir attribuer à Virgile un bref poème Catalepton, 5 où un tout jeune homme, ce semble, fait à l'éloquence, à ses camarades d'études, aux Muses même des adieux ironiques parce qu'il a résolu de gagner les havres de la béatitude sous la conduite de Siron, un épicurien célèbre qui enseignait à Naples vers la fin de la République. Malheureusement, ce poème nous est parvenu dans des conditions bien suspectes, et c'est plutôt à une période ultérieure de sa vie, après 38 avant J.-C., que Virgile est effectivement entré en rapports suivis avec les épicuriens de Campanie. Quoi qu'il en soit de ces voyages, on notera que, dans toute son œuvre, la vie urbaine, la grande ville est évoquée toujours avec aversion ou effroi. Il semble bien douteux que Virgile y ait fait des expériences heureuses, bien douteux qu'antérieurement aux Bucoliques il soit resté longtemps absent de son cher pays.
En tout cas, c'est là que nous le retrouvons en 42 avant J.-C., au moment où des malheurs imprévus, conséquence des guerres civiles, vont s'abattre sur des cités restées jusqu'alors paisibles. Partout les paysans sont dépossédés de leurs biens au profit de vétérans qu'il faut payer de leurs loyaux services. Ces drames vont le toucher profondément ; peut-être exproprié lui-même, il aura, vers 38 avant J.-C., quitté son pays. Il en porte dans les Géorgiques la vive nostalgie ; jusque dans l'Énéide, qu'il s'agisse d'Andromaque, d'Évandre, d'Énée ou de Didon, il aura toujours une tendresse spéciale pour les exilés.
Les Bucoliques et le drame de l'exil

Virgile, les Bucoliques

Le volume des Bucoliques nous donne à lire dix pièces dont la composition prend place entre 42 et 38 avant J.-C. Elles ont été écrites indépendamment les unes des autres, mais le recueil présente un plan si étudié, une cohérence si volontaire qu'il faut assurément partir de l'ensemble achevé, même si l'on veut, en un second temps, s'interroger sur la genèse de chacun des poèmes. L'analogie des sujets impose le rapprochement deux à deux d'un certain nombre de pièces : I et IX concernent le malheur des paysans expropriés ; II et VIII disent les souffrances de l'amour dans des cœurs simples ; III et VII magnifient le chant des bergers ; IV et VI s'élèvent à des méditations cosmologiques, l'une tournée vers l'avenir des hommes, l'autre vers les ténèbres du passé légendaire ; il n'est pas impossible d'établir entre V et X des liens comparables. Des égalités d'une exactitude presque parfaite entre le nombre des vers de chacune des unités à discerner I + II + III + IV= VI + VII + VIII + IX ;I + IX + II + VIII= III + VII + IV + VI ; etc. confirmeraient, s'il en était besoin, des intentions très arrêtées.
Un recueil de poésie se prête mal à faire ressortir comme tel l'effet architectural de ces dispositions embrassées ; il convient plutôt de reconnaître l'effet qui en résultera pour un lecteur qui lit les pièces, comme il se doit, à la suite. À partir de Bucolique VI, il va retrouver en chaque pièce quelque thème déjà rencontré dans la première partie du recueil, mais dilaté, approfondi ; et, en même temps, à mesure qu'il progresse, une tristesse poignante, de plus en plus sensible, imprègne tout. Un commentaire de détail serait ici nécessaire pour montrer comment cette double impression est soutenue continûment, se renforce. Mais les faits les plus saisissables parlent assez haut, déjà : l'amour est assurément dépeint sous des traits plus sombres en Bucolique VIII qu'en Bucolique II ; à la mort et à l'apothéose de Daphnis Bucolique V correspondent les langueurs sans espoir de Gallus Bucolique X ; en Bucolique IX, les paysans se sont résignés à un malheur définitif, qui semblait, naguère encore Bucolique I, scandaleux, accidentel, peut-être passager.
Cette orientation du recueil ne nous permet pas de l'interpréter comme un simple badinage, le jeu d'un lettré qui s'amuserait à se travestir et à travestir ses amis en bergers ou voudrait nous faire sourire de la gaucherie, des naïvetés de paysans promus à la dignité de poètes. Un tel projet n'est pas totalement absent des pièces que des indices sûrs nous font reconnaître comme les plus anciennes II et III, mais Virgile l'a ensuite écarté, et ces poèmes conservés ont pris leur valeur principale de ce qu'ils font ressortir la différence des autres.
On approche de plus près l'intention du poète en prenant le recueil comme un programme de vie, selon une ouverture généralisante – anthropologique ou humaniste – qui ne fait défaut à aucune des œuvres de Virgile : on la retrouvera aussi bien dans les Géorgiques, poème de l'homme au travail, que dans l'Énéide, épopée de l'homme au service de l'histoire. Les Bucoliques, ainsi comprises, nous présenteraient un idéal dont le poète entend nous inspirer l'attrait, dont il nous fait apparaître aussi combien il est vulnérable : une vie simple aux confins de la pauvreté ; une vie adossée à l'immense Nature ; l'homme invité à tenir une partie dans le concert de ses voix, comblé de s'y sentir accueilli. Non pas un homme d'ailleurs, mais les hommes, car l'univers bucolique exclut l'isolement, suppose une société : le chant y est amébée, c'est-à-dire alterné par couplets qui se répondent, chacun recevant les suggestions de son partenaire pour les incorporer à son chant, faire mieux, monter plus haut et, à son tour, offrir à l'émotion de son ami l'occasion d'un plus noble élan. Civilisation du village et des champs. Hélas ! les convulsions de la politique, les prestiges de la ville viennent désorganiser cet univers vraiment humain. Plus gravement encore, il arrive que les chanteurs ne s'accordent pas, que l'homme dévoré par une indigne passion ne sache plus rien recevoir de ses amis ni de la Nature. La Nature elle-même peut se faire dangereuse : si l'homme ne sait pas s'accorder à elle dans une noble exaltation, elle l'égare en mille vertiges et le ramène à l'animalité.
Mais les Bucoliques ne se donnent pas comme une œuvre intemporelle. Encadrées dans les poèmes majeurs de la dépossession et de l'exil, elles sont une protestation contre les malheurs injustifiés des paysans, la revendication de leur qualité d'hommes, l'apologie – qui a valeur sociale non moins que généralement humaine – de la civilisation dont ils vivent. Jamais, dans la littérature antique, on n'avait lu rien de tel ; le paysan y était l'homme âpre au gain, crispé sur ses avoirs, ou le balourd, le niais dont on s'amuse ; Théocrite lui-même avait rarement dépassé ce niveau. Les Bucoliques s'inscrivent dans ces recherches qui, à la fin de la République, tendent à introduire l'homme « ordinaire » dans une littérature exclusivement peuplée jusqu'alors de dieux, de héros et de princes. Il porte avec lui des drames, des souffrances, une profondeur qui ne sont pas moindres ; désormais, on ne méconnaîtra plus sa majesté. L'élégie romaine est à interpréter de la sorte, mais on voit que la bucolique, cherchant ses acteurs dans la catégorie la plus méprisée du monde antique, va plus loin. Virgile, sans doute, en a eu le sentiment quand il a évoqué Géorgiques, IV, 565 les audaces de sa jeunesse.
Le classicisme romain, dans l'ordre de la poésie, commence avec les Bucoliques ; les malheurs des années 40 avant J.-C. ont été décisifs. Aux yeux d'un poète qui, en d'autres temps, n'eût été, peut-être, qu'un artiste distingué, la gravité de l'existence humaine s'est dévoilée tout d'un coup. Impossible, désormais, de se satisfaire des jeux dont s'était amusée la génération précédente dans une Rome agitée, mais encore sûre d'elle-même. En se disloquant sur les routes de l'exil, le petit monde des paysans, la pauvre humanité, a imposé l'évidence d'une capacité de souffrir, donc de ressentir, jusqu'alors méconnue. Rétrospectivement, les valeurs touchantes dont était faite sa vie, au moment où tout allait disparaître, apparaissaient en un jour plus clair. Impossible, désormais, d'oublier les hommes et de vivre en marge. À la même époque, Horace a connu un ébranlement analogue. L'accord de deux tempéraments si différents est sûrement significatif de la réalité d'un moment spirituel.
Les épicuriens de Naples

