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Nouvelles : Gambit de la reine
Publié par Eric le 16-12-2020 19:10:00 ( 380 lectures ) Articles du même auteur



Gambit de la reine

Le véritable metteur en scène de notre vie est le hasard.

J'avais pris l'habitude de passer une soirée ou deux par semaine dans ce bar du centre ville pour "pousser du bois" comme on dit dans le milieu des joueurs d'échecs. J'étais, je dois l'avouer, un joueur médiocre mais à ma décharge nous sommes des milliers de par le monde qui se contentent des échecs comme d'un passe-temps agréable, heureux simplement si nous pouvons un jour croiser un grand maître et pouvoir un jour se vanter d'avoir joué contre lui. Régulièrement je jouais contre Monsieur P. Un joueur taciturne dont j'appréciais le jeu élégant et posé fait de compositions sans imagination mais qui était par ailleurs un vrai gentleman de mon point de vue et comme je suis un joueur plutôt émotif cela me convenait. Le choix d'un partenaire de jeu équitable est une question cruciale aux échecs si vous ne voulez pas que votre passe-temps se trans

forme en véritable épreuve nerveuse. Les échecs sont un sport qui à l'instar de la boxe vous met en contact physique direct avec votre challenger.

Cela faisait bien trois ans que je pratiquais Monsieur P. dont j'ignorais tout de la vie privée et ce soir-là je ne sais trop ce qui m'a pris, peut-être parce que j'avais obtenu un nul après une partie âprement disputée mais toujours est-il que je me suis mis à le questionner sur sa vie privée. Des enfants ? un animal domestique ? Un métier ? Comme il me répondait négativement à chaque question j'ai lancé benoîtement : une femme ? Je le vis se rembrunir aussitôt. J'ai pensé à un deuil et je me suis excusé platement. Il m'a regardé par en dessous, il a commencé à bourrer sa pipe et il m'a dit en l'allumant je vais vous raconter ....


J'avais depuis longtemps l'habitude de passer une soirée par semaine dans ce bar du centre-ville pour jouer aux échecs. Et cela bien avant de rencontrer Natacha. Au début de notre liaison j'avais même franchement laissé tomber cette habitude n'y allant qu'épisodiquement. Mes camarades de jeu me chambraient gentiment par des allusions discrètes à ma reine que je ne lâchais plus. Il faut dire que c'est exactement comme cela que je l'avais rencontrée. Au cours d'un tournoi en plein air avec des figurants qui tenaient les rôles des pièces sur un échiquier géant. Bien évidemment Natacha était la reine blanche et j'avais les blancs ce jour là. J'ai été immédiatement fasciné par elle. C'était une femme superbe et elle tenait parfaitement son rôle de reine sur l'échiquier. Ah ça oui on pouvait dire qu'elle avait un vrai port de reine. Je jouais contre un polonais ce jour-là. Une ouverture classique et la partie a été extrêmement serrée. Au bout de soixante quinze coup j'avais dû me résoudre à sacrifier ma belle reine blanche et j'étais dans une position que tout le monde autour de moi jugeait désespérée. On pariait à quarante contre un sur ma défaite. J'ai opéré alors une défense impeccable et j'ai même réussi momentanément à ressusciter ma reine en menant mon pion en g8. Pour me la faire prendre aussitôt bien sûr mais c'était une satisfaction pour moi de la faire revenir dans le jeu. En revanche elle n'avait plus l'air si hautaine qu'au début mais franchement exaspérée. Et quand après avoir bataillé jusqu'au 103ème coup j'ai obtenu le nul sous les applaudissements du public je l'ai vu déguerpir promptement. Elle était visiblement épuisée. Il faut dire que je ne l'avais pas ménagée pendant la partie et que j'avais utilisé toutes les ressources qu'une reine offre sur un échiquier en terme de déplacement. La semaine suivante elle est quand même revenue pour me demander de m'expliquer la partie dont bien évidemment elle n'avait rien compris ce qui est bien normal somme toute. Est-ce qu'on demande à un soldat d'expliquer la bataille dans laquelle on le jette. Si vous avez lu la Chartreuse de Parme de Stendhal il y a cette scène où Fabrice Del Dongo se retrouve au beau milieu de la bataille de Waterloo dont il ne comprend strictement rien même s'il aperçoit l'empereur à un moment de manière fugitive. Bon disons que j'étais devenu son empereur et elle voulait que je lui explique pourquoi le nul avait suscité les applaudissements des afficionados.

Alors à ce moment M. P disposa sur l'échiquier une position : voilà on en était là au quatre-vingtième coup ; mon roi était en e4 et le roi noir en c5, j'avais deux pion en f4 et g5 et un cavalier en a4. Mon adversaire avait un pion en b3 et sa dernière tour en a7.
- Mais c'est la position de Lasker contre Lasker dans le tournoi de New York en 1924 ! m'écriai-je trop content de faire étalage de mes maigres connaissances des parties célèbres.
- Ah vous la connaissez ? Visiblement mon adversaire non ou alors il l'avait oublié et personne dans le public des connaisseurs n'avait remarqué non plus mais moi je me souvenais bien de cette partie. Bon cela reste entre nous alors. Pour le commun des mortels les grands maîtres sont des être hors du commun ce qu'ils sont en effet mais c'est surtout par leur capacité à mémoriser un nombre incroyable de combinaisons, sans compter que lors de grands tournois il sont souvent aidés par une petite armée de conseillers. Ce jour-là j'ai eu la chance de me retrouver dans la fin de partie de deux grands maîtres par hasard.

