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William Shakespeare 2
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Shakespeare, notre contemporain

Dans le roman 1984 de George Orwell, les seules œuvres artistiques qui ont échappé à la censure sont les œuvres de Shakespeare.
La Reduced Shakespeare Company, dont le nom est évidemment une référence à la Royal Shakespeare Company, est une troupe d'acteurs américaine qui se produit depuis 1995 au Théâtre Criterion sur Piccadilly Circus, à Londres. Ils ont écrit et joué avec succès la pièce The Compleat Works of Wllm Shkspr abridged Les œuvres complètes de William Shakespeare en abrégé, soit 37 pièces de Shakespeare condensées en 107 minutes. Pour le compte de la BBC, une version radio a aussi été enregistrée et diffusée en 1994.
Le film Shakespeare in Love, sorti en 1999 sur un scénario de Tom Stoppard, s'inspire peut-être d'un épisode de la vie de Shakespeare survenu en 1593 : endetté jusqu'au cou et harcelé par son commanditaire, Shakespeare promet de lui livrer rapidement une nouvelle pièce, qu'il a intitulée Roméo et Ethel, la fille du pirate. Mais, hors le titre, le dramaturge n'a pas la moindre inspiration. Viola, une jeune lady appréciant les sonnets de Shakespeare, rêve de monter sur scène, ce qui est rigoureusement interdit aux femmes à cette époque. Elle se déguise alors en garçon et décroche le rôle de Roméo. Shakespeare découvrant l'identité de son jeune premier en tombe alors amoureux et trouve enfin l'intrigue et le nouveau titre de sa pièce Roméo et Juliette soufflée dans une taverne par Christopher Marlowe.
Beaucoup de ses pièces ont fait l'objet de réécriture, notamment Hamlet, et aussi Le Roi Lear, qui a même été transposé au Japon dans une adaptation cinématographique : Ran d'Akira Kurosawa. La pièce préférée de nombreux comédiens est Hamlet dont les plus grands acteurs ont souhaité interpréter le rôle. Sarah Bernhardt l'a incarné elle-même en 1899. Ensuite, c'est devenu le rôle fétiche notamment de Richard Burton, Laurence Olivier, Jean-Louis Barrault, Vittorio Gassman, Mel Gibson. Macbeth a également été projeté dans le Japon médiéval, par Akira Kurosawa, qui y a trouvé l'inspiration pour son film Le Château de l'araignée.
Il existe en France une Shakespearomanie attestée et répertoriée dans les ouvrages de littérature générale. Le Larousse des littératures la décrit ainsi : empressement que suscitèrent en France les œuvres de Shakespeare à partir du xviiie siècle, Hamlet connut plus de 200 représentations entre 1769 et 185190.
Il existe un langage de programmation, le Shakespeare Programming Language qui permet d'écrire des programmes sous la forme d'une pièce de théâtre du barde.

Les hérésies

Hérésies : tel est le nom des élucubrations des savants et chercheurs qui professent des théories contraires à la foi stratfordienne sur l'authenticité de l'œuvre. Car il y a une foi stratfordienne, un droit canon, un canon tout court, qui établit les rapports de l'homme à l'œuvre. L'orthodoxie veut que le comédien Shakespeare, tel que les documents connus nous le présentent, soit l'auteur des pièces assemblées sous son nom dans le Folio de 1623. Les hérétiques prétendent que ce médiocre acteur il n'a pas tenu de grand rôle au Globe, homme de petite culture il savait peu de latin et encore moins de grec, préoccupé de problèmes sordides il thésaurisait jusqu'à pratiquer l'usure, et sans élévation d'esprit, était incapable d'écrire des pièces où s'étale un prodigieux savoir, fruit de lectures immenses et de méditations passionnées, manipulé avec une incomparable acuité intellectuelle, un goût exquis de la poésie sous toutes ses formes, une connaissance profonde du cœur humain venant couronner le tout. Ajoutez une maîtrise prodigieuse des ressources de la langue anglaise.
C'est avec de tels arguments que les antistratfordiens, ainsi appelle-t-on ces contestataires établirent l'indignité du Shakespeare comédien, pour échafauder ensuite, à chacun son candidat, les hypothèses les plus absurdes. Y fallait-il un juriste et un philosophe ? On avait Francis Bacon sous la main – hypothèse déjà timidement émise par le révérend J. Wilmot à la fin du XVIIIe siècle, reprise par W. H. Smith en 1857 avec vigueur, et qui a nourri une guerre d'escarmouches pendant un siècle. Y fallait-il un homme de cour ? On avait l'embarras du choix : Abel Lefranc, seiziémiste distingué, dès 1919, pousse en avant le comte de Derby, tandis que J. T. Looney avance le comte d'Oxford. Pour d'autres, c'est le comte de Rutland, à moins que ce ne soit l'un ou l'autre des comtes d'Essex, ou la reine Élisabeth en personne. Mais pourquoi pas d'autres dramaturges ? ainsi Chettle, Dekker, Robert Greene lui-même, Middleton, Peele, Webster : tous ont des partisans plus ou moins convaincants. Parmi les challengers de Shakespeare, mentionnons l'Américain Calvin Hoffman, qui, en 1955, haussa Marlowe sur le pavois dans son livre The Man Who Was Shakespeare L'Homme qui était Shakespeare. Or, Marlowe fut assassiné en 1593 – mais il n'en mourut point... ; réfugié en Italie, il continua de fournir à son prête-nom des chefs-d'œuvre immortels.
On en arrive en fin de compte à une liste de cinquante candidats, lesquels ont travaillé séparément, ou collaboré théorie du groupe pour fabriquer cette œuvre composite, l'anthologie du siècle en quelque sorte, qu'est le théâtre de Shakespeare. Jeu d'érudits, parfois divertissant, souvent gratuit, rarement à prendre au sérieux. Mais ils ne sèment plus guère le doute dans notre esprit. L'ingéniosité a ses limites, la crédulité aussi. La controverse a quasiment bouclé la boucle de l'absurde et de la futilité. Les stratfordiens occupent solidement leurs positions.

Le canon shakespearien

On nomme ainsi l'ensemble des œuvres dont l'authentification est indiscutable, même si en quelqu'une de ses parties, telle ou telle pièce 1 Henry VI, ou Pericles, par exemple révèle la main d'un collaborateur. Ce sont les trente-six pièces incluses dans le premier Folio, publié en 1623 par les soins de ses compagnons Heminges et Condell, qui constituent le canon. On y ajoute Pericles qui ne figure pas dans le Folio, mais fut publié en Quarto en 1608, Henry VIII 1613, peut-être en collaboration écrit après la retraite de Shakespeare et Les Deux Nobles Cousins The Two Noble Kinsmen, écrit en collaboration avec Fletcher. Ces attributions sont le fruit de patientes recherches de critique historique et textuelle, sur quoi se fonde toute critique sérieuse.
Par ailleurs, un certain nombre de pièces ont été attribuées à Shakespeare. Une cinquantaine environ ! Après avoir tenté de le dépouiller de son œuvre, voilà qu'on lui en donne à foison. Six de ces pièces sans compter Pericles furent incluses dans le troisième Folio de 1663. On les nomme les apocryphes. Elles ont fait l'objet d'éditions spéciales et de discussions interminables. Ce sont : Locrine 1594, Sir John Oldcastle 1600, Thomas Lord Cromwell 1602, The London Prodigal 1605, The Puritan 1607, A Yorkshire Tragedy 1608. Parfois aussi Arden of Faversham 1592, attribué à Kyd. Elles sont aujourd'hui rejetées hors du canon.
L'établissement du texte a nécessité d'immenses travaux. Le texte de base était celui du Folio de 1623, corrigé par celui des publications en Quarto qui l'avaient précédé. Depuis les travaux de John Dover Wilson et W. W. Greg, on ne privilégie a priori ni l'un ni l'autre. On se souviendra que l'auteur n'avait aucune part à la publication. La pièce appartenait à la compagnie qui l'avait achetée pour la jouer, et qui la revendait à son tour à un imprimeur. Aussi le texte publié, souvent pirate, était souvent très corrompu – manuscrit difficile à déchiffrer, qui pouvait être celui du souffleur, une copie des rôles d'acteurs, ou encore une transcription en sténographie. Des passages entiers pouvaient paraître incompréhensibles. On s'est alors attaché à rétablir un texte correct. Les premiers efforts dans ce sens datent du début du XVIIIe siècle. En 1726, Lewis Theobald 1688-1744 publia son Shakespeare Restored, point de départ d'une longue série de rétablissements en anglai:emendations
Après trois siècles de recherches, on peut dire que nous possédons aujourd'hui un texte correct. Les trois meilleures éditions critiques, pièce par pièce, sont celles du Arden Methuen, du New Cambridge Shakespeare Cambridge U.P. et l'Oxford Shakespeare.
L'ordre chronologique approximatif de composition peut s'établir comme dans le tableau ; la date de la première publication 1623 est celle du premier Folio, les autres, celles des premiers Quartos.