Géorgiques

Ce poème didactique, terminé en -2913, se divise en quatre livres 514, 542, 566, 566 vers, abordant successivement la culture des champs, l’arboriculture spécialement la vigne, l’élevage et l’apiculture:
Livre I - blé et saison du laboureur ;
Livre II - vigne et olivier ;
Livre III - élevage du bétail ;
Livre IV - le rucher.
S’inspirant surtout d’Hésiode, de Lucrèce et d’Aratos, mais aussi de Théophraste, de Varron, de Caton l'Ancien, voire d’Aristote, Virgile trace son chemin propre en infusant à l’intérieur de la matière proprement didactique, souvent aride et ingrate en soi, ce que l’on pourrait appeler l’âme virgilienne, faite d’une extraordinaire empathie à l’égard de tous les êtres, qui anime l’inanimé, comprend de l’intérieur végétaux et animaux, participe activement au travail à la fois pénible et exaltant du paysan.
Les Géorgiques sont beaucoup moins un traité d’agriculture aussi ne visent-elles pas à l’exhaustivité qu’un poème sur l’agriculture ; elles s’adressent au moins autant à l’homme des villes qu’à l’homme des champs. Elles offrent à l’amateur de poésie un plaisir sans cesse renouvelé, autant par leur sujet même qui ressource les Muses dans la fraîcheur et l’authenticité de la nature, que par le souffle qui les soulève de bout en bout, et par l’extraordinaire variété de leur style. Virgile sait agrémenter son sujet d’épisodes variés et de véritables morceaux de bravoure qui sont autant de respirations dans le poème. On peut citer les Pronostics de la guerre civile, l’Hymne au Printemps, l’Éloge de l’Italie, l’Éloge de la vie champêtre, l’Épizootie du Norique, le Vieillard de Tarente, Aristée et ses abeilles, Orphée et Eurydice.