Alors il se mit à déplacer les pièces des deux mains, la droite pour bouger les blancs, la gauche pour les noirs en commentant les coups : là vous voyez au quatre-vingt neuvième coup je transforme mon pion en reine. Vous vous doutez bien que les neuf coups précédents je n'arrêtais pas de la regarder comme un entraîneur son meilleur joueur sur le banc de touche. Elle ne connaissait pas cette règle élémentaire des échecs et était déjà prête à partir. Elle n'a pas compris non plus pourquoi au coup suivant la tour la prenait aussitôt. "Pourquoi me ressusciter si c'est pour me laisser tuer immédiatement ?" Je lui ai expliqué la tactique. Cela se passait ici même jeune homme à la place où vous êtes précisément.

Elle avait des yeux verts magnifiques.

Il y a eu un long silence que je n'osais pas interrompre.
Je me demandais si c'était à moi de parler, si c'était mon tour.
- C'est une belle histoire, hasardai-je.
- Oui, comme toutes les histoires d'amour cela commence toujours bien.
- Vous.... vous... euh.....
- Oui je peux vous le dire jeune homme cela a été ce qu'on appelle une passion. C'est plus commun qu'on ne le pense vous savez. Mais il faut les vivre jusqu'au bout malgré tout.

J'hésitais à poser une autre question. Lui me regardait avec un petit sourire ironique.
- La passion, vous connaissez ? Cela vous fait faire des choses incroyables, vraiment incroyables. Bien sûr je ne vais pas vous raconter tout ce que j'ai fait avec Natacha ce serait... pas très fair-play. Nous étions toujours ensemble, nous partagions tout enfin presque tout et surtout elle m'avait fait arrêter les échecs et ça c'était vraiment incroyable pour qui me connaissait à cette époque. Et puis un jour je suis venu ici seul. Cela faisait longtemps que je n'y étais pas venu. On m'a accueilli avec des petits sarcasmes sur ma reine blanche qui m'avait octroyé une permission de sortie. J'ai laissé dire. Ce soir-là était un soir particulier. Il y avait une démonstration de partie simultanée par un grand maître très connu, un russe, V. C'est un peu pour cela que j'étais revenu il faut dire aussi. Quand il est arrivé il y a eu une sorte de... de... silence respectueux mêlé d'un peu de crainte. On savait bien qu'on allait tous se faire battre, que peut-être un ou deux pouvait espérer arracher un match nul et qui sait peut-être qu'un aurait la chance de le battre s'il était fatigué. Nous étions vingt-cinq adversaires face à lui. Le tournoi a débuté vers 18h et au bout d'une heure il en avait déjà éliminé sept. Il passait nonchalamment d'un joueur à l'autre, regardait la position pendant deux ou trois secondes, déplaçait une pièce puis passait au suivant. Petit à petit une tension a commencé à s'installer dans le café, une atmosphère très particulière qui n'existe que dans ce genre de tournoi. Cela ressemblait à un dompteur au milieu d'une cage de fauve. Et tout à coup quelqu'un est entré dans le café. Le grand-maître ne l'avait pas remarqué dans un premier temps mais il y a eu une rumeur qui s'est propagé : c'était le champion S. Un compatriote du grand-maître. Il s'était affronté lors d'un championnat du monde quinze ans auparavant, c'est S qui avait gagné. S s'est assis à une table et à commencé à regarder le tournoi. Quand V s'est rendu compte de la présence de S il a marqué juste un temps et puis il a continué. Quand il est repassé devant lui il lui a fait un petit signe de la main qui voulait dire : si vous voulez regarder de plus près ne vous gênez pas. S a attendu qu'il s'éloigne et puis il s'est levé et il a commencé à tourner au même rythme que V mais diamétralement opposé. Inutile de vous dire que tous les joueurs amateurs étaient en ébullition et moi le premier. V et S dans notre petit café ensemble ! C'était un mélange de concentration maximale dans un bruit de fond qui allait en crescendo. Au bout d'un moment S, qui se contentait de regarder s'est trouvé à la hauteur de V à regarder le même échiquier. Ils ont échangé des mots en russe. Evidemment personne ne comprenait dans le café mais en même temps tout le monde comprenait qu'on était dans un moment spécial, très spécial, vraiment très spécial. Il y a eu un silence religieux. Comme dans l'apocalypse. Il aurait pu durer une éternellement. Personne n'osait rien dire pas même les organisateurs de la rencontre. Les deux russes ont continué à parler et puis il se sont serré la main. Alors V est allé voir l'un des organisateurs et lui a parlé en anglais. Quand j'ai vu la tête qu'il faisait je me suis dit qu'il allait se passer quelque chose de vraiment très spécial.. L'organisateur du tournoi simultané s'est alors avancé au milieu des tables et a dit d'une voix tremblante d'émotion, je m'en souviendrai toujours : "Les grands maîtres V et S se proposent de faire la revanche du championnat du monde de 19.. de manière informelle ici même dans notre établissement. La condition étant que personne ne sorte du café afin de garder l'anonymat de cette rencontre. Il est interdit de fumer pendant l'épreuve et de noter les parties. La compétition se déroulera non-stop avec des pauses d'une demi-heure entre chaque partie." Silence de mort dans l'assistance. Et puis tonnerre d'applaudissement.

Cela a été trois jours et demi d'orgie échiquéenne.

Il en avait les larmes aux yeux en me disant cela et moi je le regardais fasciné. Je m'attendais à ce qu'il me raconte ces trois jours d'anthologie. Mais il se contenta de dire :

- C'était le week-end où je devais épouser Natacha. Je ne l'ai jamais revue.


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Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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