Poèmes et sonnets

Certains critiques affirment volontiers que la fermeture des théâtres pendant les terribles épidémies de peste qui ravagèrent Londres en 1592-1593 incita un Shakespeare désœuvré à s'adonner à une poésie autre que dramatique. Mais peut-on oublier que les dernières années du XVIe siècle furent une époque d'intense activité littéraire, où l'expression poétique tenait la plus large part ? Londres fourmille de poètes précieux ou érotiques, savants ou passionnés, qui cultivent l'élégie, la légende, le mythe, le sonnet ou la satire, qu'inspirent les amoristes latins ou italiens (Ovide et Pétrarque) et qui rivalisent d'ingéniosité dans l'invention et le bonheur verbal. Spenser, Marlowe, sir Philip Sidney, Daniel, Drayton et tant d'autres entraînent le siècle dans un tourbillon poétique inouï. Shakespeare n'a aucun effort à faire pour céder à la tentation. Il fréquente la société cultivée, il a des amis chez les aristocrates, et c'est pour eux qu'il écrit ses poèmes, Venus and Adonis (1593) et Rape of Lucrece 1594 dédiés au Très Honorable Henry Wriothesley, comte de Southampton.
Ces deux poèmes, dont l'un a mille deux cents vers et l'autre près de deux mille, sont des joyaux du genre.
Vénus et Adonis s'inscrit dans la tradition ovidéenne, l'Ovide des Métamorphoses et des amours divinisées, tout comme Héro et Léandre 1592 de Marlowe, et bien d'autres poèmes narratifs qui mettent au service de la sensualité la grâce des images décoratives et les suavités d'une langue mélodieuse. Ici, c'est l'histoire classique d'un Adonis frigide poursuivi par une Vénus lascive, acharnée à la possession d'une beauté qui se dérobe et finalement se perd. C'est l'affrontement de la volupté et de la chasteté, du désir et de la frustration, de la pudeur et de la frénésie amoureuse. Poésie d'apparat, aux belles retombées, artifices voluptueux, lyrisme aguichant et glacé, voilà un poème qui proclame la virtuosité littéraire plus que l'expérience personnelle : Shakespeare, dans sa dédicace l'appelle the first heir of my invention, le premier-né de mon imagination. Cette modestie dissimule mal la splendeur des nus : on songe à l'Allégorie de la passion de Bronzino.
Le Viol de Lucrèce est un poème moins gratuit, et pourtant moins réussi. La strophe du récit, d'abord, chemine avec la majesté de la rime royale, strophe de sept vers en pentamètres iambiques ababbcc, inventée par Chaucer, mais plus lourdement que l'allègre stance de six vers de Vénus et Adonis. Le sujet est encore ici la chasteté, mais la chasteté-vertu que force le désir criminel ! L'appel des sens n'est plus le jeu exquis des attouchements divins, mais l'âpre luxure qui convoite une proie pour la meurtrir dans la possession. Aux sous-bois complices succèdent les ténèbres étouffantes et le rougeoiement des torches. Nous sommes chez Georges de La Tour et non chez Botticelli. Mais ce poème dramatique est plus qu'une stylisation, il révèle un tempérament dramatique, et peut-être prépare-t-il le poète à l'écriture de la grande période tragique.
Les Sonnets enfin, parus en 1609 peut-être sans l'autorisation de l'auteur, mais écrits au cours de plusieurs années, certains étaient connus dès 1598, et deux avaient paru en 1599 posent de tout autres problèmes.
Certes, Shakespeare cède à la vogue du sonnet amoureux qui fait rage sur la fin du siècle à la suite du célèbre recueil Astrophel et Stella 1591 de sir Philip Sidney. Les poètes idolâtrent leur dame aux avatars divers avec des styles variés qui flirtent avec le pétrarquisme ou la poésie métaphysique, et visent tous au haut prestige de la préciosité. Le paradoxe des Sonnets de Shakespeare, c'est qu'ils ne s'adressent pas à une dame, mais à un jeune homme dont la beauté et les qualités inspirent au poète des déclarations et des méditations passionnées sur les grands thèmes de l'amour, de la jeunesse, du passage du temps, de la mort. Les sonnets, dont la forme est particulière à Shakespeare : trois quatrains et un distique couplet sont reliés entre eux par le fil ténu d'un conflit passionnel ambigu qui nourrit l'angoisse du poète et le met aux prises avec ses contradictions. C'est que les rapports du poète et de son ami sont dramatisés par l'intrusion d'une Dame brune, en tout point la contrepartie des modèles idéalisés par les amoristes. Mélancolie, jalousie, dégoût de soi, nostalgie de la mort, et pourtant profondes résonances d'une tendresse humaine auxquelles les terreurs secrètes du vieillissement, de l'inconstance ou de la trahison confèrent un pouvoir d'envoûtement poétique inégalé.
On a voulu fonder cette expérience intérieure sur une anecdote vécue. La maîtresse du poète l'aurait trahi avec son ami, lui-même adoré. On pénètre à pas prudents dans les clairs-obscurs des amours interdites, mais on cherche toujours la fille et le garçon qu'on a cru identifier tant de fois. C'est que les circonstances mêmes de la publication des Sonnets alimentent les conjectures. Le poète n'y eut point de part, et la dédicace, signée par l'éditeur T. T. Thomas Thorpe, qui orne le volume fait état d'un certain Monsieur W. H., en principe l'inspirateur begetter, donc l'ami. Les érudits en disputent toujours, et bien des candidats ont été proposés, ne serait-ce que Henry Wriothesley, le dédicataire des poèmes précédents.
Mais le vrai problème est ailleurs. Il est dans le triomphe de l'expression poétique qui fait des Sonnets le recueil le plus prestigieux de toute la période élisabéthaine. Shakespeare y passe de la préciosité la plus raffinée à la densité et à la vigueur du style de ses grandes tragédies. On dirait que le développement de vingt années d'exercices dramatiques s'est condensé dans ces merveilleux cent cinquante-quatre sonnets.
Il ne convient guère d'insister sur la Plainte d'une amante, publié dans le même recueil que les Sonnets : c'est une pastorale assez maladroite dont, rare parmi les critiques, Kenneth Muir ne récuse pas l'authenticité.
Le Pèlerin passionné, The Passionnate Pilgrim, imprimé en 1599 par Jaggard, contient cinq pièces sur vingt et une qu'on peut attribuer à Shakespeare : les sonnets 1 et 2 qui sont les sonnets 138 et 144 de l'édition de 1609, le sonnet 3 qui figure dans Peines d'amour perdues, Love's Labour's Lost ; IV. 3 ainsi que le sonnet 5 IV. 2, et le poème 17 IV. 3.
Enfin, le Phénix et la Tourterelle, paru en 1601 dans le recueil Love's Martyr, or Rosalin's Complaint du poète Robert Chester, est un poème métaphysique assez obscur, qui joue sur le symbolisme de ces deux oiseaux mythiques.
Brave new world
Le Folio de 1623 classait les pièces en trois catégories, Comedies, Histories drames historiques et Tragedies. Ces appellations ont survécu jusqu'à nos jours, cf. l'édition d'Oxford encore que les critiques ne se contentent plus de distinctions aussi vagues. Il est curieux de constater que La Tempête figure en premier, alors qu'elle est la dernière pièce que Shakespeare ait écrite seul. Nous respecterons l'ordre traditionnel, avec des nuances, en commençant par les drames historiques.