Les Géorgiques

Dix ans plus tard, en 29 avant J.-C., comme il ressort des derniers vers des Géorgiques, nous retrouvons Virgile à Naples. Mais un récit d'Horace Satires, I, 5 nous invite à faire remonter cette installation jusqu'en 37 avant J.-C. ; un texte de Properce II, 34 paraît nous dire que notre poète acheva ses Bucoliques dans la région de Tarente. Tout cela s'accorde assez bien : vers 38 avant J.-C., Virgile a dû quitter son pays ; après un essai pour se fixer à l'autre extrémité de l'Italie – il s'en souviendra dans la peinture du vieillard de Tarente Géorgiques, IV, 125 –, il finit par s'établir en Campanie, où l'appelaient peut-être quelques souvenirs de ses années d'études.
C'est à ce moment, croyons-nous, qu'il entre en rapport avec les épicuriens de Naples, se lie plus étroitement avec Horace, avec L. Varius Rufus, qui sera un de ses exécuteurs testamentaires, peut-être avec Philodème, tous poètes et philosophes. Ces rapports à l'épicurisme nous sont expressément affirmés par la tradition antique ; ils ressortent, ce semble, de documents presque contemporains retrouvés dans les cendres d'Herculanum ; ils nous en apprennent sur Virgile moins que nous ne voudrions. L'épicurisme romain présentait une diversité de formes qui a longtemps échappé aux Modernes, égarés par les poncifs d'une littérature de controverse ou séduits par la cohérence et le ton dogmatique de l'exposé de Lucrèce. Inversement, bien des thèmes qu'on a tendance à lui attribuer en propre recherche du bonheur, aversion pour les tracas où la vie se disperse, amour du loisir apparaissent de plus en plus comme le bien commun de toutes les écoles. Il n'est donc jamais facile de déceler dans une œuvre des traces sûres d'épicurisme ni de dire comment un épicurien conçut son épicurisme.
Compte tenu de ces réserves, on pourra noter, cependant, que les épicuriens – plus que d'autres écoles, où prédominait un certain individualisme – avaient le culte de l'amitié ; ils s'efforçaient, dans leurs groupes, d'en instituer les conditions matérielles ; Virgile, meurtri, déraciné, a pu y être très sensible, retrouvant dans ces échanges quelque chose des dialogues poétiques où il avait saisi l'image de l'harmonie des âmes. La religiosité épicurienne, particulièrement concrète et ne répugnant pas à l'anthropomorphisme pour traduire l'expérience de la proximité des dieux, n'était pas, non plus, pour lui déplaire. Enfin, il est possible qu'il ait reconnu quelque chose de ses intuitions les plus chères dans cette sorte de monisme qui, aux antipodes du dualisme platonicien, constitue d'éléments uniques bêtes, hommes et dieux, sans en exclure les plantes mêmes et les rochers ; la quatrième Bucolique a été lue souvent comme un poème épicurien, quoiqu'elle reflète plutôt, croyons-nous, le monisme des stoïciens.
Mais Virgile, pas plus qu'Horace, n'a jamais été l'homme d'une doctrine. Non pas qu'il eût été un éclectique ou un indifférent. Seulement, la vocation intellectuelle des poètes est de traduire des évidences ou des pressentiments que les systèmes n'arrivent pas à mettre en forme et, comme, en sus de leurs images, de leurs moyens d'expression spécifiques, ils ont besoin d'un certain minimum de mots déjà connus et de concepts, ils les empruntent, sans aucun scrupule, aux philosophes qu'ils connaissent. Ne nous hâtons pas de conclure qu'ils en sont devenus les adeptes : leur souci principal est de rester fidèles à eux-mêmes et de rendre communicable ce qu'ils sont seuls à pouvoir dire.
Les Géorgiques, poème des patiences

