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Nouvelles confirmées : Tempus fugit
Publié par Donaldo75 le 09-01-2016 10:35:46 ( 868 lectures ) Articles du même auteur



Tempus fugit


I/


Sayaka Shoji brillait de mille feux, interprétant avec maestria le concerto pour violon en ré majeur de Tchaïkovski. Je la dégustais sur toutes les parois de ma cellule, telle une drogue sonore et visuelle à la fois, la beauté féminine d’une virtuose japonaise alliée au génie musical d’un compositeur russe mort depuis cent-vingt ans.

Le concert fut malheureusement interrompu par le déclenchement des lances hydrauliques, première phase de ma torture quotidienne, avant le tonnerre électromagnétique et les tremblements de terre. Je commençai à peine à frissonner sous le torrent d’eau froide qu’une voix familière vint ajouter du désagréable au sadique.
— Alors, John Doe, toujours dans ses rêveries ?
— Oui, docteur Oliver.
— C’était quoi, cette fois-ci ?
— Une magnifique violoniste trônant au milieu d’un orchestre et jouant à la perfection une de mes œuvres préférées.
— Je suis déçu. Je préférais la fois où vous aviez rêvé de cette Madeleine se jetant dans la baie de San Francisco. Elle était sexy cette blonde. Comment s’appelait l’actrice, déjà ?
— Kim Novak.
— J’avoue m’être pris au jeu. J’aime vos visions, surtout quand vous les projetez en images sur chaque surface de votre cellule. Vous possédez là un don étonnant.
— Alors, pourquoi avoir interrompu ce rêve ?
— Je n’aime pas les bridées. Encore moins quand elles triturent des cordes pour jouer de la musique classique.
— Vous êtes raciste ?
— Non, chacun ses goûts c’est tout. Je préfère les beautés américaines, comme votre Kim Novak, celles du temps où nous étions une vraie nation avec des valeurs morales et un modèle de civilisation envié par des milliards de Terriens.
— Je n’ai pas connu ce temps.
— Ce n’est pas si vieux, pourtant. Juste une cinquantaine d’années, avant que nos armées se fassent tailler en pièce au Viêt-Nam, que les chevelus nous mettent la honte avec leur pouvoir des fleurs et que les Noirs ne se prennent la tête avec des conneries.
— Et après ça, vous n’êtes pas raciste ?

Le docteur Oliver représentait l’archétype du sous-fifre décliné dans le monde médical. De mon temps, il existait encore. Alors dans mon passé, ces années deux mille dix, ce dinosaure persistait à exister, à traiter les patients comme des numéros dans un registre administratif. Pire encore, quand on lui attribuait une once de pouvoir et invoquait la Raison d’Etat, le terne exécutant se muait en bête immonde. C’était exactement le cas dans ma situation.
— Combien de temps pour la douche, aujourd’hui ?
— Une petite heure. Ensuite, vous connaissez le cérémonial.
— Oui.
— Vous savez comment arrêter tout ça. Pourtant, vous persistez dans votre mythomanie.
— C’est souvent le fou qui accuse les autres d’être fous.
— Est-ce encore un de vos proverbes chinois ?
— Non. Un constat.
— Vous ferez moins le malin après avoir reçu votre ration de joules.
— Des paroles carrées n’entrent pas dans des oreilles rondes.
— Une autre chinoiserie ?
— En quelque sorte. Lao-Tseu.
— Décidemment, vous aimez les bridés ! Si ce n’est pas malheureux de voir un bel Américain de votre genre tomber aussi bas.