Drames de l'histoire

À la fin du XVIe siècle, l'Angleterre, cette petite île de quelques millions d'habitants, est en pleine expansion politique, économique et artistique. Ses pirates explorent les mers, ses petits brûlots, barrés par des marins téméraires, dispersent l'Invincible Armada 1588, l'Espagne prend peur, le pape a beau excommunier Élisabeth, elle n'en consolide pas moins son Église anglicane, et gouverne avec de vrais hommes d'État. Sur le plan littéraire, la turbulence créatrice fait que l'Angleterre rattrape avec éclat son retard sur les renaissances du continent. En bref, l'Angleterre prend conscience de son existence nationale et de ses valeurs humaines.
Et d'abord, c'est dans son histoire, au théâtre, qu'elle entend se regarder vivre un passé prometteur d'avenir. Le drame historique connaît alors une vogue considérable : il n'est aucun dramaturge qui ne s'y essaye. On assiste aux complicités édifiantes de l'histoire et de la poésie, du mythe politique et de la moralité, du patriotisme qui n'a pas encore trouvé son nom et de la volonté de Dieu. Sans compter que le pouvoir, depuis l'avènement des Tudor Henry VII, 1485 n'a pas cessé d'encourager les historiens patentés. La poésie s'empare de l'histoire avec Miroir pour hommes d'État The Mirror for Magistrates, 1559, puis c'est le tour du théâtre qui moralise moins mais dramatise plus, en fait une chronique chronicle play ou un poème épique, en tire une doctrine suprématie de l'ordre moral de la dynastie Tudor ou une philosophie la roue de la Fortune, en magnifie les destinées royales Henry V, le roi soldat, en sublime les pathétiques échecs Henry VI, l'agneau sacrifié ; Richard II, le roi de ses douleurs, en avilit les tyrannies sanglantes Richard III.
Le public, avide de mouvements, de discours, de batailles, est friand du spectacle de l'histoire théâtralisée qui lui offre un mélange indiscernable de faits, d'inventions et de poésie qui comble son désir d'évasion, apaise sa curiosité et affermit sa confiance en soi. Il y a toujours un fondement de réalité dans la mémoire populaire, et les rois et les grands, qui ont façonné le destin national au prix de tant d'efforts et de sang versé, sont présents au cœur de chacun par leur visage, leurs hauts faits ou leur déchéance. On participe au drame historique peut-être plus qu'à toute autre forme de tragédie de casibus.
Les pièces historiques de Shakespeare, qui dominent de si haut toutes celles de ses contemporains, sont exactement dans cette tradition. Elles couvrent une vaste période, qui s'étend du Moyen Âge, où règne et capitule le roi Jean, début du XIIIe siècle aux truculences gloutonnes de Henry VIII, le fondateur de l'Angleterre moderne. La composition des pièces ne suit pas le déroulement des faits historiques, mais on peut dégager une idée d'ensemble de la vision de l'histoire anglaise que nous offre Shakespeare, à défaut d'une doctrine politique authentique.
Shakespeare puise ses renseignements chez les historiens, Edward Hall 1498-1547 et surtout Raphael Holinshed ?-1580, lesquels infléchissent l'histoire vers l'affermissement du mythe Tudor ; ceux-ci songeaient à provoquer l'horreur du désordre et la peur de la guerre civile, suite logique des erreurs, ou des crimes des grands. L'interminable guerre des Deux-Roses, assortie d'une guerre étrangère, la guerre de Cent Ans, était encore si proche qu'elle fascinait et troublait toujours les esprits. La cohorte des maux qui ont ravagé le pays est issue du crime majeur d'usurpation, commis par Bolingbroke, le futur Henry IV, au règne décidément fort troublé, contre Richard II, le roi du miroir brisé. Mais en même temps que se dégageaient les concepts d'ordre, de justice et d'honneur, l'Angleterre prenait conscience de son destin national.
Ce n'est point sans raison que le public applaudit aux prouesses de Talbot et à la confusion de la sorcière Jeanne 1 Henry VI, à la poétisation de l'invincibilité de l'Angleterre par Jean de Gand agonisant Richard II, au défi que, paradoxalement, le bâtard Philip Faulconbridge lance aux ennemis de son pays Le Roi Jean, et à la marche triomphale de Henry V sur Paris qui, après Azincourt, s'offre le lit de la fille du roi de France. Si le public anglais vibre ainsi à reconnaître la permanence d'un fait national à travers les vicissitudes de l'histoire, raison de plus pour chérir les vertus positives qui assurent la paix et la stabilité des hiérarchies qui gouvernent le pays. Tout au long des conflits meurtriers qui nous sont contés percent le dégoût des indignités et la nostalgie des valeurs humaines que les princes ont reçu de Dieu mission de faire fructifier.
Ainsi, sur le fond de l'histoire surgissent des personnages diversement motivés dont la figure imaginaire ne se borne pas à l'existence par leurs seules actions. Ce ne sont point tant les bassesses, les palinodies, les grandes actions ou les crimes des promoteurs de l'histoire qui les individualisent que leur réflexion, qui précède, accompagne ou suit l'action devant une situation historique donnée. Que ce soit Henry IV épiant sur son lit de mort le geste sacrilège de son fils prêt à se saisir de la couronne avant l'heure, ou l'examen de conscience heurté de Richard III assailli de peur panique avant Bosworth, le personnage historique perd sa facticité d'instrument du destin, il devient un être humain.
C'est ce qui donne du prix aux deux grandes tétralogies c'est le terme, traditionnel des Henry IV Richard II, 1 et 2 Henry IV, Henry V et des Henry VI Henry VI, Richard III où se déroule en ses épisodes les plus significatifs la geste sanglante qui verra l'élévation, puis la ruine, des maisons de Lancastre et d'York, pour aboutir à la réconciliation des deux maisons par intromission quasi divine en la personne de Henry Tudor. C'est une histoire de famille, comme celle des Atrides, mais où le plus humble spectateur reconnaît un des siens, du roi au valet d'armes, de la princesse à la fille des bouges, où le prince héritier fréquente les truands sans rien perdre de sa qualité royale. Intrigues, chevauchées, batailles, rhétorique à grand fracas ou confessions pathétiques, ce monde de l'histoire est un univers quotidien qui n'a perdu ni ne perdra son extraordinaire force d'impact sur le spectateur moderne. Jamais l'histoire n'a été plus actuelle et plus vivante que dans ce miroir imaginaire que Shakespeare nous tend de la fin du XVIe siècle.

