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Stendhal 2 suite
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Réalisme et postérité

Passionné par la politique, par les faits divers, qu'il recense dans les articles qu’il envoie aux journaux anglais, désireux de dénoncer les absurdités de son temps, Stendhal se trouve confronté au désir de créer un chef-d’œuvre intemporel, être lu en 1880 ou en 1935.S'il veut être un "miroir", le roman doit "parler politique", mais "la politique au milieu des intérêts d'imagination" détonne, est une "pierre" tombale qui "submerge" la littérature "en moins de six mois". Réalisme ou immortalité, il faut choisir, mais Stendhal, lui, veut le réalisme et l'immortalité. Comment Stendhal a-t-il procédé pour satisfaire son inextinguible "désir de gloire" posthume sans cependant sacrifier "l'âpre vérité" du moment présent ? Très concrètement, la réponse à cette question se trouve dans les œuvres laissées en chantier, et plus particulièrement dans les manuscrits de Lucien Leuwen, lesquels révèlent les coulisses des "chroniques" réalistes, donnent à voir au jour le jour le travail de "l'animal", le romancier. A lire les marginales du roman de la monarchie de Juillet, nous comprenons quels écueils guettaient le romancier et combien ce dernier devait brider sa nature profonde, résister à sa pente naturelle, celle d'un polémiste qui a la riposte facile, qui, spontanément, verse dans le pamphlet. De fait … on s'aperçoit que le plaisir premier de Stendhal est assurément de "stendhaliser", de ferrailler ferme, de croiser la plume avec tout ce qui se mêle de penser ou d'écrire. Le pamphlet, la satire, Stendhal "aime beaucoup", mais il n'ignore pas que toute polémique, dont les enjeux sont toujours fortement datés et localisés, frappe de mort tout ouvrage littéraire qui en est "imbibé". Raison pour laquelle le romancier s'autocensure, rature beaucoup, et souvent pour "adoucir" le premier jet, spontanément agressif, voire "offensant", essaie de se tenir au-dessus de la mêlée politique … s'efforce de prendre du champ avec l'époque et les milieux qu'il décrit, retravaille les données brutes des journaux, "ôte la ressemblance" pour éviter les "applications", "dépayse les anecdotes", brouille les repères et les modèles, évite "le détail qui vieillit dans quatre ans au plus", afin de ne pas tomber dans le roman à clés, les "allusions", les caricatures, les passions et les partis pris, toutes tares éminemment préjudiciables à la qualité et à la survie d'une œuvre littéraire.

L’œuvre autobiographique, vie de Henry Brulard et Souvenirs d'égotisme.

Stendhal par Félix Vallotton.
L’œuvre de Stendhal est profondément autobiographique. Même ses romans tant ils sont inspirés par sa propre vie, mais aussi parce qu’ils constituent une autobiographie idéale de Stendhal. Julien Sorel, Lucien Leuwen et Fabrice Del Dongo sont ce que Stendhal aurait rêvé d’être.
Les œuvres autobiographiques de Stendhal sont de trois natures. D’une part Stendhal a tenu pendant de très longues années un journal où il raconte au fur et à mesure les événements de sa vie. On pourrait parler d’une prise sur le vif de sa propre vie. D’autre part Stendhal a rédigé deux autres grandes œuvres autobiographiques : la Vie de Henry Brulard et Souvenirs d'égotisme. Elles poursuivent le même projet que le Journal, mais aussi que celui des Confessions de Rousseau : mieux se connaître soi-même. Cependant elles se distinguent du Journal car elles ont été écrites a posteriori. Enfin, l’autobiographie prend une forme bien particulière chez Stendhal : il aimait écrire sur la marge de ses livres, et même de ses romans, mais de manière cryptique ou sur des vêtements, par exemple sur une ceinture comme dans la Vie de Henry Brulard.
L'œuvre autobiographique de Stendhal ne se distingue pas tant par son projet, Rousseau poursuivait le même que par l’importance qu’elle prend. Elle s’exprime aussi bien par des romans que par des autobiographies. Même la critique d'art chez Stendhal se fait autobiographie.

L'égotiste

Le masque va donc de pair avec l'égotisme, car il permet à l'individu de s'épanouir en toute quiétude.
Parmi les mots nouveaux dont Stendhal a enrichi la langue française, tels que cristallisation, amour-passion, touriste, ceux d'égotisme et d'égotiste sont sans doute les plus importants. Lorsqu'on procède au recensement des différents passages où ces termes reviennent, on s'aperçoit qu'ils recèlent une acception péjorative : l'égotisme est haïssable – et, parfois, même une manifestation de vanité – parce qu'il est l'expression de ce besoin propre à l'homme de s'accorder une place prédominante, soit en faisant le vide autour de soi, soit en rabaissant ce qui l'entoure. Stendhal est néanmoins conscient que l'égotisme comporte une autre acception bien plus élevée : loin d'être l'émanation d'un culte desséchant de la personnalité, apanage d'individus décadents, l'égotisme représente l'avènement conscient du moi. Stendhal est parvenu à cette prise de conscience non pas à la suite d'une recherche dialectique, mais d'instinct. Le journal qu'il a commencé à tenir régulièrement dès l'âge de dix-huit ans a été d'emblée un instrument de connaissance. D'où une distinction qui a fini par s'imposer à son esprit comme une vérité évidente : il y a les bons et les mauvais égotistes, ceux pour qui l'univers n'existe qu'en fonction d'eux-mêmes – et, dans ce cas-là, l'égotisme devient le synonyme de vanité et d'afféterie – et ceux, au contraire, que seule préoccupe la connaissance du moi – et c'est son cas. La différence réside moins dans le miroir que dans l'œil du regardant.
L'égotisme ainsi conçu est présent dans l'œuvre stendhalienne tout entière, y compris un ouvrage d'où il semblerait devoir être exclu : le traité de De l'amour 1822. Le lecteur qui, sur la foi du titre, s'attendrait à un ouvrage érotique, à des scènes croustillantes, voire grivoises, en serait pour ses frais, car il a l'impression d'avoir entre les mains une ennuyeuse dissertation philosophique. Le philosophe, ou le moraliste, subit à son tour le même genre de déception, parce que, au lieu de l'exposé systématique et profondément structuré auquel il s'attendait, il se rend bientôt compte que l'auteur se borne à de vagues notations psychologiques sans le moindre souci d'approfondissement théorique et de classification. Or, il suffit d'y regarder d'un peu plus près pour s'apercevoir que De l'amour ne ressemble en rien à ces « physiologies si à la mode à l'époque romantique, et qui n'ont pour elles que le mérite du pittoresque et du divertissement. Un examen plus attentif encore révèle que le livre est de nature essentiellement autobiographique : c'est le journal secret de la passion malheureuse que Stendhal avait conçue à Milan pour Mathilde ou Métilde Dembowski. Il s'agit à la fois d'une confession et d'une analyse. Grâce à une trame complexe et continue d'alibis, l'auteur peut se permettre de mettre son cœur à nu, en même temps qu'il se pose la question angoissante : comment un véritable amour-passion, tel que le sien, se heurte-t-il à l'indifférence, voire à l'hostilité de la femme qui en est l'objet ? Jamais la quête du bonheur poursuivie par Stendhal ne s'est révélée aussi illusoire. Le mérite de l'écrivain est de ne pas avoir versé dans la misanthropie et la misogynie. Stendhal nous ravit parce que ses réactions sont inattendues.
Les œuvres le plus directement placées sous le signe de l'égotisme sont, en plus du Journal, les Souvenirs d'égotisme, la Vie de Henry Brulard.