Le docteur Oliver reflétait exactement les pensées de sa hiérarchie. Esprit étroit élevé dans une tradition de cow-boys, des gardiens de vaches érigés en héros parce qu’ils avaient éradiqué à eux seuls une civilisation entière pourtant arrivée avant eux à dominer un continent immense, il ne comprenait que le goudron et les plumes, le six-coups et la corde. Hier c’étaient les Indiens, aujourd’hui les barbus et demains les Chinois. Il leur fallait toujours un ennemi à poursuivre, une crainte à évoquer pour fermer les cervelles, manipuler les masses et effrayer les enfants.
— Avez-vous des frères et sœurs, docteur Oliver ?
— C’est bien la première question personnelle de votre part, John Doe. Une nouvelle stratégie ?
— Non. J’essaie juste de m’intéresser. Nous sommes partis pour rester ensemble quelques heures, entre la séance de douche froide, les électrochocs et la vibrothérapie. Autant en profiter pour mieux vous connaître. Les gars de votre genre, j’en ai entendu parler dans les livres d’Histoire de mon enfance. C’est comme rencontrer un diplodocus en vrai.
— J’oubliais. Vous venez du futur. Quelle année déjà ?
— Nous ne comptons plus en années.
— Sans rire ?
— Je plaisantais. Je suis né au début du vingt-sixième siècle.
— Mazette !
— Je ne vous le fais pas dire.

Le docteur Oliver ne croyait pas en ma version des faits, pas plus que ses supérieurs et la majorité des experts scientifiques penchés sur mon cas. Un comble, quand j’y pensais, de ne pas envisager un instant la possibilité du voyage dans le temps, le genre d’idée déclinée depuis des décennies par des auteurs de science-fiction à travers le monde, depuis que le génial Albert Einstein avait pondu sa célèbre théorie de la relativité. Ce qui les intéressait, particulièrement les autorités militaires et les services de renseignement, c’était la technologie contenue dans la sphère où ils m’avaient découvert. Ces pithécanthropes raisonnaient encore en trois dimensions, considérant le temps seulement comme une contrainte, celle des cheveux blancs et de la maladie d’Alzheimer. Selon eux, arrivé dans le vaste désert du Nevada, je devais impérativement venir de quelque part, si possible sur la Terre. Les plus savants d’entre-eux émettaient quand même l’hypothèse que je vienne de l’Espace, malgré l’absence d’hélices ou de réacteurs sur ma boule métallique. Alors, quand ils avaient pénétré dans mon vaisseau temporel, ils s’étaient sentis un peu dépassés en constatant qu’il n’y avait aucun instrument de vol ou de cadran de navigation, juste de confortables coussins hémostatiques.
— Ce n’est pas possible, avait alors crié le découvreur en chef, un galonné de l’armée de l’air.
— On dirait un cocon, avait justement remarqué un soldat de base.
— Gardez vos balivernes pour vous, Simpson, avait rétorqué furibard le second gradé.
— Emmenez-moi tout ça à Roswell, avait ordonné le général Reagan, en charge des relations entre les scientifiques, les militaires et le reste du monde.

Comme je m’y attendais, le docteur Oliver ne me raconta pas son enfance certainement heureuse dans une famille que je supposais de classe moyenne, au sein d’un quartier monochrome et sans saveur où sa mère tenait la maison en bon sergent-major. Je regrettais une telle conversation. J’imaginais le docteur Oliver en gamin gras du ventre, élevé au soda et à la bannière étoilée, devenu adolescent parce que c’était à la mode et parti au service militaire pour sauver la patrie du péril soviétique.

Visiblement, le docteur Oliver n’apprécia pas ma vision de lui enfant.
— Arrêtez de projeter ces images sur le mur, John Doe. C’est dégradant !
— Vous vous reconnaissez, docteur Oliver ?
— Vous êtes un monstre, John Doe !
— Je ne m’appelle pas John Doe !
 
II/


Le général Reagan m’avait organisé une rencontre informelle avec un personnage important de Washington, sans m’en dire plus. Pour la peine, j’avais été affublé de vêtements ridiculeusement guindés, de marque purement américaine m’avait lâché Simpson, mon gardien préféré. Sous la surveillance de trois soldats d’élite, j’avais été conduit par hélicoptère dans un lieu gardé secret. Arrivé à destination, je m’étais retrouvé dans une grande maison de style sudiste, protégée par des batteries anti-aériennes et des troupes d’infanterie. Au beau milieu d’un immense salon, trônait un homme d’une quarantaine d’années, dans le genre sûr de lui, encadré par le général Reagan et d’autres militaires. Aucun scientifique ou agent des services secrets ne paraissait convié à la fête.
— Prenez place, monsieur Doe, ordonna le général Reagan. Le conseiller Wilson souhaite s’entretenir avec vous.

