Scène vide. Aucun décor. Entre Urbus chargé d’une vieille machine à écrire. Urbus – je savais qu’il y a dans cette baraque un dactylo ! vieux souvenir de mon grand-père. (Temps) un cordonnier. (Temps) perdu entre de vieux bidules et meubles dignes d’un musée de l’antiquité. (Va au milieu de la scène) mais que de poussière ! Il va falloir épousseter. (Temps) Lustrer. (Semble chercher. Entre un vieil homme poussant une table. Il l’installe dans un coin et sort) Ah ! Elle est là ! (Va y déposer sa vieille machine, tire un petit chiffon et commence à nettoyer) voyons voir ! Cette lettre est bien crasseuse ; presque invisible. Ah ! C’est le S. et celle-là également. Grattons, grattons ! Tiens ! Le O ! Pourtant j’aurais dit… ah, d’accord ! Ce n’est pas un AZERTY, c’est pour cela ! D’ailleurs, je ne suis pas un fin connaisseur, et je m’en fou des lettres et des arts ! C’est ce type bizarre qui vient au café et qui m’a dit être prêt à payer une belle somme pour un vieux dactylo. (Temps) lorsqu’il m’a dressé une description de l’objet de sa quête, c’était comme un déclic ! Cela correspondait à la machine que mon grand-père gardait chez lui sans jamais en faire usage ! Une lubie ou un vieux rêve d’adolescent ! (Temps) La lettre T porte comme des traces de gras ; nettoyons-la ! (frotte avec énergie.) (Une fumée épaisse s’échappe du dactylo et Génie apparaît sur la scène) Génie – Ah ! Enfin libre ! Urbus (Recule) – Seigneur ! Qui êtes-vous ? Génie – Génie, le génie du dactylo ! Urbus – Un as de la sténographie? Génie – Que racontez-vous là ? Je suis un génie, un vrai ! Comme celui de la lampe merveilleuse d’Aladin. Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas, celui-là , non plus ? Urbus – J’en ai eu vent ! Génie – Des siècles que j’attendais qu’on vienne frotter le mot SAUT ! Car c’en était ainsi convenu ! Saut, S, A, U, T ! Vous êtes mon maître ! Urbus – Votre maître, votre maître ! C’est vite dit. (Doucement, presque imperceptiblement) Moi j’ai frotté « sot », S, O, T. Génie – (avec force) Et alors ? Quand bien même ça serait sceau, S, C, E, A, U ! Je ne vais pas faire du chichi pour une affaire de graphisme ! D’ailleurs les homophones et homographes sont tolérés ! C’est dans le contrat, en petites lettres presque invisibles ! Urbus (au public) –Admettez que ce quidam censé être un personnage chimérique, fantasmagorique et qui prend vie là devant vous, tient un discours bien amphigourique ; vrai galimatias pour le pauvre tavernier que je suis ! (à Génie) Alors comme ça vous êtes un génie ? Ce n’est pas une blague dans le genre poisson d’Avril ou autres conneries du même acabit ? Génie – Non et renon ! Je ne plaisante jamais quand il s’agit de travail ! Je suis le génie du dactylo. Vous êtes mon maître. Je suis votre serviteur. Vous pouvez me tutoyer. Urbus (hésite) – Tu… veux dire… que tu peux (temps) exaucer mes vœux ? Génie – en quelque sorte ! Urbus – ça veut dire quoi, en quelque sorte ? Tu peux ou tu ne peux pas ? Génie (en bafouillant) – Je peux… Dans la limite des pouvoirs qui me sont conférés ! Urbus (à part) – Putain ! Ce que ce mec peut être compliqué ! (à Génie) Soyons clairs ! Si par exemple je formule le net souhait de devenir un milliardaire, avec des voitures de luxe, des châteaux, des nanas… Génie – Pardon, ceci ne rentre pas dans le cadre de mes prérogatives ! Urbus (sarcastiques) – Et quelles sont les prérogatives de Monsieur ? Génie (avec véhémence) – Je peux vous souffler les meilleures histoires à écrire ; voire même les rédiger pour vous ! Urbus – Ah ! Ah ! Un nègre ! Et ça prétend être un génie ! Génie – Mais les nègres sont des génies maître ; des génies méconnus ! Urbus – Eh bien puisque c’est comme ça, puisque tu sembles aimer tant les lettres, tu vas y séjourner, pour toujours cette fois-ci. Allez, ouste ! Retourne dans ta machine ! Génie – Non, maître, s’il vous plaît ! (recule) Urbus (avance) - À la niche j’ai dit ! Génie – Non, maître, pitié ! Il n’existe pour moi pire supplice que de rester oisif là dedans ! (se met à genoux dans une attitude implorante.) Urbus – allez debout ! Sois un homme ! Génie (soudain illuminé, se lève) – Maître, maître ! Si l’argent vous anime au point de le préférer aux lettres, l’écriture pourra faire de vous un nabab ! Urbus (méfiant) – Tu es sûr ? Génie (éxalté) – Et comment maître ! Je vous ferai créer les meilleurs best-sellers de la littérature universelle! Urbus – Et ça se vend bien ça ? Génie – Mais absolument ! Urbus – Bon, alors vas-y, accouche ! Génie – Avec plaisir mon bon maître. Seulement il faut du temps vous savez. Les personnages, l’intrigue, l’évolution du récit, les thèmes dominants… Urbus – Gnagnagna ! Génie – De plus il vous faudra quitter votre emploi et vous consacrer à la littérature. Urbus – Quoi ! Quitter mon café ! Tu es fou ! Jamais ! Génie – Vous allez faire fortune. Urbus (Semble réfléchir) – Soit !je vais t’accorder une trêve. Seulement fais gaffe, hein ! Si tu ne réussis pas à me rendre riche ta geôle t’attend (geste vers la machine. temps) Mais dis-moi qui va écrire, c’est toi ou c’est moi ? Génie – C’est moi bien sûr. Urbus – Alors pourquoi devrais-je quitter mon boulot ? Génie – Pourquoi ? Pour le prestige ! L’image ! La renommée ! Urbus (contrarié) –bon, bon, on verra plus tard. A présent prends cette machine et suis moi. Génie – Tout de suite maître ! (Urbus se dirige vers la droite, Génie prend le dactylo et le suit. Au bout de la scène Urbus fait un prompt demi-tour et manque de renverser le génie. Il se dirige ensuite vers la gauche suivi de son serviteur. Ils s’arrêtent au milieu de la scène. Urbus se retourne) Urbus – As-tu déjà pensé à des personnages ? Génie – Oui. X et Anonyme. Urbus – Et tu penses qu’ils pourront rapporter gros ? Génie – Assurément ! Urbus – Bon alors suis-moi, et attention à ne pas te casser le cou dans les marches de cette vieille baraque ! Il ne faut surtout pas que je te perde à présent. (Sortent) (Rideau)
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