On ne doit pas succomber à la tentation de battre en retraite, et commettre la lâcheté de se nicher douillettement au creux d’une époque supposée confortable, où l’on pense qu’il aura été un peu moins religionné, tortionné et crapularisé que d’habitude - on n’en sait rien de toute façon. C’est d’ailleurs avec des arrière-pensées fort peu empathiques qu’on recherche ces sortes de sanctuaires. Voilà pourquoi il faut faire sauter les ponts qui mènent à ces faux refuges.

Il faut se barrer tous les chemins qui ramènent en arrière. Il faut s’empêcher de revoir des lieux quittés depuis trop longtemps. Il faut s’interdire de revoir des êtres dont on se sait incapable de supporter la décrépitude. Il faut renoncer, non pas à l’espoir, mais au caprice de tout retrouver tel que ce fut.

Ne plus revoir ces lieux et ces êtres permet de fixer leur image et leur portrait, qui ne seront pas exacts ni ressemblants, mais fidèles au souvenir qu’on veut conserver d’eux. Il y a un moment où le souvenir se rencontre avec la subjectivité pour générer un mythe.

La mémoire est un autel portatif ; il nous est loisible de la peupler d’une quantité illimitée de divinités de notre choix. Chacun est libre d’édifier sa propre mythologie, et c’est précisément cette mythologie qui constitue le plus sûr antidote du passéisme. Le plus grave danger qui nous guette est de nous laisser empêtrer dans les mailles d’un filet de nostalgie tenace. Ce sont des mailles très fines mais dures comme des câbles.

Il faut dédaigner sans faiblesse tous ces chemins de traverse maintes fois foulés, et qui souvent veulent nous emmener à rebours. Faire sauter les ponts c’est aussi préférer ce qui doit venir à ce qui n’est plus.