Stendhal, Souvenirs d'égotisme

Les Souvenirs d'égotisme devaient être le récit de la vie de l'auteur au cours de la décennie 1821-1830, depuis son retour à Paris, après le long séjour à Milan, jusqu'à son nouveau départ pour l'Italie en qualité, cette fois-ci, de consul de France. En fait, seule une petite partie du plan a été réalisée, Stendhal ayant, à un moment donné, renoncé à poursuivre la composition de l'ouvrage. Mais pourquoi l'avoir entreprise ? Certes pas en vue de se livrer à une confession générale, pour s'accabler ou s'absoudre, mais plus simplement afin de s'efforcer de cerner son moi, de déchirer le voile qui le lui cache. Le mot égotisme qui figure dans le titre ne désigne plus l'attitude traditionnelle de se représenter tel qu'on croit aveuglément être ou encore tel qu'on se souhaite, mais bien la disposition de l'individu à se scruter en vue de se connaître réellement. La résonance extraordinaire des Souvenirs d'égotisme vient de ce que cette œuvre n'est pas coulée dans le moule habituel des récits autobiographiques. D'ailleurs, elle ne renferme guère de récits proprement dits. Et ceux-ci ne sont pas non plus remplacés par une succession de considérations générales apparentant l'ouvrage à un traité de morale.
La marche suivie par l'analyste est une marche ascendante : des faits aux causes. Il ne pouvait y en avoir d'autre pour un esprit à qui Condillac et Helvétius avaient appris à raisonner. Dans ces conditions, n'est-il pas singulier que Stendhal se soit arrêté en cours de route, comme s'il doutait de ses forces ou de l'efficacité de ce travail de fouille ? C'est que le lecteur – car lecteur il y a – auquel il s'adresse a beau lui ressembler, il n'en a pas moins d'indiscrètes et humaines curiosités. Stendhal, qui est tout le contraire d'un exhibitionniste, finit par se trouver enfermé dans une contradiction sans issue : le désir, le besoin d'être sincère, vrai, d'une part ; les exigences de la discrétion, d'autre part. Une secrète pudeur le porte à ne pas franchir un certain seuil, de crainte de tomber dans la forfanterie ou l'affabulation. Aussi, deux semaines à peine après le début de cet examen de conscience, s'arrête-t-il dans la voie de l'égotisme systématique. Ces Souvenirs resteront inachevés.
Stendhal ne renoncera pas pour autant à écrire sur lui-même, mais il préférera remonter aux sources, au lieu de vouloir aller à la découverte à travers les vicissitudes de l'homme déjà adulte.
Ce qui caractérise la Vie de Henri Brulard, cette autobiographie dont on commence à peine à saisir toute la nouveauté et l'originalité, c'est que l'auteur, en allant à la recherche du temps perdu, ne doit faire aucun effort pour le ressusciter. D'emblée, le plus lointain passé se révèle étrangement présent. Un fond de mélancolie voile cette constatation : J'étais à la montée de la vie …. J'en suis à la descente. Un fait s'impose à lui avec une évidence aveuglante : Tel j'étais, tel je suis.Aussi les souvenirs se pressent-ils en foule. À tel point que l'écrivain, renonçant à les endiguer, a à peine le temps matériel de les fixer sur le papier : Comment veut-on que j'écrive bien, forcé d'écrire aussi vite pour ne pas perdre mes idées ? Les idées me galopent ; si je ne les note pas assez vite, je les perds. Ces idées sont des souvenirs de sensations. En d'autres termes, Stendhal ne s'applique pas à une reconstitution méthodique de sa vie passée, mettant bout à bout les épisodes les plus saillants ; il revit avec la même intensité qu'autrefois des événements dont l'empreinte sur son âme ne s'est pas effacée. La Vie de Henry Brulard n'est donc ni une narration, ni un plaidoyer, ni un réquisitoire. Il constitue pour l'auteur le seul moyen en sa possession d'atteindre cette vérité qui le fuit, car il ne dispose pas d'autres outils pour identifier et analyser les différentes couches qui sont venues se superposer dans sa mémoire, ou, pour reprendre son image, remonter le puits que les années ont creusé : Le puits avait dix pieds de profondeur ; chaque année j'ai ajouté cinq pieds ; maintenant, à cent quatre-vingt-dix pieds, comment voir l'image de ce qu'il était en février 1800, quand il n'avait que dix pieds ?
Tandis que, jusqu'alors, l'enfance avait été tenue pour une phase de simple et inintéressante vie végétative, Stendhal, le premier, lui reconnaît sa véritable valeur, qui est celle de la formation de l'individu sous le double rapport de l'intelligence et de la psyché. C'est pourquoi son dessein est de respecter scrupuleusement l'optique propre de l'enfant : J'ai vu tout cela, déclare-t-il, d'en bas, comme un enfant ….En même temps, il se rend compte avec lucidité que c'est bien l'adulte qui interprète les sensations de l'enfant : Je ne vois la vérité de ces choses qu'en les écrivant en 1835 ….Cependant, ces interprétations ne sont pas entachées d'un esprit de système. Sans cesse, Stendhal emploie des tournures négatives ou dubitatives qui sont autre chose que des précautions oratoires : Je ne prétends pas peindre les choses en elles-mêmes, mais seulement leur effet sur moi …; Je ne prétends nullement écrire une histoire, mais tout simplement noter mes souvenirs …; Je n'ai que ma mémoire d'enfant ….Autrement dit, l'un des aspects sans doute les plus hardis et les plus modernes de l'autobiographie stendhalienne est constitué par la notion même de temps. L'auteur évite de représenter le passé comme un bloc monolithique, ce qui, jusque-là, avait été la règle. Pour la première fois, il est fait appel au mystérieux cheminement des sensations.
L'égotisme se confond ainsi avec l'autobiographie. L'un et l'autre constituent une sève nourricière ; ils forment le substrat de l'œuvre stendhalienne, au point que la tentation est forte de se demander si l'activité créatrice de Stendhal n'a été, en définitive, qu'une sorte de circuit fermé excluant tout ce qui est habituellement du domaine de l'imagination.

