Rigolus Jones et le village des Hurlus
Rigolus Jones arriva au siège de la prestigieuse entreprise belge HURLU, en plein centre de Mouscron. Il jeta un rapide coup d’œil à l’architecture du bâtiment, un ensemble de champignons en matière synthétique et à la texture tellement réaliste qu’il aurait cru l’entendre chanter.
Muni de sa convocation, Rigolus Jones se dirigea vers l’accueil où se tenaient quatre personnes : deux hommes et deux femmes.
— Bonjour mesdames et messieurs, dit-il. Je viens pour le recrutement des Gentils Amuseurs.
— Bonjour monsieur, répondit une très jolie blonde aux yeux bleus. Avez-vous le sésame ?
— Oui, bien sûr ! Le voici.
L’hôtesse prit le papier et le lut attentivement.
— Parfait monsieur Jones, vous êtes attendu au septième ciel. Vous pouvez prendre le cinquième tube sur la gauche. Une collègue de la direction des ressources humaines viendra vous chercher.
— Merci mademoiselle.
— Bonne chance, monsieur Jones.
Rigolus Jones se dirigea vers le lieu indiqué. Il appuya sur un bouton rose bonbon et les portes s’ouvrirent, découvrant un intérieur de la même couleur et décoré d’étoiles vertes. Il s’engagea d’un pas assuré et une voix féminine s’adressa immédiatement à lui.
— Où dois-je vous emmener ?
— Au septième ciel, s’il vous plait.
— En voiture, Simone !
Les portes se refermèrent et une douce odeur de guimauve envahit l’espace alentour. Rigolus Jones se laissa emporter par ce délice olfactif et le voyage lui sembla une merveilleuse pâtisserie. Il ferma les yeux et il savoura l’instant.
— Bonjour monsieur Jones et bienvenu parmi nous.
Rigolus Jones sortit de son rêve sucré. Une jeune femme, parfaitement identique à celle de l’accueil, se tenait en face de lui.
— Je m’appelle Barbie et je suis en charge de la sélection des candidats. Je vous invite à me suivre.
Rigolus Jones prit le pas de Barbie et ils se dirigèrent vers une grande salle multicolore. Barbie ouvrit la porte et lui montra une chaise.
— Je vous prie de vous assoir, monsieur Jones. Si vous souhaitez des boissons ou des friandises, faites signe à Ken, mon assistant.
Rigolus Jones regarda sur sa droite et il vit le prénommé Ken, un très joli garçon blond aux yeux bleus et taillé en surfer californien.
— Je prendrais bien un jus de papaye si vous avez cela, Ken, demanda-t-il.
— Je vais vous en chercher, répondit Ken. Désirez-vous des fraises Tagada ? C’est très couru à Mouscron et le mélange des deux est délicieux.
— Je n’osais pas mais si vous le proposez.
— Je vous amène un plateau.
— Merci Ken, conclut Barbie avec un sourire éclatant de mille dents dans une bouche parfaite.
Rigolus Jones scruta le reste de la pièce. Il était conscient de la concurrence, inévitable pour un poste aussi fabuleux au sein d’une entreprise de ce calibre. Barbie lui évita de se poser la grande question.
— Je vous propose de faire un rapide tour de table, dit-elle en clignant des cils.
Tout le monde se regarda en chien de fayence. Visiblement, le stress lié à l’importance de la session bloquait les autres candidats. Rigolus Jones s’étonna de ce silence car justement le rôle du Gentil Amuseur était de décontracter une ambiance coincée et de transformer une assemblée crispée en joyeuse troupe de turlurons. Il décida de prendre les devants.
— Bonjour à toutes et à tous. Je m’appelle Rigolus Jones et je viens d’Amérique, de la petite ville de Springfield dans le Colorado. J’adore la Belgique et sa grande tradition de bonne humeur. J’ai quitté ma ferme natale et ma famille pour tenter ma chance ici.
— Bonjour Rigolus Jones, répondirent en chœur les autres attablés.
— Comme vous le savez certainement si vous avez lu notre formulaire d’inscription, le processus de sélection démarre dès votre première présentation. Ainsi, Rigolus Jones va nous raconter une courte et plaisante anecdote et notre zygomatomètre va mesurer l’énergie comique dégagée par vos réactions. Vous faites donc aussi office de public test.
L’assemblée accepta la règle imposée par le recrutement et Rigolus Jones raconta une histoire de vol commercial privé, emprunté dans les années mille-neuf-cents-vingt par cinq voyageurs de commerce venus du Mexique, des Etats-Unis, de France, d’Allemagne et de Grande-Bretagne.
— Nous rencontrons des turbulences et un de nos réacteurs vient de lâcher, prévint soudain Simpson, le commandant de bord. Je vais devoir larguer les bagages pour alléger le jet sinon nous serons rapidement à court de carburant et nous nous écraserons dans les montagnes.
— D’accord, commandant Simpson, dirent les passagers.
— Nous sommes toujours trop lourds, informa Simpson quelques minutes plus tard. Je vais vous demander un difficile sacrifice. L’un de vous doit quitter l’avion et se jeter dans le vide. Nous ouvrons le panneau latéral à cet effet. Accrochez vous aux harnais de sécurité.
— Dieu sauve la Reine ! cria l’Anglais en prenant un parachute et en se précipitant dans l’éther.
— C’est un beau geste de la part de notre client britannique, malheureusement cela ne suffit pas, précisa Simpson après quelques minutes d’attente. Un autre doit se sacrifier.
— Vive la France et vive la République ! hurla le Français en se projetant dans les nuages.