Le sourire d'Éros

Les comédies de Shakespeare, à elles seules, constituent un genre à part. Elles sont pourtant si différentes les unes des autres qu'elles défient toute classification, et que chacune mériterait son analyse et sa dénomination propres.
Lorsqu'il commence à écrire des comédies, il y a, grosso modo, deux directions dans lesquelles il pouvait s'engager. L'une est la tradition farcique, dérivée du Moyen Âge, où le vice bouffonne, qui reçoit de la comédie plautéenne des personnages typés, des situations, et son articulation, qui ira se diversifiant par le jeu des humeurs et qui finira par épouser assez étroitement sa vocation caricaturale et satirique. Elle puisera ses personnages dans la bourgeoisie et dans le peuple de la Cité de Londres, ses thèmes auront perdu l'opulence du lyrisme, or, métaux précieux, et même mystifications et débauches qui en recevaient du prestige pour devenir perversions, déformations et vices qu'engendrent les instincts d'acquisition, de possession, et les bassesses de l'âme, plutôt que ceux qui naissent des sourires d'Éros, fût-il romanesque et mystifié. La seconde direction est, précisément, le jeu romanesque, de longue tradition médiévale lui aussi, exploité par les conteurs en prose ou en vers, et repris par les university wits, jeu qui transcende tout réalisme des situations et des personnages, sans abandonner pour autant ses ambitions moralisantes sans excès et de divertissement brillant.
Si The Comedy of Errors, la première en date des comédies de Shakespeare, s'inscrit dans la tradition plautéenne, déjà Les Deux Gentilshommes de Vérone, The Two Gentlemen of Verona bascule dans le romanesque, sans verser dans l'irréalité où l'invention des personnages et des situations a la plus grande marge de liberté. Shakespeare, en effet, ne s'impose nulle contrainte, pas plus pour l'intrigue, le temps et l'espace, que pour la qualité et le tempérament de ses personnages. Ses constructions paraissent lâches et négligées par rapport à la rigueur jonsonienne, encore que sa désinvolture n'aille pas jusqu'au mépris total du vraisemblable. Mais on a une impression d'espace et de grand air, d'agilité dans le mouvement, d'imprévu dans les péripéties qui ne se trouve que chez lui. Ce n'est pas une comédie de cabinet ou de salon, encore moins de lieu clos, où les personnages sont claustrés dans leur emploi ou dans leur situation dramatique. Ajoutez le piment toujours savoureux de l'exotisme, où l'on peut bousculer la géographie et le temps historique, habiller les personnages d'étranges costumes, leur attribuer des mœurs insolites, les engager dans les aventures imaginaires les plus folles sans qu'il en coûte rien à la crédulité du spectateur. Voyez la liste de ses lieux scéniques : nous sommes à Vérone, à Milan, à Mantoue, à Éphèse, à Vienne, à Messine, dans le royaume de Navarre, dans un bois près d'Athènes, à Venise et à Belmont, dans la forêt d'Arden, à Padoue, puis à Roussillon, à Paris, à Florence, à Marseille, en quelque Illyrie romanesque, en Sicile et en Bohème, sur la mer, dans une île ; on n'en finirait pas d'énumérer les lieux où le porte son humeur vagabonde à la poursuite des facéties du destin, des jeux de l'amour, et de la plénitude du bonheur.
Car cette comédie du mouvement est mue par une passion dominante qui habite le cœur d'êtres jeunes et beaux, acharnés à se joindre en dépit des obstacles que dressent entre eux la mésentente et la tyrannie des familles, les convenances, la disproportion des fortunes, les situations fausses, l'orgueil, la jalousie, l'absence, les conflits d'intérêt, les quiproquos, l'antagonisme des désirs, pour ne rien dire des conflits du hasard, des querelles sans objet, et des maléfices du surnaturel. C'est Éros qui inspire, dirige, complote, complique les situations, emprunte à l'imposture son masque, et va jusqu'à se parodier ou se caricaturer pour mieux parvenir à ses fins. Ardent, agressif, audacieux, il donne aux filles de l'esprit et du courage aux garçons. Il fourmille de stratagèmes, mais il combat aussi à visage découvert. Il est le coup de foudre, l'émerveillement devant la jeune beauté ; il est aussi la fureur des déconvenues, le sourire des acquiescements, la sérénité dans la plénitude des engagements mutuels. Il sait donc faire sa cour, avec grâce et ingéniosité, il triomphe dans les wooing scenes, scènes de la séduction et dans le badinage impertinent du love making – art d'aimer, dirons-nous, faute d'un meilleur terme. On n'a jamais vu un Éros aussi tendre, aussi hautement civilisé.
Il faut dire que dans ce jeu, les jeunes filles, chastes et avisées, tiennent le rôle prépondérant. Elles excellent à ce duel préliminaire des sexes qu'est le duel verbal, grâce à leur fougue, à leur finesse et à leur maîtrise de soi. Silvia, Rosalinde, Béatrice, Viola, Portia..., romanesques, naïvement éprises, exigeantes de leur personne, abusées par une fausse mélancolie, ou souveraines dans leur domination, elles peuvent aussi, comme leurs partenaires, être fantasques et désabusées, sensibles au burlesque des situations, et capables comme eux, peut-être plus qu'eux, d'user du puissant antidote contre l'excès du romanesque qu'est l'ironie. Il y a en tous ces personnages un peu de Mercutio, qui se moque si bien de Roméo, un peu de Bénédict, qui tient si bien tête à Béatrice, mais finit par succomber.
Ce n'est pas que l'amour romanesque soit mis en accusation dans ces comédies de la belle période, de Peines d'amour perdues à La Nuit des rois, Twelfth Night, car l'ironie qui tempère ses extravagances n'est ni mordante ni sarcastique, elle baigne dans le climat général de jeunesse et de gaieté qui en fait l'arme idéale pour désamorcer les prétentions du sentiment. La plus significative de ces héroïnes, c'est sans doute Rosalinde qui a assez d'esprit pour échapper aux envoûtements de l'amour, assez d'amour pour ne pas céder à la tentation du dénigrement. Chez elle, l'équilibre est parfait : le sourire d'Éros se pare des reflets de l'ironie. Un rien d'ironie de trop, et la comédie pourrait se prendre à grincer.

Grincements

Elle grincera, effectivement, pour des raisons que le biographe ne pourra jamais élucider, lorsque l'inquiétude et le désarroi envahiront l'univers idéalisé où jusqu'ici le dramaturge les avait relégués au niveau inférieur de la farce ou du burlesque. Déjà, sur la fin du siècle, Le Marchand de Venise, tout poétisé qu'il soit par le triomphe de l'amour et le clair de lune de la nuit lyrique à Belmont, avait des résonances peu rassurantes. La mélancolie du marchand et les affres que nous inflige Shylock sont des signes prémonitoires d'un changement d'atmosphère. L'ère des grandes tragédies va s'ouvrir, et, simultanément, vient le temps de l'examen critique, de l'interrogation angoissée sur des problèmes jusqu'ici à peine effleurés. Hamlet 1601 est peut-être le point culminant, la ligne de partage entre l'ensoleillement généreux des versants où l'espoir garde tous ses droits, et les ombres maléfiques où vont se tapir les mauvais démons du découragement et du goût de la mort. Les deux ou trois pièces qui suivent Hamlet, Troïlus et Cressida 1602, Tout est bien qui finit bien 1603 et Mesure pour Mesure 1604 qui précède Othello, sont des pièces inclassables, que l'on appelle communément problem-plays pièces à problèmes.
On ne sait, en effet, par quel bout les prendre. Si l'irréalisme romanesque, qu'il se fonde sur une parodie de l'histoire, une anecdote curieusement ambiguë ou sur les urgences suspectes d'un problème social, n'a pas perdu tous ses droits notamment sur la structure des pièces, l'heure est venue où la bouche est amère et le cœur désabusé. Troïlus et Cressida aurait pu être une tragédie noble, c'est un drame sordide où, par-dessus la parole sage d'Ulysse, résonnent le cliquetis dérisoire des glaives ensanglantés, les criailleries obscènes d'un Pandarus à la voix de fausset, les sarcasmes venimeux enfin d'un blasphémateur professionnel. La guerre, la gloire en prennent un bon coup : on se bat pour un freluquet et une putain ; l'amour lui-même use son lyrisme dans la frénésie et la trahison. Dans Tout est bien qui finit bien, on a beau tenter de réhabiliter Hélène : elle demeure une héroïne suspecte, et, quant au monde foncièrement corrompu de Mesure pour Mesure, peut-être que la passion de justice qui anime le duc, ce philosophe des coins sombres, ne suffit pas à le racheter. On dirait que l'âme du dramaturge est corrodée par le spectacle des impostures et des perversions. Voici bien l'expression bouleversante d'un idéalisme déçu.