Le pamphlétaire

Outre le masque et l'égotisme, un troisième trait caractérise Stendhal : l'adhérence dialectique à l'actualité de son temps. Digne enfant de son Dauphiné natal, qui a produit moins d'artistes que de philosophes, d'historiens, d'économistes, d'hommes d'État, Henri Beyle ne bâtit qu'avec des matériaux fournis par la vie quotidienne, et que, bien entendu, il façonne à sa guise. Sans cela, Stendhal ne serait pas Stendhal.
Sous l'Empire, Henri Beyle, à l'instar de ses contemporains, a été mordu par le démon de l'ambition. Il a convoité alors un de ces postes de responsabilité créés par l'Empereur, sûr de bien le remplir. La chute du régime impérial lui a rendu l'inappréciable service de lui permettre de redevenir lui-même. Désormais, Stendhal ne quittera plus l'opposition, même lorsque sa situation économique l'obligera, sous Louis-Philippe, à solliciter un consulat. Le premier et, paradoxalement, heureux effet du retour des Bourbons a été l'épanouissement de sa vocation de pamphlétaire. Les ouvrages que Stendhal a publiés à l'époque de la Terreur blanche sont d'authentiques pamphlets.
D'abord l'Histoire de la peinture en Italie, sur le frontispice de laquelle figurent les énigmatiques initiales M.B.A.A., Monsieur Beyle Ancien Auditeur. Ce titre annonce un panorama de la peinture italienne depuis les origines jusqu'au xixe s. L'entreprise était d'autant plus remarquable que rien de semblable n'existait sur le marché de la librairie française. Or, les rares lecteurs qui sont parvenus au bout du livre n'ont pas caché leur perplexité et leur irritation. Non seulement le panorama promis était fort incomplet – il n'était question que des primitifs, de Léonard de Vinci, de Michel-Ange ; par conséquent, les écoles de Venise et de Bologne, entre autres, n'étaient pas étudiées –, mais encore ils butaient sur des théories esthétiques fort peu orthodoxes, doublées d'obscures et incompréhensibles allusions ; aussi l'auteur a-t-il été considéré, même par des exégètes récents, comme un esprit volubile, incapable de se concentrer et de composer un livre à l'ordonnance claire et rigoureuse. En fait, chez lui, qui est tout le contraire d'un phraseur, chaque mot compte. Comment n'a-t-on pas vu que, dans ce cas précis, Stendhal a pris la précaution de prévenir ses lecteurs sur ses intentions réelles : On me dira qu'à propos des arts je parle de choses qui leur sont étrangères. Je réponds que je donne la copie de mes idées et que j'ai vécu de mon temps.Cette Histoire n'est pas un manuel anodin, intemporel ; elle a été écrite par un homme qui ne peut s'empêcher de ressentir le contrecoup des événements. En un mot, au-delà du précis historique, vous percevez la réaction d'un esprit libre, qui proteste à la fois contre une conception routinière du fait artistique et contre toutes les contraintes imposées par le parti au pouvoir.
Ce même ton de pamphlet, cette même protestation se retrouvent dans un ouvrage contemporain du précédent, Rome, Naples et Florence en 1817. Si on se fie à la lettre, il s'agit d'un banal carnet de route comme il en existait à foison. Une lecture plus attentive permet de déceler un arrière-plan inhabituel dans ces sortes d'écrits. Peu à peu, le but de l'auteur apparaît dans sa netteté : dénoncer le marasme où la Sainte-Alliance a plongé la péninsule, en la contraignant, contre sa volonté, à revenir vingt ans en arrière. Ce n'est donc pas par hasard ou bizarrerie que sur la page du titre figure, pour la première fois, le pseudonyme destiné à devenir célèbre : M. de Stendhal. Ce nom à consonance germanique était destiné à couvrir l'auteur, qui vivait alors à Milan, possession autrichienne. Pour mieux étoffer l'alibi, ce pseudonyme est suivi de la qualification d'officier de cavalerie, espèce éloignée de toute pensée sérieuse et préoccupée de passe-temps frivoles, théâtres et belles dames.
Le plus connu des pamphlets stendhaliens, Racine et Shakespeare – ils sont deux, en réalité, publiés à deux ans de distance –, n'est donc pas un phénomène isolé. Il s'insère dans un plus large contexte. C'est une vigoureuse et piquante plaidoirie contre l'immobilisme cher aux académies et pour une littérature nouvelle. L'épigraphe du premier Racine et Shakespeare est à retenir : Le vieillard : Continuons. – Le jeune homme : Examinons.Elle fait bien ressortir, sous une forme lapidaire, l'esprit contestataire qui l'anime. Car, en réclamant une littérature nouvelle, l'auteur n'entend pas fonder une école de plus ; il se déclare en faveur d'un mode d'expression conforme aux goûts et aux besoins de la génération montante. Une fois de plus, il s'élève au-dessus de l'éphémère et parle un langage universel.
Autre pamphlet : D'un nouveau complot contre les industriels. Sous une forme plaisante, recouvrant des traits acérés, Stendhal s'élève contre la puissance d'argent, l'industrialisation envahissante ou, comme nous disons, la société de consommation, au détriment de la justice sociale et des valeurs de l'humanisme.
La veine polémique ne s'exprime pas que dans les pamphlets proprement dits. Elle est présente partout, y compris dans l'œuvre romanesque. Dans Armance sont persiflés aussi bien les émigrés, qui, après Waterloo, sont rentrés en France avec les idées d'avant 1789, que les nouveaux députés, dont la roture s'accommode mal de la morgue des habitants du faubourg Saint-Germain. Mais c'est surtout dans le Rouge et le Noir qu'est nettement affirmée ce qu'on appellera la lutte des classes. Né quelques lustres plus tôt, un roturier, tel Julien Sorel, s'il était doué d'audace et d'intelligence, de courage et de talent, se serait aussitôt distingué et aurait parcouru une brillante carrière, tandis que, sous la Restauration, la caste au pouvoir lui interdit de franchir les portes de son ghetto. Aussi Julien, accusé de meurtre, refuse-t-il de se défendre, sachant par avance qu'il sera condamné à mort. Les paroles qu'il prononce à cette occasion sont lourdes de signification : Messieurs les jurés, je n'ai pas l'honneur d'appartenir à votre classe ; vous voyez en moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune …. Voilà mon crime, Messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sévérité que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois pas sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés.
À l'attitude de Julien Sorel fait pendant, dans Lucien Leuwen, l'épisode de l'officier obligé de marcher à la tête de ses soldats contre les ouvriers qui se sont « confédérés, c'est-à-dire mis en grève, pour protester contre des salaires de famine, et cet officier, Lucien, n'éprouve que honte pour le métier qu'il fait et dégoût pour le gouvernement qu'il sert.
À noter que Stendhal ne cherche pas, de propos délibéré, à introduire partout la politique. Bien au contraire, il aimerait s'en passer. N'est-ce pas à lui qu'appartient l'image tant de fois citée : La politique est un coup de pistolet au milieu d'un concert ? Mais Stendhal est en même temps assez lucide pour se rendre compte que la politique est un état de fait qu'on ne peut pas plus écarter de soi que la maladie. Aussi tout être conscient de ses devoirs est-il obligé de faire un choix, de prendre un parti, tout en sauvegardant sa liberté.

La conception stendhalienne de l'art

Stendhal aimait particulièrement " Leda et le cygne ", l'œuvre du Corrège, dont il possédait une gravure.
Stendhal ne fut pas seulement un romancier et un autobiographe, mais également un critique d’art dont la réflexion esthétique influença le travail romanesque, ainsi que l'appréciation des arts plastiques et de la musique. Citons Histoire de la Peinture en Italie, Rome, Naples et Florence, Promenades dans Rome, Mémoires d'un touriste.
Féru d'art lyrique, amoureux de l'Italie, comme en témoignent ses écrits, c'est lui qui fit connaître Rossini à Paris et en France. Des travaux de la deuxième moitié du xxe siècle ont fait apparaître sa compétence en matière picturale et musicale, sa familiarité avec ses peintres, sa vaste expérience du monde de la musique de son temps aussi bien instrumentale que lyrique, allemande ou italienne. Mais il était surtout un véritable spécialiste de l'opéra italien et de la peinture italienne. Bien qu'il se présentât comme un dilettante, on lui doit des analyses très fines de Rossini et Mozart. Il a saisi la mélancolie de Léonard de Vinci, le clair-obscur du Corrège, ou la violence michelangelesque.
Sa critique cohérente repose sur l'Expression, qui destitue les formes arrêtées et le Beau antique, la Modernité qui implique l'invention artistique pour un public en constante évolution, et la subordination du Beau à l'opinion seule, l'Utile qui donne du plaisir réel à une société, à des individus, et le dilettantisme qui repose sur la pure émotion du critique. Stendhal fonde ainsi une critique historique, l'art étant l'expression d'une époque, et revendique le droit à la subjectivité ; il admet la convergence des arts et leur importance selon qu'ils procurent ou non du plaisir physique, qu'ils ouvrent l'esprit à la liberté de l'imaginaire et qu'ils suscitent la passion, principe de base. Stendhal est un critique d'art qui marque une étape importante dans l'intelligence de tous les arts.
L'Histoire de la peinture en Italie paraît en 1817 ; de l'aveu même de l'auteur, l'ouvrage est un pamphlet et, de ce fait, un défi à la tradition académique,un manifeste qui remet en cause l'idée classique selon laquelle l'art serait transcendant, intemporel, et universel. Stendhal entend bien ramener le ciel sur la terre : les tableaux de Giotto, les Madones de Raphael, le Jugement dernier de Michel Ange sont immergés dans le temps, et ne sont pleinement intelligibles qu'à la lumière de mises au point replaçant les œuvres dans leur contexte. … Et ce que Stendhal dit de Michel Ange, il le dit de tous les autres peintres, ce qui fait de la peinture en Italie une histoire sinon matérialiste, du moins sociologique, et réaliste.