Je regardai mes interlocuteurs. Les gradés ressemblaient à ce qu’ils étaient : des hommes habitués à combattre un ennemi désigné d’avance, sans se poser de questions sur le pourquoi du combat, le but de tuer des êtres humains au nom d’une bannière étoilée ou d’autres problématiques morales. Le conseiller Wilson était difficile à cerner. J’avais lu des ouvrages sur la période du vingt-et-unième siècle, étudiant les grandes nations de l’époque et leurs coutumes politiques. Les Etats-Unis, mon pays d’origine, même si dans mon propre temps ce terme était devenu obsolète, avait connu une longue tradition de cadres ambitieux, élevés pour assister les dirigeants nationaux à prendre des décisions sans avoir à lire des millions de lignes issues de centaines de mémos. Le conseiller Wilson semblait appartenir à cette caste de couteaux suisses à deux pattes.

Mon hôte me montra le café de la main, m’invitant à goûter une collation préparée pour l’occasion.
— Je vous conseille les pâtisseries de la Mère Mitchell, dit-il. Ce sont les meilleures de Virginie Occidentale.
— J’en profite alors. Voyez-vous, le régime spartiate de ces dernières semaines m’a un peu asséché l’estomac.
Le général Reagan claqua des doigts. Immédiatement, deux serveurs arrivèrent de nulle part, accomplirent leur devoir puis disparurent aussi vite. L’interrogatoire, car c’en était un à mes yeux, pouvait commencer.
— Je vais récapituler ce que nous savons de vous, monsieur Doe, proposa le conseiller Wilson. Vous venez du futur. Du vingt-sixième siècle pour être exact. Vous êtes né dans ce beau pays quelque part dans la ville de Las Vegas. Vous n’êtes ni scientifique, ni militaire. Votre métier initial consistait à réparer des installations automatiques. Ai-je bon jusque-là ?
— Parfait !
— Je poursuis. Un jour, vous avez décidé de concourir à des sélections internationales visant à désigner des voyageurs temporels pour un nouveau procédé arrivé au stade de l’expérimentation humaine. Vous avez été l’un des trente candidats finalement choisis, sur une centaine de milliers de postulants. Ensuite, vous avez connu un rude entrainement, autant physique que mental, pour vous préparer à voyager dans le temps. A cette occasion, vous avez mémorisé des données historiques, des connaissances scientifiques et des théories politiques pour survivre dans les zones du passé. Vous avez également suivi une préparation intensive à la survie, essentielle dans les inconnues du futur. Enfin, pour être complet à votre sujet, vous êtes devenu un explorateur expérimenté, avec une dizaine de transits, comme vous les nommez, à votre actif. Suis-je toujours dans le vrai ?
— C’est exact !
— La question, vous devez vous en douter, est la même à chaque fois que vous êtes en contact avec les populations visitées : comment rester crédible malgré une telle histoire à dormir debout ?
— Le but n’est pas de rentrer en contact avec qui que ce soit mais de récolter des informations sur le passé et surtout le futur. Un voyageur temporel ne doit pas interférer avec la réalité qu’il visite. A mon époque, nous ne connaissons pas les effets d’une telle interaction sur la toile du temps.