Virgile, les Géorgiques

Sous les dehors d'un poème didactique renouvelé d'Hésiode, les Géorgiques, qui vont désormais occuper notre poète, sont un éloge lyrique des activités de l'homme des champs. La parenté avec les Bucoliques est apparente ; l'œuvre n'en est pas moins très différemment orientée : les Bucoliques nous offraient le spectacle d'une harmonie réalisée ou qui eût été possible – sa destruction ou sa corruption n'en sont que plus poignantes ; les Géorgiques nous parlent de travail, d'effort, non plus de repos, de poésie ou de contemplation. L'homme ne s'est pas pour autant distancé de la Nature ; la Nature, elle aussi, travaille ; il est un Bouvier dans le ciel ; le retour périodique des constellations imite, aux confins du monde, le cycle des travaux de la terre ; point de repos nulle part. À supposer que le poète eût été épicurien, cette valorisation du travail ne l'eût pas nécessairement séparé de ses amis : l'épicurisme a toujours contesté la réalité d'un âge d'or révolu ; seul un patient effort a conduit l'humanité où elle est. Quoi qu'il en soit, cette orientation est bien un acquis définitif du poète : l'agriculture des Géorgiques annonce déjà le héros tenace de l'Énéide et son obéissance à son dur destin : Labor verus.
Un texte célèbre, au livre I, précise en toute clarté l'une des significations que le poète attribue au travail : trop heureuse, notre espèce se fût engourdie ; c'est la dureté, l'hostilité parfois des circonstances qui ont fait de nous des hommes véritables ; mais, comme la pente de l'âme de Virgile est à la reconnaissance, il ajoute que c'est un dieu ami des hommes non pas jaloux, comme dans la fable grecque qui a voulu qu'il en fût ainsi vers 121-146. Il est tentant d'expliquer dans la même perspective le singulier complexe de légendes qui, à la manière d'un mythe platonicien, achève le poème. On se souvient habituellement de l'élément le plus pathétique, le deuil d'Orphée retrouvant et perdant Eurydice ; mais la signification austère de tout l'ensemble pourrait bien être que, dans la lutte contre la mort, symbole de toutes les adversités, ce n'est pas la poésie qui a puissance : Orphée échoue ; c'est Aristée, l'homme des champs, qui réussit par sa docilité aux ordres d'en haut et la patience de ses techniques. Le travail met l'homme debout, mais aussi il bâtit le monde.
Il est évident que ce changement de cap n'est pas dû simplement à l'influence d'Hésiode, succédant à celle de Théocrite. Un poète choisit ses modèles en rapport avec ses desseins. Plutôt ne méconnaissons pas le retentissement qu'ont pu avoir dans l'âme de Virgile des événements qui, à cette date, allaient très vite et préparaient effectivement une des plus grandes mutations de l'histoire. Les Bucoliques répondaient à un moment d'extrême espérance la paix semble assurée par la victoire définitive des héritiers de César suivi d'une accablante rechute les héritiers de César ne s'entendent pas, la guerre recommence, l'Italie est déchirée. Puis l'espoir a revécu, mais un autre espoir ; peut-être pourra-t-on reconstruire, mais ce sera long, et la seule chance de l'homme est dans son travail obstiné : C'est ainsi qu'a grandi la puissante Étrurie, et Rome parvenue au faîte de ce monde Géorgiques, II, 533. Ce n'est pas un hasard si le nom de Mécène, un administrateur, c'est-à-dire un homme de patience, est mêlé à l'histoire des Géorgiques, sans doute dès l'origine. Un administrateur, mais, il est vrai, un épicurien aussi, un demi-compatriote, un amateur de poésie, l'homme qui serait digne de devenir l'ami d'Horace. La conversation et l'exemple du second d'Octave ont pu révéler au poète désemparé que tout n'était pas perdu, que, même malheureux, les hommes et la terre demeuraient, que lui, Virgile, il pourrait encore, sans se démentir, glorifier la divine campagne. L'entreprise des Géorgiques, que Mécène a peut-être rendue psychologiquement possible, à laquelle il semble, au cours du temps, avoir pris une part de plus en plus effective, a sans doute été pour le poète la planche du salut, la sortie du désespoir, le retour à la vie.
Les Géorgiques sont composées de quatre chants, dont le poète, en un prologue, nous a lui-même donné le contenu : le blé livre I, la vigne livre II, le bétail gros et petit livre III, les abeilles livre IV. En fait, il y a davantage dans le premier livre, et notamment tout un calendrier rustique avec les belles images qu'appellent l'évocation des astres, les nuages changeants, les bourrasques d'automne. C'est, nous semble-t-il, le plan d'un traité d'agriculture, mais on notera que, dans l'Antiquité, aucun traité ne paraît avoir été divisé de la sorte. Du point de vue littéraire, le problème à résoudre était inverse de celui qu'avait posé l'agencement des Bucoliques ; il s'agissait alors de faire l'unité de pièces fort différentes ; ici, le problème était d'éviter que les livres ne ressemblent trop aux chapitres successifs d'un ouvrage didactique. Virgile s'en est tiré avec adresse et de mille manières : il contraste l'effort de l'homme qui prédomine dans le livre I avec la spontanéité miraculeuse de la Nature livre II ; il peint le livre III de couleurs sombres qui rappellent un peu la Bucolique VI et Lucrèce fureur de l'amour chez les animaux ; les fléaux et maladies qui les frappent, mais, avec les abeilles, le livre IV est toute lumière : en ces petits atomes de vie rutilante, Virgile nous fait admirer les étincelles d'un feu divin qui pénètre tout l'univers ; les sages abeilles nous offrent aussi le modèle de la cité ordonnée, qui s'établit d'elle-même lorsque le chef inspire respect et affection.
On s'est demandé si l'œuvre avait été, dès le début, conçue sous la forme que nous lui connaissons. Les livres III et IV avec un prologue spécial et maintes correspondances semblent former un tout particulièrement lié. Mais est-ce à dire qu'il y a eu d'abord des Géorgiques en deux livres et qu'à la fin du livre II l'éloge célèbre de la vie rurale O fortunatos nimium… valait comme la conclusion d'un ouvrage ? Jean Bayet a fait valoir, avec des arguments très forts, la thèse de premières Géorgiques constituées du seul livre I sans l'actuel prologue ; elles auraient été composées vers 37 avant J.-C., antérieurement à la publication du De re rustica de Varron, dont les mots et les développements ne transparaissent que dans la suite donnée ultérieurement les livres II à IV à ce poème primitif ; la fin du livre se ressentirait de l'angoisse de temps encore incertains. Cette esquisse, inspirée d'Hésiode et de Caton pour la documentation agricole, d'Aratos pour le calendrier météorologique, aurait donné au poète l'idée d'une œuvre plus ample, qui ne se fut achevée qu'après la victoire d'Actium 31 avant J.-C. et la consolidation définitive de la paix. Récemment, René Martin a fait ressortir que les livres I et II, gravitant autour du petit domaine et de la polyculture, ont de tout autres perspectives que le livre III, où il est question de grands pâturages et d'immenses troupeaux ; Mécène, lié à la classe des latifundiaires, aurait exigé de Virgile cette adjonction à un poème qui semblait ne vouloir connaître que la petite exploitation familiale ; contre ces exigences, Virgile se serait un moment débattu ; il aurait fini par céder, mais en protestant contre le caractère impérieux des ordres du ministre ; il aurait ajouté le livre des abeilles comme une contrepartie à demi ironique au livre qui lui était imposé sur le grand élevage. Cette représentation des rapports de Virgile et de Mécène est-elle bien plausible ? Il est sûr que, dans l'Antiquité, plus encore que de nos jours, coexistaient des formes très diverses de l'activité rurale ; mais ce qui est très différent pour un sociologue ou un économiste peut apparaître moins dissemblable à un poète.