Stendhal et la politique

Malgré son annonce répétée que parler politique dans un roman est comme un coup de feu dans un théâtre, tous ses romans sont pétris de politique, que ce soit dans Lamiel, où il prévoyait pour son personnage du Docteur Sansfin un destin de député, ou dans La Chartreuse de Parme, critique transparente des despotismes italiens, et surtout dans Lucien Leuwen attaque en règle des turpitudes de la Monarchie de juillet tout autant que du ridicule des légitimistes, roman volontairement laissé inachevé pour ne pas déplaire au gouvernement de Louis-Philippe.
Les idées de Stendhal concernant la politique de son temps son pleines de contradictions, au point qu'il a pu être qualifié de Jacobin aristocratique. Il résume ses convictions politiques dans Vie de Henry Brulard : J'abhorre la canaille …, en même temps que, sous le nom de peuple je désire passionnément son bonheur, et que je crois qu'on ne peut le procurer qu'en lui faisant des questions sur un objet important. C'est-à-dire en l'appelant à se nommer des députés le suffrage universel. … J'ai horreur de ce qui est sale, or le peuple est toujours sale à mes yeux.S'il avoue donc être de gauche, c'est-à-dire libéral, il trouve les libéraux "outrageusement niais"; républicain de conviction, il méprise la canaille ; admirateur des qualités d'administrateur de Napoléon, il est écœuré par son côté tyrannique ; s'il trouve les légitimistes ridicules, il ne peut s'empêcher de regretter l'esprit d'AncSien Régime. Fidèle a son beylisme, Stendhal se méfie de tout et de tout le monde. Il se place résolument du côté de la subversion, de la modernité, contre les conservatismes et les hypocrisies du pouvoir.

Romantisme Racine et Shakespeare.

Stendhal a découvert le romantisme avec Frédéric Schlegel, mais Ces plats allemands toujours bêtes et emphatiques se sont emparés du système romantique, lui ont donné un nom et l’ont gâté.Il ne supporte pas non plus l’emphatisme niais de Chateaubriand et de Madame de Staël. C’est l’Edinburgh Review et Lord Byron qu'il découvre en septembre 1816, qui lui révèle un Romantisme qui rejoint ses idées, au moment où il termine son Histoire de la peinture en Italie : Byron, Byron est le nom qu'il faut faire sonner ferme. L’Ed. H. le place immédiatement après Shakespeare pour la peinture des passions énergiques. Ses ouvrages sont des histoires d’amour tragiques. Pour lui, le Romantisme est a la fois subversion et modernité, une rupture avec les anciens, une nouvelle manière d’exprimer les passions et une connaissance des émotions : La connaissance de l’homme, … si l’on se met à la traiter comme une science exacte, fera de tels progrès qu’on verra, aussi net qu’à travers un cristal, comment la sculpture, la musique et la peinture touchent le cœur. Alors ce que fait Lord Byron on le fera pour tous les arts.
Cependant Son style sec, précis, la revendication d'écrire aussi nuement que le Code civil, écartent de Stendhal tout soupçon de romantisme, si, par romantisme on entend : voiles gonflées, vents en rafales, orageux aquilons, souffles brûlants de la nuit, lunes épandues sur les lacs, coeurs en pâmoison, enflures, boursouflures et tonnerre des grandes orgues. Pourtant, Sainte-Beuve le qualifiait de hussard du romantisme, et Racine et Shakespeare, paru en 1825, où il prenait parti avec véhémence pour Shakespeare contre Racine, pour les sorcières échevelées de Macbeth contre les perruques de Bérénice, fut considéré comme un manifeste de la nouvelle école romantique, et même comme le premier manifeste, avant la préface de Cromwell de Victor Hugo en 1827. En réalité Stendhal ne livrait pas bataille pour le romantisme en soi, il émettait l'idée neuve que le goût est mobile, qu'à chaque siècle correspond une nouvelle sensibilité qui réclame des oeuvres d'un ton nouveau.
Jean Goldzink propose de faire un parallèle entre Stendhal et Théodore Géricault, son contemporain : Le Romantisme très particulier de Stendhal (un art de la modernité énergique, de la prose et de l'héroïsme dans les sentiments, qui allie culte de Napoléon et le culte de l'amour, l'ironie et la rêverie, trouve un équivalent pictural plus exact chez Gericault que dans l'univers onirique de Caspar David Friedrich.

Beylisme

Stendhal invente pour lui-même le Beylisme le 17 mars 1811, lorsqu'il écrit dans son journal à propos de l’un de son ami : Crozet est toujours amoureux d’A., conduisant sa barque comme un niais, et il en est triste et attristant. C’est ce que je lui dis sans cesse à lui-même pour le rendre un peu beyliste. Mais il regimbe. La volupté n’aura jamais en lui un adorateur véritable, et il me semble presque irrévocablement dévoué à la tristesse et à la considération qu’elle procure chez ce peuple singes.Il en reparle plus loin, à propos du poète Vittorio Alfieri et de la vie qu’il aurait dû avoir en tant que comic bard, poète comique : regarder la vie comme un bal masqué où le prince ne s’offense pas d’être croisé par le perruquier en domino.Si Alfieri avait été beyliste, il en aurait été plus heureux.
Dans Stendhal et le Beylisme, Léon Blum explore les principes et les contradictions de cette méthode pratique du bonheur : Quand on a pris clairement conscience des exigences essentielles de sa nature, quand on a concentré vers ce but toute sa volonté agissante, quand on a rejeté résolument les faux principes de la morale courante ou de la religion, les fausses promesses de la société, le bonheur peut s'obtenir logiquement, par stades nécessaires, comme une démonstration mathématique. Dans cette démarche, on se heurtera à l'éternel ennemi : le monde, mais on sait le moyen de la combattre, c’est-à-dire de le tromper. Dès qu'une tactique appropriée nous a débarrassé de son emprise, le bonheur ne tient plus qu'à notre lucidité et à notre courage : il faut voir clair, et il faut oser. … Une mécanique du bonheur et non du plaisir, dans cette formule tient la nouveauté profonde. Stendhal part de Condillac et d'Helvetius, des philosophies qui expliquent toute connaissance par les sens et réduisent toute réalité à la matière ; mais il les couronne par une conception du bonheur où nul élément sensuel et matériel n'entre plus. Le bonheur, tel que Stendhal l'entend, dépasse de beaucoup la secousse heureuse des sens ; il intéresse les énergies profondes de l'âme ; il implique un élan, un risque, un don où la personne entière s'engage.… Il est un épanouissement, un moment d'oubli total et de conscience parfaite, une extase spirituelle où toute la médiocrité du réel s'abolit. Les états intenses de l'amour, la jouissance que procure l'oeuvre d'art peuvent en fournir une idée.
Ou, comme le résumait plus récemment Charles Dantzig : Si les écrivains du XIXe siècle broient du noir, Stendhal broie du rose. … Le bonheur chez Stendhal n’est pas une idéologie, il est la vie même, ou plutôt ce que la vie devrait être. Le bonheur chez Stendhal est l’état idéal du petit nombre de papillons toujours attaqués par les bœufs pour leur délicatesse.