L'amour, la fureur et la mort

Avec Hamlet, et même Jules César qui le précède, nous sommes entrés dans la période dite « noire » des grandes tragédies. Il ne s'agit plus seulement ici d'un refus cynique des cruelles réalités humaines dont naguère les personnages semblaient s'accommoder, mais d'une négation sans recours, d'un recul devant l'horreur d'une insupportable vision. Les pièces historiques étaient déjà suffisamment gorgées de sang et de trahisons, mais du moins s'agissait-il des luttes implacables que se livraient des hommes avides de pouvoir – et tout le monde sait que l'histoire politique des peuples est rougeoyante d'incendies, de meurtres et de batailles sans merci. Mais enfin on aspirait à la suppression des monstres, au retour à l'ordre pour une bonne administration des intérêts du pays. On pouvait répudier la cruauté, bannir l'intempérance, accepter l'autorité de la justice, ouvrir la voie à la paix et fonder l'avenir sur l'espoir comme Henry V. Si la dette du crime pèse encore au fond des consciences, il est vrai qu'il faudra la payer d'autres souffrances, cependant Shakespeare semblait s'être débarrassé de ce poids en traitant des malheurs de Henry VI avant d'aborder les tourments de Henry IV.
Mais ici ce n'est plus le contexte historique qui est le foyer d'intérêt, encore que le royaume de Macbeth soit aussi ravagé que celui de Henry VI. Ce ne sont point les forces politiques qui le dévastent ; mais la passion criminelle du tyran, mais l'assujettissement de sa conscience au mal auquel la fatalité le condamne, et l'impossibilité où il est mis d'y échapper. Le conflit se situe au centre même de l'âme humaine, le mal investit le cœur, pervertit la raison et l'aliène, et la mort est la seule issue par laquelle le héros puisse se libérer de ses crimes et de ses tourments. Ou encore, ou plutôt, la tragédie, c'est-à-dire le combat sans espoir que livre l'homme aux puissances du mal, se confine au plan individuel, psychologique pourrait-on dire, et c'est sa lucidité qui rend ce combat insupportable.
Les situations diverses où sont placés les héros des tragédies particularisent chacune un aspect des mortels dilemmes auxquels ils sont soumis. Le meurtre de César, pourtant perpétré pour une cause noble, pourrit l'âme de Brutus que son suicide stoïque sauve à peine de notre réprobation. Hamlet, l'archétype même du héros tourmenté, est incapable d'un geste qui le sauverait de la corruption du monde où il est englué. Ses analyses implacables ne nourrissent pas sa vengeance ni ne justifient ses hésitations. Il ne parvient même pas à se donner une mort correcte, et ses répudiations successives de l'amour, de l'amitié, de l'honneur même et du destin de son royaume, en font un héros désabusé, à jamais inutile et décourageant. Othello est la proie de ses fantasmes, fomentés par l'intellect diabolique d'un Iago, mesquine incarnation des frustrations rongeuses d'âme, et il immole l'innocence qui lui paraît une moquerie du ciel. Crime majeur, impardonnable, de celui qui doit avilir sa victime avant de la sacrifier, et se laisse prendre au leurre des éblouissements passionnels. Que vaut donc l'amour, si c'est cela son aboutissement ? La musique d'Othello est une discordance sournoise où la volupté se dissout en quelque dérisoire répudiation de soi. Le suicide spectaculaire du général est un défi à la justice, comme le meurtre de Desdémone est un acte de déraison.
Mais la déraison criminelle tapie dans la pénombre d'une chambre nuptiale, où la flamme d'une chandelle est le symbole funeste d'une âme vacillante, peut s'emparer aussi d'un univers fabuleux. Antoine se défait sous l'empire de sa passion, comme Cléopâtre abdique sa majesté pour céder aux caprices de sa fureur d'aimer. Avec eux le monde majestueux des rêveries de puissance se disloque et s'écroule sous le regard glacé de César. Rome abolit l'Orient, mais non point cependant sa magie. Les sortilèges de Cléopâtre rejoignent dans la mort la tendresse inextinguible de son héros déchu. Mais faut-il donc la mort pour que l'amour retrouve sa grandeur ?
On peut aller plus loin encore dans l'exploitation des ravages de la déraison. Dans Le Roi Lear, elle atteint la démesure, qu'il s'agisse du royaume, de la famille, ou des destinées individuelles. Le jugement est aveuglé au départ par le mensonge et l'hypocrisie, et c'est l'erreur initiale, qui bouleverse les rapports et les proportions, et fait basculer le monde dans l'horreur et la folie. Pourtant, dans la confusion générale, sous les assauts implacables des tentations du désespoir, au cœur même des disjonctions qui ruinent l'âme, subsiste la pureté de l'amour. L'agonie extatique de Lear est l'aveu d'un échec fondamental, et faut-il donc être écartelé sur une roue de feu pour reconnaître, précisément, l'incorruptibilité de l'amour ?
Dans Coriolan, l'analyse des vertus militaires fait du héros un être aussi redoutable qu'une machine de guerre, mais aussi méprisable qu'un traître de tragédie. Il ferait beau d'examiner ce que le personnage peut hanter les consciences des hommes d'État énergiques et frauduleux !
Timon d'Athènes, enfin, paraît l'aboutissement de cette longue suite de violences et de crimes, d'échecs et d'insultes à la condition faite à l'homme par ses passions et les malentendus fatals qui le courbent sous leur joug. L'invective y atteint son point culminant par sa rhétorique outrancière, ses rythmes et ses images désordonnées. L'ingratitude de tout un peuple pousse Timon à la haine totale de l'humanité – et il prend refuge et repos dans cette tombe symbolique au bord du rivage, où la caresse des flots viendra bercer son sommeil.

Les épiphanies

Faut-il voir dans cette sépulture le symbole d'une résurrection prochaine de l'espoir et de la dignité de l'homme ? Épuisé par le fracas et la fureur de l'agitation tragique, Shakespeare semble céder dans ses dernières pièces à la nostalgie de l'apaisement. S'il y a encore dans Cymbeline et Le Conte d'hiver, et même dans La Tempête, des rappels menaçants de la bêtise, de la perfidie et de l'horreur, ces pièces, décidément, se meuvent vers le pardon des offenses, la réconciliation des contraires, et la résurrection du bien. Les monstres y sont épisodiques ou ridicules, les méchants punis avec discernement, les justes et les bons récompensés. Serait-ce trop de dire que Shakespeare reconnaît enfin l'existence de la grâce, à savoir de la transcendance du bien dans ce monde imaginaire dont il semble avoir exploré tous les secrets ? Il peut donc, comme Prospero, jeter son livre et laisser sa baguette magique s'enfoncer dans l'Océan. Il a toujours été agréable aux critiques de penser que La Tempête était son testament poétique puisque Prospero va se réconcilier avec les réalités de son duché. Malgré Henry VIII et Les Deux Nobles Cousins, cédons à cette facile tentation.