Le général Reagan et les autres militaires me regardèrent comme si j’étais un fou échappé de l’asile. Le conseiller Wilson s’en aperçut.
— J’ai lu les notes du docteur Olivier vous concernant. Il a rapporté, à la virgule près, vos affirmations sur notre futur qui est votre présent. Pouvez-vous m’en toucher un mot ?
— Volontiers. Au vingt-sixième siècle, il n’y a plus de nations. Ce concept est devenu obsolète.
— Comment sont régies les zones géographiques, alors ?
— Par un système d’assemblée. Chaque parlementaire représente un corps social et une géographie. Chaque territoire représenté comporte un minimum de cent millions d’habitants. C’est d’ailleurs la base du découpage électoral.
— Quelle langue parlent les citoyens de ce monde ?
— Les mêmes que vous. Il n’y a pas eu d’unification. La technologie cognitive nous a permis d’apprendre rapidement des dizaines de langues dès les premières années de l’enfance, conservant ainsi la diversité culturelle et générant une saine gymnastique intellectuelle pour des cerveaux en formation.
— C’est étrange mais bien vu. Qu’en est-il du politique ? Existe-t-il des clans organisés par dogme ?
— Non. Il en est de même pour la religion.
— Tout le monde est athée ?
— Pragmatique, je dirais. Dieu a été une construction pratique pour s’affranchir de nos oripeaux puis est devenu un fardeau pour vivre ensemble.
— Et côté économique, comment vivent ces gens ?
— L’économie sert l’intérêt commun. Il n’y a pas de notion de profit, de propriété privée ou de capital. La monnaie n’existe plus dans le sens que vous lui connaissez. C’est seulement une mesure des ressources à allouer pour une tâche individuelle ou collective répondant à un besoin.

Les militaires commencèrent à sérieusement s’impatienter. Mon exposé sur les principes de civilisation propre au vingt-sixième siècle ne leur plaisait pas. Le conseiller Wilson en profita pour élever le niveau de la discussion à celui d’une controverse constructive.
— Si je résume, vous habitez dans un kolkhoze géant peuplé de gentils êtres humains. La guerre, l’exploitation de l’homme par l’homme, le mensonge et la manipulation de masse n’existent pas. C’est le paradis sur Terre.
— Presque !
— Qu’est-ce que j’ai manqué dans votre description ?
— Si le docteur Olivier a bien fait son travail de reporter, vous savez que la Terre n’est pas un paradis. L’appât du gain a mené au pillage des ressources. La manipulation de masse en a occulté les risques. La guerre nucléaire a fragilisé la situation.
— Pour quel résultat ?
— Un milliard de survivants à un holocauste naturel. Faites le compte ! A l’échelle de vos sept milliards actuels, cela représente une perte humaine de quatre-vingt-cinq pour cent. Dans mon monde, la Californie n’existe plus, emportée par la rupture de la faille de San Andrea. Hawaï, dont votre président actuel est si fier, est devenu un vague souvenir, celui de volcans en éruptions, d’explosions de laves et de tsunami en cascades. New York est sous les eaux. Chicago est également inondée. Je vous fais grâce de Washington, colonisée par les poissons et les méduses. Vous en voulez d’autres, du genre de l’explosion d’un volcan géant en plein milieu de votre beau parc national, celui de Yellowstone ?

Le conseiller Wilson n’insista pas. Il regarda les militaires, eux aussi estomaqués par le tableau apocalyptique que je leur avais dressé d’une Amérique dépouillée de ses merveilles, tout ça en l’espace de cinq petits siècles, une paille à l’échelle géologique.

 
III/


Ma journée avec le conseiller Wilson avait porté ses fruits. J’en avais fini avec les séances de douche froide, d’électrochocs et autres tortures modernes destinées à me ramener dans les clous. Quelque chose s’était passée lors de mon interrogatoire mais je ne savais pas dire quoi. J’avais ainsi été déplacé de Roswell à un centre encore plus secret où des savants assermentés fabriquaient des navettes, où des biologistes un peu fous testaient des théories sur le génome des grenouilles et où des astrophysiciens imaginaient une multitude de cordes pour remplacer ce que leurs pauvres yeux percevaient.