Un nouveau "roman"


Stendhal n'a pas été un romancier prolifique. Il a publié seulement trois romans Armance, le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme et une demi-douzaine de nouvelles Vanina Vanini, le Philtre, les Chroniques italiennes. Il est vrai que d'autres œuvres, pour des raisons qui mériteraient d'être précisées, tellement le phénomène est caractéristique, n'ont pas été achevées : Une position sociale, Lucien Leuwen, Mina de Vanghel, Lamiel, Suora Scolastica. Mais, même en tenant compte de ces dernières, le chiffre total demeure assez faible. Autre remarque : Stendhal est arrivé très tard au roman, la quarantaine passée, après s'être surtout occupé de théâtre, ce qui implique une lente maturation et une formation dont on aurait tort de ne pas tenir compte. C'est pourquoi le roman stendhalien ne ressemble en rien, par sa conception et sa structure, ni au roman traditionnel, ni au roman contemporain, celui de Balzac en particulier.
Armance, le coup d'essai, n'est sans doute pas un coup de maître, bien qu'il laisse présager un écrivain original. Le sujet, un cas d'impuissance, n'est pas une invention du néo-romancier, qui a exploité une aventure passablement scandaleuse narrée par la duchesse de Duras dans un livre qui courait Paris sous le manteau. Sa nouveauté réside en la manière dont l'intrigue est nouée et dans son insertion dans la vie contemporaine. Mais trop d'interdits existaient en 1827 pour qu'il fût possible de parler ouvertement du mal mystérieux dont souffre le héros, de sorte que, par la force des choses, le récit tourne court, l'auteur ne pouvant – ni ne voulant – s'exprimer avec la liberté nécessaire.
Le Rouge et le Noir est, lui aussi, issu de l'actualité. Deux faits divers, l'un survenu dans les Pyrénées, l'autre dans le Dauphiné, ont joué le rôle de catalyseur
Les différences entre les deux chefs-d'œuvre romanesques stendhaliens sont grandes. Cette différence se double d'une évolution non moins certaine. Néanmoins, les points de contact sont nombreux, tant sur le plan psychologique que sur le plan historique. Que l'on songe, pour n'en donner qu'un seul exemple, au donjon-prison qui trône dans la deuxième partie des deux romans. Le retour du même thème ne peut être imputé au hasard ou à l'impéritie. En outre, le dénominateur commun est constitué par l'enracinement dans l'actualité contemporaine. Stendhal connaît le secret de supprimer tout hiatus entre la fiction et la réalité.
Au tableau de la France courbée sous la férule de la toute-puissante Congrégation fait pendant celui de l'Italie divisée, opprimée. La toile de fond est tellement imprégnée d'actualité qu'il est loisible de chercher à deviner sous les personnages issus de l'imagination du romancier des silhouettes du temps et à retrouver dans tel ou tel épisode des événements ayant défrayé la chronique.
Le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme ne sont pas une exception ; toute l'œuvre romanesque stendhalienne présente ce même aspect : qu'il s'agisse de ce drame cornélien entre l'amour et l'amour de la patrie qu'est Vanina Vanini, ou de Lucien Leuwen, l'un des tableaux les plus lucides, les plus pénétrants qu'on ait jamais peints des mœurs provinciales dans la première partie et des dessous de la politique dans la seconde, ou encore de Lamiel, qui, mettant en scène une séduisante aventurière, voulait – car, pas plus que le précédent, il n'a pas été achevé – offrir à son tour un tableau des mœurs politiques sous Louis-Philippe. Est-on donc autorisé à considérer ces œuvres comme des romans historiques et le romancier, ainsi qu'on s'est plu à le répéter ces dernières années, comme un champion du réalisme ? Ce serait singulièrement l'appauvrir. Stendhal ne peut être comparé à ceux qui, à l'instar de Walter Scott, ont essayé de faire du vrai avec du faux. En dépit de son goût pour les petits faits vrais, Stendhal n'est pas un naturaliste, n'a rien d'un Zola. Loin de là, il a horreur de ce qui est vulgaire. Or, trop souvent, la réalité est basse, sale, ignoble, prosaïque. Il est bien vrai que ses romans sont conçus comme des chroniques – c'est le mot qui figure sur le frontispice du Rouge et le Noir – et comme un miroir – autre mot mis en épigraphe d'un chapitre du même ouvrage –, mais ils sont aussi et surtout le résultat d'une secrète et heureuse alchimie. Alors que les réalistes sont condamnés à patauger dans la déchéance physique et morale de l'être humain, Stendhal se place, lui, sous le signe de l'élévation, et cela non par obédience à un quelconque mot d'ordre d'une quelconque religion ou d'une quelconque morale, mais d'instinct, parce qu'il est persuadé que c'est là, et non ailleurs, l'aboutissement de la condition humaine. Et c'est par suite de la même conviction que l'amour-passion prend le pas sur l'érotisme. D'où un changement radical d'optique : celui qui, pour les exégètes du XIXe s., était un mauvais maître est devenu une source de foi en la valeur profonde de l'âme humaine, un maître de vie courageuse tendue vers l'idéal.
Original par sa conception, le roman stendhalien ne l'est pas moins par l'écriture. On a beaucoup parlé du style sec et dépouillé de Stendhal, qui, à l'en croire, lisait, pour se mettre en train, quelques pages du Code civil. Mais, par le suite, on a pris conscience de la signification et de la portée de ce dépouillement et de cette sécheresse. Dans ses romans – ainsi d'ailleurs que dans tous ses écrits –, Henri Beyle a su supprimer le décalage existant entre la langue littéraire et la langue parlée. Autrement dit, il a exprimé de la manière la plus immédiate ses idées et ses sentiments sans chercher à les affubler de tournures académiques. Cela explique l'allure parfois heurtée de ses phrases, ses redites et même ses incorrections, ses incohérences apparentes, qui ont si fort choqué ses contemporains.
Cette allure heurtée, si éloignée des phrases bien rythmées d'un Chateaubriand ou des tournures souvent rocailleuses d'un Balzac, vient surtout de l'élimination des idées intermédiaires. En sous-entendant les charnières, Stendhal met en relief le détail essentiel, amené la plupart du temps de manière imprévue, et il l'impose à l'attention des lecteurs. Sous un certain rapport, l'écriture stendhalienne annonce l'écriture cinématographique : bâtir à petites touches, petit détail par petit détail ; d'où de courtes scènes dont la puissance d'évocation crée le lien, et c'est Stendhal qui, le premier, a eu recours au procédé de la limitation du champ. La célèbre description de la bataille de Waterloo en est l'exemple le plus frappant : renonçant à la vue panoramique traditionnelle, le romancier reproduit uniquement ce que l'œil de son héros pouvait voir. La leçon a été retenue par les romanciers de notre siècle, et c'est à juste titre que la plupart d'entre eux considèrent Stendhal comme leur maître.
" Je ne sais pourquoi j'ai une honte mortelle du métier d'auteur."