L'Énéide poème de l'espoir

Le prologue du livre III des Géorgiques évoque indirectement les cérémonies par lesquelles Octave célébra en août 29 avant J.-C. son triple triomphe et dédia en octobre 28 avant J.-C. le temple palatin d'Apollon. Dans un monde qui s'était vu au bord de l'abîme, on se reprenait à vivre. Mais il est clair que, désormais, tout repose sur le vainqueur, qui, en janvier 27 avant J.-C., va prendre le nom d'Auguste et fonder, sans bien le savoir peut-être, un nouveau régime politique ; tout va reposer sur son activité, son humanité, son bon sens. Au jugement de bien des Modernes, rien ne saurait l'absoudre du crime d'avoir restitué un État, alors que la République était morte. Les contemporains, qui se souvenaient du proche passé, n'ont pas été si sévères : Virgile, Horace, comme beaucoup d'autres, surtout parmi les petites gens, lui furent reconnaissants, l'accompagnèrent de leur confiance et de leurs vœux, voulurent, autant qu'ils le pouvaient, l'aider.
C'était une ancienne tradition de célébrer en vers les exploits des grands hommes. On avait dû plus d'une fois inviter notre poète à chanter la geste d'Auguste ; mais comment faire ? Le parti auquel Virgile s'est arrêté nous permet d'entrevoir comment le problème se posait à ses yeux. Il a d'abord très bien compris que la grandeur de ce qui se réalisait maintenant et grâce à Auguste dépassait la personne d'Auguste ; l'important était que Rome eût trouvé un nouvel équilibre, la solution de difficultés longtemps traînées dans la douleur, et repartît pour un avenir neuf. Il ne s'agissait donc pas de conter les campagnes militaires ou l'œuvre législative du prince, mais de faire apparaître l'heure présente comme accomplissant, surélevant en une grande mutation tout l'acquis de l'histoire romaine. On sait que tout un jeu d'annonces, d'allusions, de préfigurations fait confluer effectivement dans l'Énéide les épisodes les plus marquants de la tradition nationale. Surtout, les moments décisifs du poème symbolisent, à ce plan, l'essentiel : Énée, renonçant à Didon et aux tentations de l'opulence, Énée mettant fin aux guerres du Latium, adresse le langage le plus clair à des Romains durement saignés par quatre-vingts ans de guerres civiles et conscients, désormais, qu'une grande part de leur infortune découlait de la corruption qu'engendrent les richesses. Auguste, précisément, c'est la renonciation à l'impérialisme de conquête et de pillage, c'est l'exemple d'une vie modeste et laborieuse, c'est la pacification, la réconciliation inlassablement poursuivie – malgré les complots, l'ingratitude – de tous les citoyens.
Si Virgile s'en était tenu là, l'Énéide eût été seulement – ce qu'elle est aussi – une sorte de Pharsale inversée, méditation lyrique sur le destin national saisi dans l'unité d'un moment exceptionnel. Mais notre poète, en sus, avait formé un autre dessein beaucoup plus difficile à réaliser et que nous avons aussi plus de peine à ressaisir : il a voulu composer une épopée dans le genre homérique et où il recueillerait d'ailleurs le plus grand nombre possible d'éléments homériques ; il y aurait des dieux et des déesses ; elle serait centrée sur un héros dont il est question dans l'Iliade comme adversaire d'Achille ou de Diomède ; elle serait donc tissée d'événements antérieurs de plusieurs siècles à la fondation même de Rome, liée à un monde qui avait toujours été, et en Grèce même, un monde de convention.
Il est vrai que la légende existait. Au moins depuis le iiie s. avant J.-C., on racontait qu'après la chute de Troie Énée, fils de Vénus, le plus vaillant de ceux qui survivaient, s'était exilé sur l'ordre des dieux, emportant avec lui les pénates de la vieille cité. Après un long voyage, il avait abordé au Latium ; mal accueilli d'abord, obligé de combattre, il avait fini par s'imposer, rassemblant Troyens et Latins dans l'unité d'un peuple. De sa race, bien plus tard, sortiraient un jour Romulus, le fondateur et, dans une autre lignée, les lointains ancêtres des Julii. Tel serait, en effet, le canevas de l'Énéide ; la légende avait une certaine valeur dynastique, étant liée depuis quelque cent ans à la famille d'Auguste ; César, le dictateur, n'avait pas négligé de s'y référer, fier de pouvoir se donner comme le petit-fils d'une déesse. Mais tout cela n'existait alors que comme un filet ténu, à peine perceptible dans l'ensemble des traditions légendaires des Romains, et il fallait en faire la branche maîtresse de l'arbre, la flèche de sa croissance ; il faudrait donc l'étoffer prodigieusement, l'aménager aussi en telle manière qu'on pût sans disparate y rapporter l'œuvre présente d'Auguste, les aspects principaux, les épisodes majeurs du devenir romain.
Toutes ces difficultés, Virgile les a affrontées, évidemment parce qu'il a cru très important de bâtir aux origines du nouvel État l'équivalent de l'édifice homérique. S'agit-il principalement, à cette époque, d'une volonté d'égaler la littérature latine à la grecque ? Ou plutôt notre poète, comme les plus lucides de ses contemporains, comme Auguste lui-même, n'aurait-il pas été sensible à une urgence plus fondamentale ? Une civilisation qui se renouvelle ou veut reprendre un second souffle doit se donner des références sacrées. Ceux qui sont de grands créateurs dans l'ordre politique ont aimé toujours ériger des monuments, organiser des fêtes un peu théâtrales ; c'était particulièrement nécessaire à Rome, où l'on avait le goût du grand spectacle, du rituel, des cérémonies. Dans la littérature, l'analogue le plus exact de tout cela est une épopée où le divin se mêle à l'histoire ; en plein xixe s., Hugo l'avait bien compris, qui conte la « légende des siècles » pour enraciner dans le plus lointain passé les acquis récents de la Révolution.
À distance, il est vrai, les frises de Persépolis, les processions de l'Ara Pacis, les litanies interminables des Quatre Jours d'Elciis peuvent donner l'impression un peu accablante d'une pompe gratuite ; il y a des pages de l'Énéide qu'un lecteur moderne ne lira pas sans étonnement – batailles conventionnelles réglées comme des tournois, jeux votifs, cortèges funèbres, conseils des dieux – s'il ne sait y reconnaître le déploiement d'une grande tapisserie que les Romains sont invités à contempler désormais, tendue par leur passé, décorative et programmatique. Comprenons qu'elle masque l'incertain marais qui sert de berceau à toutes les aventures historiques et d'où il apparaît si bien que les plus belles réussites dont on est le plus fier n'étaient pas attendues, auraient pu ne pas être, sont donc intrinsèquement précaires, sans consistance. Pour l'époque même de Virgile, Tite-Live l'a dit avec beaucoup de netteté : Dans le récit du lointain passé, on s'est toujours permis de mêler l'humain au divin, pour rendre plus auguste l'origine des villes, et si jamais nation a eu le droit de sanctifier ses origines et de les rattacher à une volonté des dieux, la gloire aujourd'hui acquise par le peuple romain est assez grande pour que le genre humain reçoive une telle prétention d'aussi bon cœur qu'il a reçu son empire.