La langue et les images

Il n'est guère possible au lecteur étranger qui doit lire ou écouter les pièces dans une langue qui est la sienne de se faire une idée correcte de l'expressivité du tqu'un jeu, c'est une force secrète enclose dans le mot, qui capte l'attention, irradie de la poésie et transcende le terre-à-terre. Et les mots qu'il invente ! Ce qui oblige le lecteur, évidemment, à apprendre à lire.
Et puis, il y a les images, la poétisation de l'univers. Il semble que Shakespeare ne puisse parler sans images. Et c'est peut-être dans sa manipulation des images que se marque le progrès de son expérience d'écrivain. Au début, ce sont des images de qualité, d'apparat, destinées moins à visualiser l'objet qu'à lui donner le prestige de l'éclat poétique – souvent des clichés, mais pas encore démonétisés. Puis l'image se fait plus personnelle, elle vise à la précision, au pittoresque, à la sensualité. Enfin, elle n'est plus plaquée sur l'objet, elle saute par-dessus, ou elle l'absorbe : elle devient métaphore, c'est-à-dire elle transpose, elle métamorphose, elle devient la force active, la vie même de la langue. Ainsi la poésie ne fait plus qu'un avec le drame, les idées-métaphores vous assaillent de toutes parts, c'est l'expérience même du poète qui vous atteint.
La même évolution se remarque dans la rhétorique, dans la syntaxe, dans le vers. Simple, directe et analytique, la phrase se complique, se diversifie, et se condense à la fois en une syntaxe qui avoisine celle des langues synthétiques ; et, de la même façon, le vers, raide, mécanique au départ, s'assouplit, se rompt au rythme de la pensée, épouse toutes les nuances de l'émotion. Il se rapproche ainsi de la langue parlée, il procède tout d'une haleine par paragraphes entiers, et se fait presque méconnaissable tant ses temps forts et faibles sont bien distribués sur la ligne mélodique intérieure du locuteur. H Fluchère

Les pièces les plus connues

Si le langage est le véritable sujet de Peines d'amour perdues, l'amour, sans nul doute, est celui, vers la même date, des Deux Gentilshommes de Vérone The Two Gentlemen of Verona, 1594 ?. On trouve ici deux amis, dont l'un, Valentin, dédaigne l'amour tant qu'il est à Vérone et lui est soumis dès qu'il arrive à Milan, par l'enchantement de Silvia, qui, très vite, partage son amour et, faute du consentement du duc son père, projette de fuir avec lui. Proteus, lui, est l'amoureux tendre de Julia, qui, farouchement virginale, le repousse avec une violence qui n'est que la couverture de l'amour refoulé. Il se lasse et va rejoindre Valentin. Le voici à son tour ébloui par Silvia, et qui dénonce son ami au duc. Valentin s'enfuit et rejoint des brigands dans la forêt, cependant que Proteus court sa chance ; il a engagé un page pour être le messager de son amour, qui n'est autre que Julia déguisée pour le rejoindre et non reconnue de lui, selon la convention du théâtre élisabéthain. Fidèle maintenant qu'elle a pris conscience d'elle-même, douloureuse, intensément masochiste, cette Julia-Sebastian annonce la Viola-Cesario de la Nuit des rois dans le même rôle de messagère de celui qu'elle aime auprès d'une autre. Sebastian évoque pour Silvia ses souvenirs de Julia avec des grâces mélancoliques, comme fera Cesario pour Viola auprès d'Orsino. Silvia s'enfuit pour rejoindre Valentin, mais elle est rattrapée par Proteus, qui va la prendre de force, quand survient Valentin. C'est ici que la pièce perd pied, faute de réalité humaine, et nous enfonce dans une convention absurde jusqu'au grotesque. Non seulement Valentin pardonne tout à Proteus, mais il lui offre sa part de Silvia. Heureusement, Proteus a pris conscience de son aberration : il réfléchit qu'il trouvera aussi bien au visage de Julia ce que lui offrait celui de Silvia. L'amour n'a été que brusques mutations.
C'est le même thème de l'amour, avec l'accent sur le caprice, qui, jusqu'au niveau des rustiques occupés de représenter les malheurs de Pyrame et de Thisbé, est le seul du Songe d'une nuit d'été A Midsummer Night's Dream, 1595 ?. On trouve au premier plan les amours persécutées de Lysandre et d'Hermia, que son père a promise à Demetrius. Fort de la loi d'Athènes, Égée donne le choix à sa fille : Demetrius ou la mort. Et Thésée remontre à la jeune fille : Votre père devrait vous être un Dieu. / Vous n'êtes dans ses mains qu'une forme de cire. Mais il ajoute un choix moins extrême : le couvent. Hermia, indomptée, s'enfuit dans la forêt ; mais elle s'est confiée à Helena, amoureuse repoussée de Demetrius, lui laissant le champ libre. L'amour d'Helena étant une sorte de folie masochiste, elle ne trouve d'autre moyen pour plaire à l'aimé que de dénoncer les amants. Demetrius lui dit-il qu'il ne l'aime pas, elle réplique qu'elle ne l'en aime que plus : Je suis votre épagneul, plus vous me battrez, plus je serai votre chien couchant.
Ce n'est pas l'autorité répressive qui prend les choses en main. L'amour est sorcellerie. La forêt est le séjour des magies et des maléfices. Un onguent appliqué distraitement ou malicieusement par Puck le lutin fait office de philtre, et Lysandre se réveille amoureux fou d'Helena, déclarant que, désormais, il suit sa raison. L'honnête Bottom, nanti par le même lutin d'une tête d'âne, mais à qui dans cet état une bonne fortune imprévue a livré Titania, reine des fées, dira plus sagement : « La raison et l'amour ne vont guère ensemble. » Puck, feignant d'oublier que toute cette confusion est son œuvre, s'écrie : « Seigneur, quels sots sont ces mortels ! » Mais Titania n'est pas mortelle. Cette nuit d'été est si peu athénienne, si anglaise qu'elle en est presque scandinave. L'œuvre malicieuse des fées y est plutôt symbole qu'agent véritable : un délire érotique qui n'entend plus ni rime ni raison s'est emparé de la nature et de la surnature ; l'art pervers du peintre Füssli en a le premier rendu compte, et les mises en scène récentes ont souligné cet aspect longtemps ignoré de la vision shakespearienne.
Roméo et Juliette 1595 ? est-il une tragédie ou une comédie qui finit mal ? Notre folklore n'a-t-il pas ses chansons sur la belle qui fit la morte pour son honneur garder ? À la différence de Juliette, elle se réveille à point nommé.

William Shakespeare, Roméo et Juliette

Roméo, au début de la pièce, est un nouveau Proteus, qui soupire pour une insensible, Rosaline, et qui est arrivé au degré inquiétant de la mélancolie. C'est la mort dans l'âme qu'il se traîne, Montaigu masqué, au bal des Capulet, alors que nul homme d'un de ces clans ne peut voir un homme de l'autre sans dégainer. Il espère apercevoir Rosaline, mais, à peine entré, le voici qui se récrie en soudaine extase à la vue d'une beauté inconnue : « Mon cœur a-t-il aimé jusqu'à présent ? » C'est au premier regard l'amour révélation ; aussitôt, les mains se touchent et, sans hésitation, les lèvres, et, comme Roméo part, Juliette dit déjà à sa nourrice que, si elle n'a pas ce mari-là, la tombe sera sa couche nuptiale. Quand elle apprend de qui il s'agit, elle se lamente : « Mon seul amour, né de ma seule haine. » Chacune de ses antithèses dit son sens du destin, de la fatalité, qu'elle n'envisage pas un instant d'esquiver, car son courage est égal à son amour, et, de ce premier moment, elle sent qu'amour et mort sont une même chose. L'engagement qui les lie, elle le sent « trop téméraire, trop irréfléchi, trop soudain, trop semblable à l'éclair. » Juliette est plus authentique que Roméo. Sa déclaration d'amour à la fenêtre est une leçon de gravité, de pureté, de franchise. C'est parce que son amour est si intense et si absolu qu'il touche à la mort, essentiellement et non par accident. C'est ce personnage tragique qui fait la tragédie.
La pièce parle deux langues : les dialogues entre les amants sont un chant d'une grâce éblouissante. La plupart des autres sont caractérisés par une langue sursaturée de jeu verbal et d'à-peu-près, dont l'agilité semble continuer celle qui avait paru condamnée dans Peines d'amour perdues. Péché obstiné de jeunesse, elle touche lorsque, dans la bouche de Mercutio mourant, elle devient le défi de la jeunesse à la mort.