À maintes reprises, Stendhal s'est exprimé en termes vifs à l'égard de l'académisme régnant à son époque. Ses contemporains et, plus encore, sa postérité immédiate se sont vengés en l'ignorant. Pour nous, au contraire, la récusation de la « littérature » explique et justifie le succès extraordinaire de l'œuvre stendhalienne. Stendhal a fait de l'anti-littérature non par parti pris, non en disciple d'un cénacle, mais parce qu'il a eu l'intuition que la littérature telle qu'on la concevait de son temps était désormais vidée et qu'il était absurde de continuer à s'asservir à un mode périmé d'expression.
La rapidité avec laquelle Stendhal compose est, par elle-même, la meilleure preuve de cette attitude. Toutes ses œuvres ont été écrites tambour battant, depuis le premier livre, les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, jusqu'au dernier, la Chartreuse de Parme. Une seule exception, l'Histoire de la peinture en Italie, dont la composition s'étale sur quelque six ans. En général, la rédaction n'est entreprise que lorsqu'un sujet est mûr dans l'esprit de l'auteur. Alors elle avance vite, très vite, comme si celui-ci était obsédé par la crainte de voir son inspiration s'envoler. Le travail littéraire est, pour lui, état de crise, synonyme de crispation et de tension nerveuse. Cela explique aussi que Stendhal écrive mal au propre et au figuré : entraîné par son élan, il n'a cure de bien mouler ses lettres, pas plus qu'il n'a le temps de choisir ses expressions, d'éviter les répétitions, la pléthore des pronoms relatifs, les cascades des subordonnées. À peine prend-il le temps de marquer d'une croix dans l'interligne les termes qu'il se propose de remplacer ou d'en mettre deux l'un à côté de l'autre, se réservant de choisir plus tard. Il est pressé d'arriver au bout, de couper le cordon ombilical. Le dénouement de presque tous ses livres est hâtif, trahissant une espèce d'angoisse qui porte l'écrivain à trancher dans le vif. Dès que, au contraire, il commence à « fignoler », à tracer des plans, à revenir en arrière pour améliorer les parties déjà écrites, introduire de nouvelles circonstances, soyons assurés que l'ouvrage est condamné à rester inachevé. Les exemples abondent ; c'est le cas, entre autres, de Lucien Leuwen et de Lamiel.
C'est pourquoi il est difficile – et dangereux – de classer Stendhal dans un genre bien défini. Il n'est pas tour à tour romancier, pamphlétaire, essayiste, voyageur, historien ; il est tout cela à la fois. C'est pourquoi, aussi, il est beaucoup plus qu'un écrivain du modèle habituel, de ceux que guettent la sclérose et le temps edax rerum. Au contraire, il possède une éternelle jeunesse, car il a le don inné d'inciter son lecteur à réfléchir, à faire un retour sur lui-même, sans pour autant violer son indépendance d'esprit, à l'engager dans la voie qui a été la sienne, celle de l'anticonformisme.
Ce qu'on a pris autrefois pour une expression de frivole amateurisme se présente à nous sous un tout autre aspect. Stendhal a cru à la littérature. Il a vécu d'elle et pour elle ; mais cette littérature-là ne ressemble point à celle qui avait cours de son temps. Ce n'est pas plus un passe-temps qu'un gagne-pain. Elle est un moyen de transmission et non une finalité. Être homme de lettres implique une responsabilité, un engagement vis-à-vis de soi-même : prendre conscience des problèmes qui se posent à l'individu vivant la vie de son temps et qui, dans la plupart des cas, le transcendent. Il n'y a pas pire présomption que celle de vouloir à tout prix trouver des solutions totales et définitives. Stendhal a su restituer à la littérature sa valeur et sa raison d'être.

Le stendhalisme

C'est un curieux et important phénomène, unique dans l'histoire des lettres. Il témoigne de l'empreinte laissée par Stendhal.
Il est vrai que les stendhaliens ne jouissent pas d'une bonne réputation. On se gausse de leurs minutieuses investigations, dont l'intérêt ne semble pas toujours proportionné aux moyens mis en action. On leur reproche de se perdre dans l'accessoire, laissant échapper l'essentiel ; on ironise sur leur tendance à s'enfermer dans une chapelle dont l'entrée est interdite aux non-initiés.
Pourquoi nier la part de vérité existant dans ces chicanes ? Un fait, cependant, est indiscutable : le stendhalisme existe depuis bientôt un siècle ; il s'est perpétué de génération en génération, à travers les fluctuations de tous les engouements et de toutes les modes ; il a débordé les frontières de la littérature française : il n'y a guère de pays au monde où le stendhalisme n'ait pris racine et n'ait ses adeptes. Un tel phénomène mérite réflexion.
Le promoteur en a été Stendhal lui-même. C'est lui qui a mis en circulation la notion de beylisme et a forgé le néologisme stendhaliser. C'est lui qui, par son habitude de s'exprimer en code, a intrigué ses lecteurs, qui se sont appliqués à le décrypter. Aussi son purgatoire n'a-t-il duré que peu d'années. Dès 1870, on signale des beylistes cherchant, avec de compréhensibles tâtonnements, à expliquer le pouvoir de séduction de l'écrivain. Après ces pionniers vient la génération des Bourget, des Taine, des Zola ; avec eux, Stendhal prend définitivement une place de choix dans l'histoire littéraire et dans celle des idées. Grâce à Émile Faguet, il franchit le seuil de l'université, habituée à n'admettre que les valeurs reconnues. À cette même époque, Casimir Stryienski et Jean de Mitty, en exhumant du fatras des manuscrits déposés à la bibliothèque de Grenoble des œuvres mal connues ou même totalement inconnues – Lucien Leuwen, Lamiel, les Souvenirs d'égotisme, la Vie de Henry Brulard, le Journal –, élargissent l'horizon stendhalien. Pendant ce temps, Andrew Archibald Paton fait paraître à Londres, en 1874, la première étude d'ensemble. Depuis lors, les stendhaliens se sont multipliés. La simple énumération de leurs noms remplirait plus d'une page.
Avec les années, le stendhalisme a changé de caractère : à l'amateurisme du début ont succédé des méthodes rigoureuses de recherche. Le résultat de cette ferveur est que l'image de Stendhal, telle que la voyaient ses contemporains, s'est notablement modifiée. Le cliché de l'homme frivole, du libertin cynique, de l'écrivain fantaisiste et assez fumiste sur les bords a été remplacé par l'image d'un être tout différent : une âme délicate et farouche, un passionnel qui n'a guère connu ce bonheur qu'il a poursuivi toute sa vie, un anticonformiste qui a toujours refusé de se plier à la contrainte d'où qu'elle vînt, un écrivain pénétrant et lucide, d'une inépuisable richesse. Notre génération a découvert des aspects que nos aînés avaient ignorés, par exemple l' actualité où baigne son œuvre tout entière – actualité littéraire, politique, sociale. Les générations qui nous suivront seront sensibles à d'autres formes d'expression que notre optique mentale ne nous permet pas d'appréhender. Et c'est bien là le plus étonnant aspect de la personnalité de Stendhal que cet attrait sans cesse renouvelé qu'exerce son esprit sur les générations successives, qui, chacune à son tour, se reconnaissent en lui.