D'ailleurs, la singularité du destin de Rome fait qu'en dépit de tant de siècles écoulés la glorification de cette cité conserve encore, pour maint lecteur de l'Énéide, sa puissance de séduction. Les Romains du temps d'Auguste ont cru sérieusement que leur ville était appelée à faire l'unité politique du genre humain et il faut avouer que, dans leur horizon géographique, de l'Irlande à l'Iran, du Sahara à la mer du Nord, ils y avaient presque réussi. L'Énéide sonne donc comme le poème de l'empire universel et, au-delà, comme prophétie de l'unité humaine rassemblée par les dieux et réconciliée. C'est ainsi que saint Augustin, que Dante ont pu la lire, et que, peut-être, les hommes du prochain siècle y liront l'annonce de la tâche qui les attend.
Il existe dans l'Énéide un autre élément de continuité et d'unité. La face intérieure, l'âme de cette grande figuration solennelle par quoi est définie la mission de la cité, c'est le destin personnel d'Énée, le protagoniste. À le prendre comme un type de l'homme historique, c'est-à-dire de l'homme appelé à faire l'histoire, il mérite la même qualité d'attention que les figures les plus notables de la tragédie grecque, Œdipe, Héraclès, Ajax ; la différence est que la peinture virgilienne est plus explicite, laisse moins à la rêverie personnelle du lecteur.
La diversité des interprétations et des appréciations témoigne de la complexité des intentions du poète. On a toujours été sensible à la moralité d'Énée, un peu triste, un peu grise, a-t-on dit, vêtue d'un uniforme trop quotidien : Fils, je te lègue la vertu, la peine qui ne ment pas. D'autres t'enseigneront le bonheur l'Énéide, XII, 435. Nous ne nous étonnons pas qu'on lui ait reproché d'avoir laissé Didon pour suivre l'appel des dieux, ni qu'on ait trouvé, en certaines époques, que ces dieux tenaient décidément trop de place dans sa vie. La critique moderne s'attache souvent à faire apparaître que Virgile ne l'a voulu exempt ni d'incertitudes ni de faiblesses ; peut-être, dans les derniers livres du poème, nous montre-t-il un homme que la lutte a fini par durcir. La vie n'est pas un roman rose ; elle dégrade souvent, par les efforts démesurés qu'elle impose, ceux qui, à l'origine, avaient mis le cap sur la générosité et l'oubli de soi ; Virgile, comme les Tragiques, dont il se rapproche de plus en plus, n'avait aucune raison de le dissimuler. Ce qui réussira, selon l'Énéide, c'est l'œuvre d'Énée, c'est Rome, que d'incessants appels saisissent dans l'avenir ; le destin d'Énée est de lutter tant qu'il peut ; il est, au lendemain d'une victoire suprême – amère victoire, souillée par les Furies – , de s'effacer politiquement au bénéfice de l'ordre qu'il a instauré ; le poète laisse entrevoir que, dans peu d'années, son héros va disparaître « tombant avant le temps, sans sépulture, au milieu des sables ». Si Énée, comme il est presque évident, est une figure d'Auguste, ce sont là des avertissements sévères et une dure prophétie.
Mort et perpétuité de Virgile