Le docteur Oliver avait été remplacé par un éminent spécialiste du cerveau, un Français connu mondialement sous le nom du professeur Glouque. Sa mission consistait à comprendre comment je faisais pour projeter mes songes en images sur les murs. Notre première séance rentra dans la légende non écrite.
— John, vous permettez que je vous appelle par ce prénom ? Je trouve qu’il vous va bien.
— Sans problème, professeur Glouque.
Sur cette introduction de pure politesse, le professeur me débita son curriculum-vitae, important à ses yeux, puis m’expliqua le but de nos entretiens. Je l’écoutai patiemment, attendant la fin de son laïus, un lazzi pontifiant digne d’un patient devant son dentiste venu lui enlever sa dernière molaire.

Le professeur Glouque termina son exercice formel. Je lui laissai alors la conduite de la session, tel un élève sage en face de son vieil instituteur.
— D’abord, John, parlons de votre étonnant don à projeter des images mentales dans l’espace physique. Est-il inné ou acquis ?
— Je ne suis pas né avec. Il m’est tombé dessus lors d’un voyage dans le futur, je ne sais pas pourquoi. Les experts de mon temps ont invoqué l’évolution, le darwinisme, dans une situation où je devais communiquer sans parler.
— Comment ça ?
— Lors d’une mission, je suis allé très loin dans le futur, au-delà du centième siècle. Les humains étaient rares sur la planète et ne communiquaient pas verbalement. Ils projetaient des images dans l’esprit de leur interlocuteur, ou dans l’air quand il s’agissait de débats collectifs.
— Surprenant ! Combien de temps êtes vous resté là-bas ?
— Une dizaine d’années.
— Quel âge avez-vous ?
— Pour mes artères, je tangente les trente cinq ans. Côté expérience, j’ai largement dépassé les deux cents ans. Chaque mission dans le futur nécessitait un séjour d’au moins dix ans.
— Et pour celles dans le passé ?
— Six mois maximum, sous peine de se faire repérer.
— Avez-vous développées d’autres aptitudes notables ?
— Pas à ma connaissance.
— Je vous ferai passer des tests. Peut-être avez-vous encore évolué sans le savoir. Votre don se mettrait alors en action progressivement.

Le professeur Glouque avait avalé mon mensonge. En cela, il était un vrai savant, plus préoccupé par le progrès scientifique, quitte à travailler avec le Diable et ses suppôts militaires, que dénouer le vrai du faux dans les conversations informelles entre bipèdes bien élevés. J’avais intérêt à taire mes autres capacités si je voulais me sortir de ce vingt-et-unième siècle paranoïaque et encore trop américain. Objet des études du professeur Glouque, j’en profitais pour observer les réactions de sa civilisation devant ma singularité, celle d’un être ressemblant aux autres terriens mais venu d’un autre espace temporel appelé le futur. C’était là l’objet de ma mission au pays de l’Oncle Sam, la nation dominante d’une planète encore florissante et pourtant déjà condamnée.

Les chercheurs affectés à mon vaisseau temporel n’avançaient pas. Ils ne comprenaient pas comment une sphère métallique dépourvue de mécanisme ou d’électronique pouvait être commandée par un pilote humain. Ils essayaient d’établir des relations de cause à effet entre mon activité cérébrale, stimulée par des substances de leur cru ou des décharges électriques de faible intensité, et un éventuel mouvement de mon moyen de transport initial. Quand ils me posaient la question, je leur répondais que je n’en savais rien, que c’était dans la nature des choses et que je n’avais pas été formé pour contrôler la machine. En fait, je les avais orientés vers une théorie mécaniste où j’étais l’accessoire d’un engin autonome dédié à la recherche scientifique. Du coup, ils s’étaient concentrés sur la capsule et m’avaient laissé jouer au rat de laboratoire avec le professeur Glouque.