Le touriste

Un autre mot dont Stendhal a enrichi la langue française est touriste. Et l'écrivain a joint au mot la chose, puisqu'il a été un grand voyageur et que quatre de ses livres sont des récits de voyage : Rome, Naples et Florence en 1817, Rome, Naples et Florence, nouvelle édition entièrement refondue, Promenades dans Rome, Mémoires d'un touriste.
« Il avait toujours adoré les voyages, la visite des curiosités d'un pays ….C'est par ces paroles que Stendhal présente, au début du dernier de ces ouvrages, son alter ego, le touriste Philippe L. Il est pourtant indispensable de s'entendre sur les limites de cette curiosité. S'il est vrai que Stendhal a passé hors de France et dans de continuels déplacements un tiers environ de sa vie, il n'en est pas moins vrai qu'il n'a jamais manifesté le moindre penchant pour l'exotisme, tellement à la mode à l'époque romantique. Il est allergique à l'Orient. Rien, chez lui, d'initiatique ; il ne voyage pas à la recherche des secrets de la raison d'être de l'humanité. Son champ est beaucoup plus limité. Ayant sympathisé d'emblée avec le caractère italien, Stendhal désire toujours mieux le connaître, car, à travers lui, il a l'impression de mieux apprendre à se connaître lui-même. Le voyage stendhalien est conçu comme la quête du moi.
Dans l'Avertissement des Promenades dans Rome, le mot égotisme revient par deux fois. Après avoir rapporté le souvenir, d'ailleurs fictif, d'un prétendu premier séjour qu'il aurait fait dans la Ville éternelle en 1802, Stendhal poursuit : M'accusera-t-on d'égotisme pour avoir rapporté cette petite circonstance ? Tournée en style académique ou en style grave, elle aurait occupé toute une page. Voilà l'excuse de l'auteur pour le ton tranchant et pour l'égotisme.Cette insistance n'est pas casuelle. L'ouvrage que l'auteur propose à son lecteur est le fruit de son égotisme. Le voyage est une occasion de sensations.
Si les voyages en Italie foisonnent de considérations esthétiques et de réflexions sur les mœurs, le voyage en France abonde en réflexions économiques et sociales. En effet, les Mémoires d'un touriste sont le miroir de la France sous la monarchie de Juillet. Stendhal a le mérite d'avoir perçu l'importance des problèmes concernant l'aménagement du territoire et l'environnement au moment même où l'industrialisation et l'introduction de la machine à vapeur provoquaient une crise aiguë et anéantissaient toutes les vieilles conceptions.
À une époque où le tourisme était, lui aussi, en pleine mutation, Stendhal donne au voyage une dimension nouvelle. Loin de le considérer comme une sorte d'opium où chercher l'oubli de l'angoisse quotidienne ou un simple complément de la formation intellectuelle, il vise à l'approfondissement du moi, sans que, pour autant, ses notations perdent leur allure spécifique de carnets de route. Ce résultat est atteint grâce, en premier lieu, à la forme de journal qu'il a adoptée, ensuite au grand nombre d'allusions plus ou moins voilées, aux sous-entendus, aux demi-aveux. Ce sont là les principaux éléments de ce piquant, où Stendhal est passé maître et qui rend la lecture de l'œuvre si attrayante.

Le voyage, la passion, l'esthétique

Le voyage, la passion, l'esthétique dominent l'expérience et l'œuvre de Stendhal et constituent comme une ligne brisée, qui le conduit au roman, lequel tend à devenir son mode d'expression préféré. Ces trois notions sont à la fois vécues et écrites plus que pensées, tant il est vrai que, pour la phénoménologie spontanée du romantique, l'expression de l'art prolonge sans perte ni rupture la dimension première de la vitalité en acte, où s'enracinent les valeurs idéales.
La Vie de voyage : c'est le titre d'une nouvelle de Gobineau qui implique que la vie est voyage, ou encore que le voyage représente la vérité de la vie. C'est en ce sens que Stendhal en a fait une pratique romantique, où le contact imprévu et neuf avec une réalité toujours différente révèle la différence toujours renouvelée qui construit le moi et fait de l'existence une suite de présents délivrés de la contrainte et du but à atteindre. Dans le tourisme, Stendhal est un des premiers à reprendre cet anglicisme, deux postulats romantiques – l'être est un vivant sensible, l'être n'est qu'individuel – sont explicités. Mais le voyage de Stendhal est italien d'abord. L'Italie est le lieu où Henri Beyle a découvert le bonheur de vivre ; mais ce bonheur est le propre du Sud, parfaite antithèse du Nord. Celui-ci, protestant, libéral, rationnel, moral et même puritain, industriel et technique, moderne et déjà démocratique, est peu à peu l'objet d'une critique radicale. Le grand Sud, catholique, archaïque, asocial et apolitique, univers de la violence, de la sensualité, de la passion amoureuse, s'épanouit, lui, dans l'esthétique, car il laisse en liberté les puissances du désir et de la vitalité, en même temps qu'il leur interdit toute issue dans l'action pratique ou sociale. L'Italien, heureux-malheureux, est ainsi le plus physique des hommes et le plus idéal : il n'existe absolument que dans les régions désintéressées et irréelles des beaux-arts. L'Italie récuse le monde moyen, tout ce qui est maîtrise de la réalité, organisation calculée de la vie et du temps, monopole de la raison et de ses domaines d'application, technique, science, morale. Les antivaleurs pour Stendhal sont le travail, l'argent, la vanité, condition nécessaire de toute société. Tout pays se situe dès lors à l'intérieur de cette dichotomie moderne : nord-sud. L'extrême nord, c'est les États-Unis. Mais le voyage, qu'il soit réel ou mental, se déroule toujours à l'intérieur de l'opposition et en parcourt les deux pôles. Que choisir, au reste ? Stendhal, qui se veut moderne dans le romantisme, est un héritier des pensées critiques du XVIIIe siècle. Libéral et républicain, positiviste et irréligieux, il est du nord comme du sud.

Seulement, son romantisme moderne refuse la modernité unilatérale. Il pense les contraires, sa philosophie implicite repose sur un usage agressif et railleur du paradoxe. Stendhal défend aussi bien l'État minimal du libéralisme que le despotisme génial de Napoléon ou le couple despotisme-anarchie qui caractérise l'Italie. Républicain de conviction, il reste nostalgique des sociétés aristocratiques. Pensant par évidences instantanées et impulsives, il établit sa logique à l'intérieur d'une logique supérieure qui réconcilie vérité et sentiment, raison et plaisir.
Il est donc devenu traditionnel de définir Stendhal par des oppositions intérieures : ironie et passion, conscience et rêverie... Rien de plus vrai, mais il faut ajouter qu'en un certain point s'esquisse une unité, une complétude, proprement romantiques. La passion amoureuse, ou plus profondément l'éros, au sens platonicien, a cette fonction d'unification dans la vie de Stendhal comme dans toute son œuvre ; d'où la place centrale qu'occupe De l' amour. Œuvre de circonstance, plaidoyer de l'amoureux méprisé, consolation d'un amant transi, analyse psychologique et sociologique, mais aussi longue plainte d'un Pétrarque romantique, retour à la tradition courtoise et romanesque, le livre est un art d'aimer, un traité d'érotique moderne, qui fait du long désir, du désir de loin, le centre d'une aventure spirituelle, le moyen d'un perfectionnement, et le cœur de toute découverte esthétique. Il s'agit donc bien d'une connaissance sensible, d'une mise en rapport du désir et de l'idée, ou de l'image, de l'éros et de l'inspiration. Sans émotion, sans désir ou plaisir, Stendhal n'est rien. La cristallisation, invention par l'imagination de la femme aimée, qui la constitue en objet d'une inépuisable perfection dans son unicité, est une sorte de folie, mot clé de Stendhal, mais c'est aussi la démarche essentielle qui unit le désir à la création imaginaire, la vitalité à la spiritualité.

La critique d'art à laquelle Stendhal s'adonne pendant sa première période créatrice est une expérience très proche de cette pensée. Cette activité est mal jugée : livres faits de plagiats, partis pris de Stendhal qui refuse par exemple la musique allemande au profit d'un ralliement exclusif au bel canto, et encore, il n'apprécie que Cimarosa, Mozart, et Rossini partiellement, romantisme étrange qui l'écarte de Chateaubriand, Delacroix, Hugo, Balzac, Beethoven... En fait, il faut reconnaître à Stendhal une incontestable compétence, c'est-à-dire une science de l'art, et le droit c'est le dilettantisme de juger en fonction de son seul plaisir et de son émotion : l' esthétique est la sensibilité, sous toutes formes, depuis le plaisir des sens jusqu'au bouleversement presque sacré du sublime, Michel-Ange, Mozart, c'est l'émotion sympathique qui unit le sujet à l'œuvre et fait de son interprétation une assimilation. En ce sens, Stendhal est plus qu'un critique d'art. Sa réflexion esthétique n'est pas un système, elle n'est fondée que sur les données immédiates du jugement esthétique dans tous les arts, hiérarchisés en fonction de leur pouvoir de favoriser le libre essor de la subjectivité créatrice, ou imagination. Stendhal refuse identiquement l'alexandrin, la tragédie néoclassique, la peinture hollandaise, la symphonie allemande et l'harmonie pure, le dessin, la sculpture antique, peut-être même le théâtre, toutes formes qui appauvrissent le sens, le cernent dans un contour ou dans un agencement de signes.