Égotisme et royauté

La date des pièces, surtout de celles des premières années, est presque toujours incertaine. Bien qu'elles aient été publiées en in-quarto en 1597 seulement, on incline à placer en 1595 Richard II comme Roméo et Juliette. Les deux pièces sont liées au moins par une gloire de style et d'images, celle de Richard II étant plus constante et plus sérieuse. C'est l'évocation de l'histoire sur un mode intensément poétique qui est la marque de cette pièce – qui en touche aussi le sujet fondamental : le rapport de l'imagination égotiste et de la fonction royale aliénante. On remarque même dans cette pièce une proportion unique de vers rimés, par pages entières, pour rehausser le ton. La pièce faisait écho à l'Édouard II de Marlowe, et Richard lui-même, avant d'être assassiné dans sa prison, avait, dit-on, fait allusion à son grand-père déposé, emprisonné, assassiné. Plus proche, sa pathétique histoire obsédait Élisabeth, qui fit jeter en prison l'auteur d'une histoire d'Henri IV Ne savez-vous pas que je suis Richard II ? Mais elle était tout autre. Richard II, tel au moins que le montre Shakespeare, avait mérité son sort. Si l'on peut suivre à travers tout ce théâtre l'idée que la vie n'est que théâtre, celle-ci se manifeste ici presque crûment. Richard joue son rôle de roi comme un acteur et assez mal, sensible au faste, au prestige même, au vulgaire profit que pouvait procurer l'usage arbitraire de l'autorité suprême – nullement à sa responsabilité envers son peuple. Dans deux grandes scènes du début, la pièce montre que ce roi faible a l'étoffe d'un tyran. L'arbitrage royal, brusquement et capricieusement rendu au dernier moment entre deux féodaux, Bolingbroke le futur Henri IV et Mowbray, qui s'accusent mutuellement de haute trahison, montre à l'œuvre une justice ubuesque. Dix ans d'exil, non six, cela suffira et fera plaisir au glorieux Jean de Gand, oncle du roi, père de Bolingbroke. La seconde scène est la mise en accusation du roi, faible et coupable, par le même Jean de Gand mourant. À peine est-il mort que le roi allonge la main sur ses biens et ses terres, puis part pour l'Irlande, cependant que déjà Bolingbroke, revenu, lève une armée et que tous les soutiens du roi se désagrègent devant lui. Face à cette figure brutale et arrogante, c'est le vaincu qui intéresse. Sa personnalité toute creuse se raccroche à son droit divin et au soutien des anges, jusqu'au moment où son orgueil n'est plus que celui de participer aux grands malheurs des rois, « les uns hantés par les fantômes de leurs victimes, certains empoisonnés par leurs femmes, d'autres morts en dormant, tous assassinés » : curieuse prophétie, où le personnage évoque, tels que les évoquera son auteur, les drames de la couronne creuse, the hollow crown. Ayant si mal joué son rôle, il lui reste à se regarder finir, à se dépouiller, à se mettre à nu : Je n'ai plus de nom, plus de titre, rien, même pas ce nom qui me fut donné au baptême, qui ne soit usurpé. » Il se voudrait de neige pour fondre en eau au soleil de Bolingbroke – masochiste comme tant de personnages shakespeariens. Contemplant son visage dans un miroir qu'il jette à terre, il conclut : Ma tristesse a détruit mon visage ; mais son impitoyable adversaire ne lui concède aucune réalité : « L'ombre de votre tristesse a détruit l'ombre de votre visage. Cependant, la tendre figure de la reine soutient ce pathétique d'une émotion plus secrète, et il n'est pas jusqu'au groom qui n'y joue son rôle : il ne se console pas d'avoir vu l'usurpateur chevaucher Barbary, le rouan de Richard. Les voix opposées de Richard II et de Jean de Gand ont, l'une comme l'autre, dit et presque chanté leur attachement viscéral à la terre anglaise : Shakespeare a souvent le patriotisme vulgaire ; celui-ci ne l'est pas.
Richard II, mauvais roi, ne cesse d'être humainement intéressant. Le protagoniste du Roi Jean King John, 1596 ? ne l'est pas. La pièce est relevée par le personnage superbe du bâtard Faulconbridge, fils de Richard Cœur de Lion, en qui sa grand-mère Aliénor reconnaît le sang royal : Et je suis moi, qu'importe ma naissance ! C'est un personnage insolent, qui nourrit son cynisme d'un franc regard sur les facilités, compromis, complaisances, qui sont le biais du monde. Sa robustesse équilibre le pathétique concentré sur la figure typique de la mère, Constance, et du fils, Arthur, qu'elle sait mort dès qu'il est seulement pris.

William Shakespeare, Henri V

On peut joindre à Richard II, malgré l'intervalle qui les sépare, les deux parties d'Henri IV (1597 ?) et d'Henri V (1599 ?). Ce sont des pièces moins classiques, moins tragiques, moins poétiques de ton. Le personnage royal n'intéresse que par son contraste avec Richard, comme démonstration du principe de responsabilité aliénante. Dans la personne du prince de Galles devenant Henri V, nous voyons se produire la mutation de la délinquance juvénile au sérieux parfait, annoncée très tôt par un perfide aparté, alors qu'il semblait installé dans la compagnie de Falstaff et de sa bande : « Je vous connais tous ; je veux encourager un temps l'humeur débridée de votre vie oisive. » Il calcule : « Quand je rejetterai cette vie relâchée, ma réforme éclatant sur ma faute en paraîtra meilleure. » C'est un modèle royal d'hypocrisie qui paraît glorieusement dans le pieux soliloque qui précède Azincourt, alors que l'affaire a été montée par les politiques comme une diversion pour affermir le trône. Qu'en pensait Shakespeare ? Le lecteur attentif choisira.
Massif, brutal, Henri IV se dressait entre deux figures symétriques, Falstaff et Hotspur. Plus l'Angleterre devenait sérieuse, et plus elle s'enchantait de Falstaff : il lui rendait à peu de frais l'affranchissement de toute règle morale ; son cynisme, son anarchisme étant écartés de nous physiquement par son énorme bedaine, éthiquement par un système complet d'inversion des valeurs, esthétiquement par une gaieté, un esprit dont le vin des Canaries anime les gambades funambulesques, il n'est pas dangereux, c'est d'un maigre que César dira : Ces hommes-là sont dangereux. Shakespeare lui fait, avec une habileté merveilleuse, préserver, dans sa canaillerie, une innocence. Mais c'est une canaille : escroc des pauvres, détrousseur des plus lâches que lui, recruteur de misérables qui, parfois, ont plus de cœur que leur chef enrichi de l'argent du rachat des riches, faux héros, enfin, qui à la bataille égorge les héros déjà morts, il équilibre admirablement Hotspur, jeune fou sublime, entraîné par les siens et par la mauvaise foi d'Henri IV dans la sédition. La gloire et la mort pour lui sont le couple qu'étaient pour Roméo l'amour et la mort : la gloire qu'il se voit dans un rêve vertigineux arrachant au front de la lune ou ramenant des abîmes – il parle la langue follement hyperbolique du Tamerlan de Marlowe. La mort, il la trouve au combat, tué par le prince Henri, revendiqué par Falstaff : l'ironie de Shakespeare n'a jamais été plus cruelle.
Illusions et ambiguïtés

Les commères de Windsor , Le marchand de Venise..