Virgile s'arrête avec l'Énéide ; la grande épopée, à ce qu'il semble, ne fut publiée qu'après sa mort (survenue, d'après les Vies, le 21 septembre 19 avant J.-C. ; une tradition constituée déjà à l'époque de Néron voulait qu'à l'approche de la fin il eût demandé qu'on la détruisît, comme trop imparfaite. Nous avons peine à discerner ce qui l'inquiéta : il n'avait pu écrire une œuvre aussi complexe sans réfléchir longuement sur les problèmes de composition et d'unité interne ; de ce point de vue, l'Énéide nous paraît, d'ailleurs, parfaitement réussie. Ou s'agissait-il de maladresses mineures dans les derniers livres, qui, hormis le douzième, semblent avoir été écrits plus vite ? Il est difficile de penser que son doute allait plus profond et qu'à son Énéide il ne croyait plus. Toute sa vie, alors, se fût effondrée à ses yeux ; car Énée, les Romains dans les combats de l'histoire, le paysan des Géorgiques dans son labeur quotidien, qu'avaient-ils fait d'autre en somme, tels au moins que le poète les avait posés, qu'avancer courageusement en direction de ces valeurs – paix, amitié entre les hommes, entente avec la nature et les dieux – dont sa campagne natale, dont les bergers de sa jeunesse lui avaient apporté la révélation ? Dans cette vie qui va finir, tout tenait ensemble.
Auguste, en tout cas, n'abandonnait pas. Dans deux ans, sur le champ de Mars, il allait enterrer les vieilles souillures, ouvrir le siècle nouveau si souvent annoncé dans l'Énéide. Horace serait présent pour dire les paroles que Virgile aurait pu dire, reprendre ses mots mêmes. L'Empire porteur de paix durerait longtemps, laissant ensuite dans le souvenir des hommes la nostalgie ineffaçable de ses bienfaits. Quant aux autres parties de l'espérance ou des pressentiments virgiliens – établissement d'une communauté de tous les hommes, position au terme de leurs efforts d'un espoir inexpugnable, paix des dieux –, il n'était évidemment au pouvoir d'aucun homme, et fût-il empereur, de les faire aboutir. Pourtant, quelques années plus tard, vers le milieu du siècle qui va commencer, elles allaient être prises en charge par un humble inconnu, bientôt connu partout, dont on penserait un jour que Virgile et les Sibylles l'avaient peut-être annoncé : ille deum vitam accipiet… Virgile père de l'Occident, oui, mais plus encore peut-être, entre les cités antiques et l'État universel, entre les religions et le christianisme, l'homme de la charnière des temps.

Énéide.

Offrir à Rome une épopée nationale capable de rivaliser en prestige avec l'Iliade et l’Odyssée, tel est le premier défi que Virgile avait à relever en entreprenant l’Énéide au cours des 11 dernières années de sa vie. Mission réussie, puisque, l’œuvre à peine publiée, son auteur fut communément salué comme un alter Homerus, le seul capable de disputer à Homère sa prééminence au Parnasse.
Virgile ne cache d’ailleurs nullement son ambition. Au niveau architectural le plus visible car l’Enéide fait jouer simultanément plusieurs géométries, le poème se compose d’une Odyssée chants I à VI : les errances d’Énée, rescapé de Troie, pour atteindre le Lavinium suivie d’une Iliade chants VII à XII : la guerre menée par Énée pour s’établir au Lavinium.
Mais l’émulation avec Homère se manifeste surtout par le nombre considérable des imitations textuelles, dont les critiques s’employèrent très tôt à dresser la liste, cela quelquefois dans une intention maligne, et pour accuser Virgile de plagiat. À quoi celui-ci répliquait qu’il était plus facile de dérober sa massue à Hercule que d’emprunter un vers à Homère. Et de fait, loin d'être servile ou arbitraire, l’imitation virgilienne obéit toujours à une intention précise et poursuit un projet qu’il appartient au lecteur de découvrir à travers l’écart, parfois minime, qui la sépare de son modèle - Homère ou l’un des nombreux autres écrivains, tant grecs que latins, auxquels Virgile se mesure tout en leur rendant hommage. Ce jeu intertextuel presque illimité n’est pas la moindre source de la fascination qu’exerça toujours l’Énéide sur les lettrés.