En peinture, Stendhal préfère le clair-obscur, surtout corrégien qui généralise le lointain, opère la fusion de l'ombre et de la lumière, offre le tableau comme une surface que l'imagination se doit d'achever. À Moscou, en 1811, Stendhal note que son idéal général de beauté est dans Cimarosa, ce misto di tenerezza e d'allegria qu'il offre à jamais comme œuvre idéale et style complet.

Le romancier

Chez Stendhal comme chez Balzac, Gautier, Baudelaire, l'expérience et la réflexion esthétiques ne se séparent pas de l'écriture. Stendhal, plus nettement que tout autre, est passé par cette méditation sur les arts pour élargir son idéal de beauté et de style : en apparence, il s'éloigne de la littérature, il la réduit à sa personne le journal, il la déborde en découvrant les effets qui le passionnent dans la peinture et la musique. En fait, l'artiste-écrivain aspire à une nouvelle littérature, et souffre dès le début d'une insuffisance du classicisme qui le conduit à revenir à la littérature enrichi et fortifié par son passage par l'esthétique ; celle-ci suppose une autonomie nette de l'art, un pouvoir global de signification et, surtout, de suggestion, plus de confiance aussi dans les capacités créatrices de l'imagination. À rebours du classicisme, ce que Stendhal appelle le style, le sien, suppose un brisement des continuités, d'où l'importance du fragment, de la parataxe, de l'ellipse, du détail, un refus de la construction et une préférence pour l'implicite et sa capacité illimitée de sens. Stratégie d'inachèvement, polyphonie ludique : l'effet Cimarosa ou l effet Corrège sont chez Stendhal des données stylistiques.

Conteur, anecdotier, Stendhal a pratiqué le récit, sans jamais songé à écrire un roman. Il s'y met pour des motifs personnels : dans Armance, il conçoit le personnage d'Octave, héros impuissant, en plein désespoir amoureux, en pleine défaite de lui-même. Le roman est alors une manière impersonnelle de dire le moi. Ses souvenirs jamais avoués de la passion pour Métilde sont dans Lucien Leuwen. Le plus intime de sa vie, les impressions de l'arrivée à Milan, impossibles dans Henry Brulard, sont permises dans La Chartreuse. Et puis, en 1827, le roman est un genre dont les romantiques s'emparent. Stendhal y vient par le romanesque, patrie utopique de ceux qui rêvent de passions et d'héroïsme, d'exploits et de bonheur absolu. C'est son monde, celui de ses premières lectures, le Tasse, l'Arioste, Cervantès, qui le placent dans l'univers enchanté et magique de l'éternel romance. Le romanesque est un monde complet, c'est ce qu'il nomme l'espagnolisme, ce culte du beau en tout, l'engagement illimité dans la chimère qui annule la réalité et en fait une terre d'exil. Tout commence donc avec Don Quichotte, et Stendhal, comme tant de romanciers du XIXe siècle, en revient à cette fondation du roman moderne. Tous ses héros sans exception sont définis par le conflit entre l'idée qui peut être l'idéalisme politique, l'abus des livres, l'a priori du cœur et le monde tel qu'il est.

Car, en 1827, le roman, c'est aussi le roman historique et politique, à l'exemple de Walter Scott, et le premier roman de Stendhal adapte au monde contemporain les procédés de saisie de l'histoire. Le romantique découvre la modernité du roman, qui s'adresse à un public démocratique, raisonnable et positif, qui se méfie des conventions du genre et de l'imagination, et qui veut satisfaire à la fois son goût du romanesque et son incrédulité. Renonçant à la fiction, le roman, qui se dit miroir, veut être vrai et propose un ensemble de faits authentiques. Stendhal n'invente pas le sujet de ses romans ; le plus souvent, il emprunte son schéma directeur à un autre texte, Latouche pour Armance, son amie Mme Gaulthier pour Lucien Leuwen, à un fait-divers notoire, l'affaire Berthet pour Le Rouge et le Noir ou réécrit, en changeant les données temporelles, un autre récit, Le Philtre ; La Chartreuse, née des Origines de la famille Farnese. Mais il lui faut encore la caution continuelle de la vérité stricte, le renvoi au référent précis et prouvé, au monde de petits faits vrais. Le roman qui déjoue la méfiance, sans cesser d'être pur roman, sera par excellence un roman politique, la politique, c'est l'actualité, ou un roman de la politique.

Certes, son roman évolue : violent, sombre, tendu, avec Armance et Le Rouge qui ont des tonalités tragiques, il tend à devenir, par un changement de manière, plus large, plus moqueur, et carrément comique dès Lucien Leuwen. Mais il reste fidèle à cet équilibre générique entre la tradition du romance et sa profanation par un réalisme antihéroïque et bas. Il faudrait dire que ces deux niveaux évoluent contradictoirement. Car c'est toujours à partir d'une courtoisie radicale que s'organise l'œuvre : le désir veut l'obstacle, la passion se fonde sur son impossibilité, elle implique le dévouement absolu, le renoncement, la prouesse de l'amant, le rayonnement idéal, tendre ou cruel, mystérieux ou violent, de la beauté féminine, le cœur du roman stendhalien, c'est bien l'érotique courtoise. Stendhal fait varier l'obstacle, ou encore le radicalise, l'impuissance d'Octave, la froideur de Lamiel, la pureté d'Armance, le complique d'aspects sociaux, Julien et son infériorité sociale, ou surtout son complexe d'infériorité, le purifie, Lucien et Mme de Chasteller, voire le sacralise, le vœu de Clélia. Son romanesque même évolue vers plus de rigueur, il retrouve ses sources avec le contexte italien et historique, L'Abbesse de Castro, La Chartreuse de Parme, où le récit d'aventure, la prouesse courtoise, le picaresque allègre sont regroupés, tandis que s'accentuent la lourdeur et la laideur du niveau bas, avec les scènes de la vie politique moderne dans Lucien Leuwen, les scènes de cour à Parme, la généralisation d'un ton burlesque dans Lamiel.
Il y a un comique, une ironie inhérents au roman stendhalien ou à son romanesque tombé dans la réalité d'une époque non héroïque. Le romancier mis à part L'Abbesse de Castro, qui relève du roman de chevalerie ne peut pas présenter un héroïsme intégral : les personnages sont des modernes, et le lecteur les aimera d'autant plus qu'il pourra se moquer d'eux. Leurs grandes actions, prendre la main de Mme de Rênal, suivre l'escorte de Napoléon à Waterloo sont petites, parodiques, paradoxales. Ce qui compte, c'est le degré d'effort, ou la mesure de la force qui est utilisée ; l'énergie selon Stendhal est justement là : non dans le résultat de la force, mais dans l'effort interne. Cet héroïsme intérieur et ironique est au centre des interventions du narrateur stendhalien, dont la voix et les intrusions infinies, se moquant de tout, et brisant toute cohérence, déploie autour des personnages une atmosphère d'ambiguïté qui tour à tour les abaisse et les élève. Roman de l'anxiété du moi, le roman de Stendhal la montre violente et sombre chez Julien, désespérée chez Octave, ingénue et naïve chez Lucien et en délivre un Fabrice plus attaché à la quête de l'amour qu'à la quête de lui-même.

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Posté le : 22/03/2014 20:26
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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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