— Je dois reconnaître le courage de notre passager parisien mais c’est toujours insuffisant, avoua Simpson après un quart d’heure. Qui veut se dévouer cette fois-ci ?
— Pour le Kaiser et le Reich Eternel, aboya l’Allemand en se ruant vers l’ouverture.
— Je n’en attendais pas moins et nous y sommes presque, concéda Simpson. Toutefois, il reste encore un peu de surcharge et je dois vous demander un ultime geste héroïque.
— Pour Fort Alamo et Davy Crockett ! rugit l’Américain en jetant le Mexicain à travers l’ouverture.
Rigolus Jones termina son récit debout sur la table. Il avait mimé chacun des personnages en prenant l’accent propre à leur origine, ce qui rajoutait au charme de sa diction anglo-saxonne.
Barbie et Ken étaient tordus de rire et le reste de l’assistance avait également du mal à garder son sérieux.
— Merci Rigolus Jones pour cette fort amusante narration, conclut Barbie, les yeux encore brillants tellement elle en avait pleuré. Qui se propose pour prendre la suite ?
— Je veux bien, allez, répondit un grand garçon à l’allure gauche et habillé d’un improbable pull vert pomme sur un blue-jean aux ourlets d’un autre temps.
— Nous vous écoutons.
— Bonjour à toutes et à tous. Je m’appelle Gaston Lagaffe et je viens de Charleroi. Je me suis inscrit sous la pression de ma collègue, mademoiselle Jeanne, parce que je l’aime bien. Je vais vous raconter comment j’ai adopté et dressé une mouette rieuse.
Le Belge démarra son histoire en se tortillant dans tous les sens tel un lombric perdu dans un plat de patates. Rigolus Jones l’écouta avec attention, se demandant quand est-ce qu’il allait se marrer.
Barbie attendit patiemment la fin des présentations. A part Rigolus Jones, tout le monde avait oublié la signification du qualificatif « court » et la session consomma l’essentiel de l’après-midi. Elle ne s’en formalisa pas car ce type de sélection comportait invariablement quatre-vingt-dix-neuf pour cent de déchet. Elle avait déjà vu beaucoup de candidats qui se croyaient capables d’électriser une foule, de la dynamiser et d’en recharger l’énergie positive par des électrons comiques et des protons rigolards. Presque chaque fois, ils étaient tous recalés pour des raisons diverses et variées, allant du rire forcé digne d’un médiocre présentateur de jeux télévisés jusqu’à la stupide vulgarité des rois de la blague potache qu’on entendait trop souvent dans les bars d’Anderlecht.
— Je vous remercie de vos excellentes prestations, dit-elle à l’assistance. Ken va vous raccompagner et nous vous recontacterons pour la suite de ce recrutement car, comme vous l’avez certainement compris, nous avons dépassé l’horaire prévu et nous devons rendre la salle maintenant.
— Nous allons passer par derrière afin de visiter l’un de nos clubs pilotes, proposa Ken.
— Chic ! hurlèrent en chœur les candidats.
La joyeuse troupe, revigorée par la surprise de visiter un vrai village de Hurlus, suivit Ken en file indienne.
Barbie retint Rigolus Jones par la manche et lui intima discrètement l’ordre de rester. Elle agrémenta son geste d’un sourire à dérider un croque-mort neurasthénique.
Rigolus Jones laissa ses concurrents partir avec le joueur de flute au corps d’éphèbe. Il comprit que les choses sérieuses allaient commencer quand Barbie lui indiqua la chaise centrale. La belle blonde posa son superbe séant sur la table puis elle croisa ses longues jambes galbées.
— Je crois, mon cher Rigolus Jones, que vous avez saisi la teneur de mon prochain message.
— Je pense, oui. J’ai réussi la première étape ?
— Exactement ! Vous avez fait exploser le zygomatomètre et je peux vous confier un petit secret car vous le méritez.
— Allez-y ! Je suis curieux d’en savoir plus.
— Vous avez établi un nouveau record. Rien que ça. Félicitations !
— Merci.
— Je vais vous indiquer la suite des événements vous concernant. D’abord, je dois appeler votre coach personnel, la personne en charge de vous pendant le stage de formation.
— Parce que je suis engagé ?
— Bien entendu ! Rares sont les élus dans la sélection des Gentils Amuseurs et ils sont toujours désignés dès le premier jour. Sinon, cela signifie qu’ils ne sont pas amusants mais juste gentillets. Nous sommes Le Numéro Un du Bonheur, au niveau mondial, essentiellement grâce à notre processus de recrutement.
Barbie arrêta là son discours commercial et elle appuya sur un minuscule losange bleu. Presque aussitôt, la porte de la salle de réunion coulissa et laissa apparaitre une splendide jeune femme, identique à Barbie à l’exception de sa chevelure rousse et de ses yeux verts.
— Je vous présente Cindy, votre mentor. Elle vous accompagnera dans notre Village Fondateur, là où tout a commencé pour l’entreprise HURLU. Vous passerez trois mois sur place à apprendre nos valeurs, nos techniques et nos astuces.
— Comment travaillerons nous ensemble ? demanda Rigolus Jones, peu habitué au coaching individuel.
— Nous avons une approche originale, avoua Barbie. Elle permet d’obtenir des résultats exceptionnels et de fidéliser nos Gentils Amuseurs.
— Nous serons toujours ensemble, enchaîna Cindy. Je mangerai, je vivrai et je dormirai avec vous. Chaque jour pendant un trimestre. Vous verrez, ça paraît envahissant sur le papier mais vous adorerez passer la nuit en ma compagnie durant votre training.
— J’ai hâte d’y être, confessa Rigolus Jones subitement excité à l’idée d’une telle proximité.