Le second défi consistait à filtrer l’actualité de Rome à travers le prisme de la légende. Deux fils s’entrelacent constamment pour former la trame de l’Énéide, celui des origines troyennes de Rome et celui de la Rome augustéenne. Plus d’un millénaire sépare ces deux fils. Pour franchir un tel abîme temporel, et annuler en quelque sorte le temps, le poète, outre l’usage systématique qu’il fait de l’allégorie, ne s’interdit pas de recourir éventuellement à la prophétie, et peut même, au beau centre de l’œuvre, descendre jusqu’aux enfers afin d’en ramener une vision panoramique, sub specie aeternitatis, de la grandeur romaine vue comme devant encore advenir.
Il fallait montrer comment, à partir de presque rien, Rome s’était élevée jusqu’à l’empire du monde. Il fallait faire ressortir le dessein providentiel qui avait présidé à cette irrésistible ascension. Surtout, il fallait montrer comment, à travers la personne sacrée d’Auguste, l’Histoire venait trouver son achèvement et son couronnement dans une paix et un bonheur universels. C’est du moins ce qu’Auguste attendait, ou plutôt ce qu’il exigeait de lui.
Jacques Perret, dans sa préface de l’Enéide, écrit Le poème … devait dire cela précisément : la naissance de la paix, … après d’horribles guerres … Ce résultat serait l’œuvre d’un homme sage, pieux … Mais … une substitution décisive était intervenue. Le protagoniste du poème ne serait pas Octave Auguste mais Énée. Le personnage d’Énée dissimule donc une seconde identité, celle du princeps. Dès lors, toutes les descriptions du fils de Vénus étaient censées être des odes à Auguste. Mais pour sauvegarder sa liberté d'expression, Virgile avait recours à un système de double écriture, cacozelia latens, dont, selon M. Vipsanius Agrippa, il était l'inventeur.

Appendix Vergiliana

La gloire de Virgile repose fermement sur ces trois piliers que sont les Bucoliques, les Géorgiques et l’Enéide. Dans l'Antiquité, on lui attribuait également un certain nombre d'autres poèmes, que Scaliger, dans son édition de 1573, réunit sous le titre d'Appendix Vergiliana.

Ce recueil comprend :

le Culex moucheron ou moustique : ce moucheron ou moustique alerte un berger en le piquant, lui sauve la vie ; l'insecte mort se voit honoré d'une tombe par le berger ;
les Dirae : ces malédictions sont prononcées par un amant contre la terre qu'il a dû abandonner chassé par des vétérans de l'armée romaine, en abandonnant sa bien-aimée ; celle-ci, Lydia, est honorée par un poème d'amour portant son nom en annexe aux Dirae, avec un éloge de la campagne où elle vit ;
l'Aetna, consacré au volcan Etna ;
le Ciris : évocation de la métamorphose en oiseau Ciris de Scylla, fille du roi de Mégare ;
le Catalepton : recueil de poèmes courts, dont certains semblent être d'authentiques œuvres de jeunesse de Virgile.
Dans une phase postérieure, on a encore ajouté à la collection :

la Copa : poème portant le nom d'une cabaretière syrienne qui invite un voyageur au plaisir en dansant devant son établissement ;
les Elegiae in Maecenatem : pièce nécrologique rapportant les dernières paroles de Mécène, bienfaiteur de Virgile, à l'empereur Auguste ;
le Moretum : poème gastronomique décrivant en détail la préparation d'un plat local de Cisalpine.

Postérité

Ayant acquis l'immortalité littéraire grâce à son épopée, Virgile va influencer nombre d'écrivains du Moyen Âge et de la Renaissance, tel Ronsard, qui rédige La Franciade(inachevée dans la volonté de donner un équivalent français et de l'époque moderne à l'Énéide. En littérature, il deviendra également un personnage de roman, d'abord dans la Divine Comédie de Dante Alighieri, où il guide Dante lui-même dans un voyage à travers l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, mais aussi notamment dans La Mort de Virgile de de l'auteur autrichien Hermann Broch, qui relate fictivement le dernier jour de l'écrivain latin.
Le départ de Virgile pour la Grèce est l'occasion d'un propempticon poème d'adieu d'Horace.

Bibliographie Éditions de son œuvre

Virgile trad. Jacques Perret, Énéide, vol. 1, Paris, Belles Lettres,‎ 2002,
Virgile. Œuvres Complètes. Tome 1 : Enéide. Tome 2 : Bucoliques-Géorgiques. Traduction, Jean-Pierre Chausserie-Laprée. Avant-propos de Cl. Michel Cluny

Études

André Bellessort, Virgile, sa vie et son temps, Perrin,‎ 1920.
Robert Brasillach, Présence de Virgile.
Gabriel Faure, Au pays de Virgile, Charpentier et Fasquelle, 1930.
Annick Loupiac, La Lettre et l'Esprit, Peeters Leuven, 2008.
Jacques Perret, Virgile, Seuil, 1959.
Sainte-Beuve, Étude sur Virgile, Garnier, 1857. Texte de cette étude annoté par Henri Goelzer en 1895.
Jean-Yves Maleuvre, Violence et ironie dans les Bucoliques de Virgile, Touzot,‎ 2000
Theodor Haecker, Virgile, Père de l'Occident. Préface de Rémi Brague, Paris, Éditions Ad solem,

Monographies

Hubert Zehnacker et Jean-Claude Fredouille, Littérature latine, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige manuels,‎ 2005

Liens
http://youtu.be/owT-hQ4Sz88 Les Georgiques lectures
http://www.ina.fr/audio/P14070980/virgile-et-auguste-audio.html Virgile et Auguste
http://www.ina.fr/audio/PHD99223679/l ... s-et-ecrivains-audio.html Empereurs et écrivains Rome


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Posté le : 20/09/2014 18:55
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Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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