Après quelques semaines à tester mon cerveau, à cartographier mes neurones et à m’interroger sur mes motivations, le professeur Glouque m’annonça la fin de ses travaux.
— John, j’en ai terminé avec vous. Ce fut un plaisir de vous rencontrer.
— Quelles sont vos conclusions, professeur Glouque ?
— Elles sont supposées classées top-secret mais je vais vous en livrer une brève synthèse. Vous êtes aussi humain que moi, sur un plan purement physiologique. Votre don de projection d’images dans l’espace physique résulte d’une activation de zones particulières de votre cortex cérébral. En cela, vous nous avez permis d’en savoir plus sur l’évolution de notre cerveau. De là à en conclure une victoire de la science, il y a un gouffre entre ce que nous avons observé et ce que nous sommes en mesure d’expliquer. Je ne pense pas vivre assez longtemps pour en connaître l’explication scientifique.
— Que va-t-il m’arriver ?
— Rassurez-vous ! Pour le conseiller Wilson, vous ne représentez pas une menace. Les militaires pensent que vous êtes au pire un imposteur et au mieux un illuminé mais leur avis pèse peu dans la balance. Pour votre bien et votre intégrité physique, ils vont vous assigner à résidence dans un lieu agréable, jusqu’à la fin de vos jours. J’en suis contrarié, je l’avoue.
— Pourquoi ?
— Parce que je crois en votre histoire. Enfermer un frère du futur, sous prétexte que nous ne comprenons pas la raison de sa présence parmi nous, que nous ne pouvons pas profiter de ses avancées technologiques pour notre seul profit, me parait à l’antithèse de la science. Vous êtes un martyre de la recherche, celle de votre civilisation pacifique et sage.
— C’était le risque à courir quand j’ai accepté ma mission.
— J’envie votre courage. Au revoir, John !
— Au revoir, professeur Glouque !

Désormais, j’avais achevé la première étape de mon observation. Il me fallait passer au prochain stade, dans le monde réel et non enfermé avec des maîtres de la guerre et des chercheurs en tous genres. Pour cela, je devais réussir mon tour de passe-passe, rétablir la connexion avec mon vaisseau temporel.

En bon illusionniste, j’utilisai mon don pour projeter l’image d’une sphère métallique s’élevant dans l’espace. Le centre se transforma en gigantesque fourmilière où les ouvrières affolées tentèrent de colmater d’éventuelles brèches et de confiner l’engin dans des zones sécurisées. Pendant ce temps, je créai des doubles de moi-même afin de parfaire l’illusion d’une présence tranquille en de multiples lieux. Dans cette agitation, je me dirigeai vers le hangar où était enfermée ma capsule personnelle, masquée par un halo de lumière négative afin de la rendre invisible des gardiens de service. Personne ne tenta de me ramener au bercail, anonyme comme j’étais dans mon bel uniforme factice de soldat américain. La suite défia l’entendement. J’entrai dans mon vaisseau temporel et lui intimai l’ordre de me transporter loin de ce foutoir militaire, quelque part dans les plaines désertiques de l’Argentine profonde.
 
IV/


Je finissais mes prélèvements d’eau quand le ciel argentin se déchira. Depuis le début de la journée, les nuages menaçaient la pampa, fait inhabituel en plein hiver dans cette partie de l’hémisphère sud. Je décidai de rentrer à la capsule, protégée des intempéries par un champ d’énergie.

Une fois à l’abri, je me connectai au satellite de communication le plus proche afin d’en savoir plus. L’image d’un journaliste sud-américain s’afficha sur la paroi intérieure. Je procédai à une rapide mise au point, nettoyant le son des incidences de la distorsion électromagnétique et courbant la surface de projection pour une meilleure vue panoramique. J’entendis alors une discussion passionnée entre des journalistes et des experts scientifiques.
— Alors professeur Montoya, vous prétendez que les séismes constatés sur les cinq continents sont les prémisses de catastrophes climatiques plus graves ?
— Oui. Partout dans le monde, le climat subit des perturbations. La pire concerne la Mer du Nord, en flammes pour des raisons encore inconnues. Notre planète souffre, par notre faute.
— On entend ce discours depuis des années. Pourtant, d’éminents savants ont été mandatés par les grandes puissances, les Etats-Unis et la Chine en tête, pour nous assurer de la sécurité du monde. Selon eux, l’activité humaine n’est pas plus dangereuse pour la Terre que les flatulences des vaches.
— Ils se sont moqués de nous, un point c’est tout !
— Pour quelles raisons ?
— Dans le but de continuer à polluer en paix, sans vergogne. L’être humain moyen, l’homme et la femme de la rue, personne ne veut entendre la vérité.
— Quelle est-elle ?
— Nous entrons dans une phase de révolte, celle de Dame Nature, contre les excès d’une civilisation mécanisée, orientée sur le seul profit au détriment des ressources planétaires.