Vers le même temps qu'Henri V, Shakespeare aurait écrit les Joyeuses Commères de Windsor, The Merry Wives of Windsor, pour plaire, selon la légende, à la reine, qui aurait souhaité voir Falstaff amoureux. Falstaff, qui semblait bien se connaître, ici ne se connaît plus du tout, au point de s'imaginer séduisant deux dames de la ville et s'en faisant entretenir. Sa paresse est telle qu'il leur adresse la même lettre à toutes deux, qui se la communiquent ; et telle sa sottise, que, ses plans déjà dévoilés, il dit pis que pendre de Mr Ford, l'un des maris, à Mr Brook, qui est ce même mari déguisé. Aussi est-il berné de belle façon, fourré jusqu'à étouffer dans un panier de linge des plus sales, versé dans un fossé fétide et enfin poursuivi, pincé, culbuté par de malicieux pseudo-lutins.
Le Marchand de Venise, The Merchant of Venice avait été écrit vers 1596. À la source, c'est une pièce antisémite. Lopez, médecin juif de la reine, avait été soupçonné de participation à un complot pour l'empoisonner, et le favori Essex, protecteur de Shakespeare, l'avait suffisamment torturé pour lui extorquer des aveux qui le vouaient à un supplice barbare. Cette affaire était encore dans les esprits, et il est probable qu'elle a fourni des traits à la figure de Shylock, la seule figure d'homme intéressante, au bout du compte, dans la pièce, où l'on voit un Bassanio, gentilhomme, comme il dit, décavé et très conscient de la dot de Portia, valorisé de façon peu convaincante par l'amour, et un Antonio, marchand chrétien, en ce qu'il dénonce vertueusement le prêt à intérêt, mais non par la charité ; habitué à cracher sur la gabardine du Juif, il proclame qu'il recommencera. C'est Antonio, personnage indéchiffrable dont Shakespeare a gardé le secret – peut-être homosexuel frustré, mélancolique, masochiste, brebis galeuse du troupeau, dévoué corps et âme à Bassanio –, qui a garanti sa dette et qui, tous ses vaisseaux faisant naufrage, doit payer la livre de chair ; il y est d'ailleurs tout prêt comme à un sacrifice d'amour, cependant que, haine contre haine, Shylock est résolu à la réclamer.
Shakespeare semble, à cette époque, saisir toute occasion de déguiser en garçons les filles jouées par ses boy actors. On entend Portia parler pour annoncer son intention de la même voix que la Rosalinde de Comme il vous plaira et presque avec les mêmes mots. Il ne s'agit pourtant ici que de revêtir une robe de magistrat. On voit l'acteur-auteur composer sa pièce avec un œil fixé sur les planches.

Beaucoup de bruit pour rien

Much Ado about Nothing, 1598 ? est une pièce dont on oublie l'intrigue principale et d'où on extrait la plus charmante des intrigues secondaires, l'étrange cour que se font Bénédick et Béatrice. Shakespeare jeune a le don et le goût de rendre avec une exquise subtilité de nuances le conflit entre l'amour naissant et le moi qui s'en défend. On l'a vu dans les Deux Gentilshommes. Mais il faut que les deux partenaires soient conscients de la situation pour qu'il puisse y avoir jeu, même inconscient. C'était déjà le cas de Biron et de Rosaline dans Peines d'amour perdues, mais, là, la guerre des sexes était formalisée : ici, la familiarité préalable entre le garçon et la fille ajoute aux fusées d'esprit plus d'individualité et de saveur. Si cette guerre-là est comique, c'est en vertu d'un double niveau de relation : au-dessus, manifestée dans l'échange verbal, une agressivité, qui est la défense de l'intégrité du moi contre l'invasion dissolvante de l'amour, et, au-dessous, la tendresse qui tente de percer sous les coups de patte ou même de griffe. Sur le mode badin, c'est toujours la même idée que dans Peines d'amour perdues : c'est une grande présomption que de se déclarer contre l'amour, et qui mérite d'être châtiée par l'amour. Ce sont les personnages de l'intrigue principale qui mènent et dénouent celle-ci en supposant le problème résolu : Béatrice est informée que Bénédick l'aime en secret ; Bénédick reçoit l'avis correspondant, et cette objectivation suffit à ce qu'ils se résignent à la fatalité de leur sentiment. Adieu dédain, fierté de fille, adieu ! soupire Béatrice ; mais encore : Toi et moi nous sommes trop sages pour une cour paisible, et, jusqu'au dernier moment, ils voudront se donner le change.

Comme il vous plaira As You like It, 1599 ?

est l'une des pièces où l'on peut montrer que comédies et tragédies sont susceptibles d'avoir les mêmes thèmes, la différence étant dans le traitement. Le premier thème ici est l'usurpation et la haine entre frères, que, dans l'Ulysse de Joyce, Stephen rapporte à l'histoire personnelle du poète. Le duc Frédéric a usurpé l'État et chassé son frère, qui a trouvé toutefois dans la forêt, refuge traditionnel depuis le Moyen Âge des bannis et des hors-la-loi, un asile confortable et peu troublé. De même, Olivier s'est emparé des biens de son frère Orlando, l'a chassé et complote sa mort. Le père d'Orlando était lié à l'ancien duc ; son fils est indésirable, comme le devient soudain la fille du duc, Rosalinde, gardée à la Cour par l'amitié de la fille de l'usurpateur, Célia. L'usurpateur, Macbeth au petit pied, est, comme tous ses pareils, rongé de méfiance. Tout le monde est banni et se retrouve dans la forêt jusqu'à ce que des repentirs caractéristiques d'un théâtre insoucieux de continuité psychologique annoncent la fin de l'interlude pastoral et le retour des bannis. Un des grands clichés de la Renaissance est au centre de la pièce : l'opposition de la Cour, comme milieu humain le plus corrompu, et de la Nature, dont la pureté régénère pour un temps ceux qui s'y retrempent. La Nature, dans la mesure où elle ne participe pas de la chute de l'homme, est harmonie, et les hommes s'y joignent par la musique : le groupe de comédies auquel nous avons affaire est riche en chansons mélodieuses et mélancoliques. Un commentateur amer jusqu'au cynisme, Jacques, cher à nos romantiques, tient ces oppositions sous notre regard. Il voit tout dans l'univers indifférent au malheur des autres, depuis les hommes jusqu'aux cerfs, qui n'ont cure de leur frère, victime des chasseurs. Jacques ne peut s'intégrer qu'à une antisociété. On le voit à la fin seul obstiné dans ses refus, et Shakespeare, qui n'est pas romantique, le montre un peu ridicule.
La pièce appartient, malgré Orlando et Jacques, à deux femmes, Rosalinde, une gracieuse égotiste, imaginative, un peu effrontée, une vraie fille-garçon comme l'auteur les aime, et Célia, une tendre gracieuse, sensible et délicate. Leurs beaux duos mélancoliques sur la fortune, sur l'amour mènent au jeu exquis de Rosalinde avec Orlando dans la forêt, Rosalinde devenue Ganymède curieux pseudonyme, non reconnue naturellement de son amoureux sous ses habits d'homme et impudente au point de se faire courtiser par lui comme si elle était Rosalinde. Shakespeare était conscient de ses acteurs lorsqu'il écrivait ses pièces. Cela n'a-t-il pas été jusqu'à créer des caractères de jeunes filles correspondant à l'ambiguïté de ses boy actors, féminines et garçonnières, franches, décidées, sensuelles et rêveuses, l'un des enchantements de son théâtre.


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Posté le : 24/04/2015 17:50
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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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