La suite du débat ne m’apporta rien de nouveau. Je savais, par les manuels d’Histoire, où l’année deux mille quinze allait mener l’Humanité : nulle part. Malgré des éruptions volcaniques massives dans les océans Indien et Pacifique, une mer européenne en feu et un semestre de pluie continue en Amérique du Sud, la communauté internationale ne réagirait pas efficacement. Un autre protocole de Kyoto serait signé, des comités scientifiques élaboreraient des scénarios de secours, les nations les plus pauvres recevraient des subventions des nantis mais rien ne changerait. Pas cette fois-ci.

C’était ça le monde réel. J’étais venu l’observer, enregistrer les réactions des populations de la Terre en face des signes précurseurs d’une faillite planétaire. Ma position était claire : comme je connaissais l’issue de cette première salve de catastrophes naturelles, je ne devais pas interférer avec le cours des évènements. Ma seule marge de manœuvre consistait à recueillir les différents avis des acteurs en vigueur, du dirigeant plénipotentiaire au citoyen lambda. En fait, je conduisais une sorte d’étude sociologique sur la Terre d’avant le Grand Cataclysme, celle d’une poignée de menteurs bernant sept milliards d’individus, à coups de théories fumeuses et de méthode Coué. J’en étais là dans mes pensées quand quelqu’un frappa sur la paroi extérieure de ma capsule temporelle. Je déclenchai l’ouverture. Un petit bonhomme barbu et édenté montra un bout de sa tête.
— Eh Oh ! Il y a de la place pour un pauvre gars perdu dans ce satané orage ?
— Rentrez !
— Merci, mon ami.
Habitué à la solitude de mes recherches, je me croyais tellement seul dans la plaine argentine que j’en avais oublié les autres égarés du cru, en général de pauvres gars en transit entre un village famélique et une bourgade pourvoyeuse d’emplois précaires. Mon nouveau compagnon n’échappait malheureusement pas à la règle. Je le laissai s’installer dans mon sobre intérieur. Il posa un gros sac de voyage sur le sol et s’alluma une pipe.
— La fumée ne vous gêne pas ?
— Non, faites comme chez vous.
— C’est l’enfer dehors. Je n’ai jamais vu un tel déchainement de pluie, de foudre et de vent.
— D’où venez-vous ?
— De San Pablo, une petite ville au Nord. Mon camion est tombé en panne sur la piste.
— Vous alliez où ?
— Sur la cote, livrer des boutiques de souvenirs pour les touristes. San Pablo est réputée pour ses ateliers de poupées tracas. Vous savez, celles qui éloignent les cauchemars.

Je connaissais la légende. Dans mes souvenirs, elle venait du Guatemala mais je comptais sur le bon sens des commerçants du cru pour lui déclarer une version argentine, dans le but fort légitime de rapporter des dollars. Cette entrée en matière me sembla idéale pour étudier mon compagnon de fortune.
— Je m’appelle John Doe. J’étudie l’environnement biologique de la pampa.
— Moi c’est Enrique Garcia de la Puerta. Vous êtes américain ?
— Oui. De Las Vegas.
— Je ne connais pas.
— Vous ne ratez rien. C’est un casino géant planté dans le désert.
— Vous êtes un scientifique ?
— En quelque sorte ?
— Peut-être pourrez-vous répondre à une question qui me taraude depuis mon départ de San Pablo.
— Je vais essayer.
— Pourquoi le climat a-t-il changé d’un coup ?
— Parce que la planète souffre. Ce sont ses pleurs.
— C’est exactement ce qu’on raconte à San Pablo.

Je tenais là un beau spécimen. Il me fallait en savoir plus sur l’avis de l’homme de la rue. J’offris à Enrique une boisson fraîche, un peu alcoolisée, accompagnée de pates molles et sucrées.
— Dites donc, elle est bizarre votre nourriture.
— C’est un modèle utilisé par les astronautes de la NASA. Je trouve ça facile à manger et à stocker.
— Je comprends.
— Qu’est-ce qui se dit à San Pablo ?
— Le gouvernement nous ment. Le climat ne change pas aussi rapidement, surtout en passant de la sécheresse au déluge comme c’est le cas dehors.
— Vous croyez que la pluie va durer ?
— C’est ce que tout le monde dit chez nous. Les vieux Indiens, descendants des Incas, invoquent leurs dieux. Selon leurs anciennes prédictions, le monde va rester sous la pluie pendant une dizaine de lunes. Ensuite, il y aura des tremblements de terre, des éruptions volcaniques et des raz-de-marée.
— Vous me décrivez la fin du monde.
— Et pourquoi pas ?
— Pourquoi ?

Enrique avala une gorgée de boisson alcoolisée puis se lança dans un récit épique, celui des nombreuses assemblées populaires de San Pablo. Les gens n’achetaient plus comptant les explications lénifiantes de leurs dirigeants. Ils commençaient à se méfier des scientifiques, des politiques et même des cardinaux. Le sentiment d’être le dindon de la farce, à colmater les brèches dans un navire prenant l’eau de toutes parts, tendait à se généraliser chez les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, les laïcs et les religieux. La révolution n’était pas pour demain mais le temps des balivernes touchait à sa fin.

La nuit tomba sur la pampa, dans une atmosphère diluvienne. Enrique s’endormit sans demander son reste, l’estomac bien rempli et le foie rassasié. Je compilai l’enregistrement de notre longue conversation, l’ajoutai aux dernières analyses procédées avant le déluge puis lançai la séquence de retour dans mon présent. Enrique se réveillerait le lendemain matin au chaud dans un cocon synthétique, près de son camion réparé par mes soins, avec un petit mot d’adieu et une bouteille de nectar.

Je m’endormis à mon tour, content de terminer enfin ma mission malgré les douches froides, le docteur Oliver et la fourmilière militaire. Mon intuition me susurrait une conclusion agréable, appelée Enrique et ses frères de San Pablo, le futur de la Terre et de l’Humanité. Mes derniers instants de conscience affichèrent la tête du vieux bougre dans son camion d’un autre âge, en train de convoyer des poupées tracas pour sept milliards d’humains embourbés dans un cauchemar centenaire. Je ris à cette pensée puis sombrai dans la nuit magnétique de mes rêves d’enfant.

FIN

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Auteur Commentaire en débat
Istenozot
Posté le: 11-01-2016 16:16  Mis à jour: 11-01-2016 16:16
Plume d'Or
Inscrit le: 18-02-2015
De: Dijon
Contributions: 2303
 Re: Tempus fugit
Cher Donald,

Alors il s'agit de rêves, ou de rêves dans les rêves ou des rêves d'enfance!

Des deux, du fou ou du docteur, qui est le plus fou : le fou ou son docteur.
Je n'insiste pas car mon cher Papa, neuropsychaitre, va se retourner dans sa tombe.
Cela étant un neuropsychaitre n'est pas un psychaitre, mais je n'nsiste pas car que dirait alors ma chère soeur qui est psychiatre. Hi hi!

La vibrothérapei, quel bonheur pour remettre les idées en place!

Ton texte est rempli de belles pensées. Un voyageur temporel dont il ne faudrait pas avoir peur et qui fait peur, simplement parce qu'il est différent. Il est qualifié de fou par facilité.

Ton texte est aussi parcouru d'un vrai programme politique. Dis voir, on peut voter pour toi!

Je l'aime bien ton docteur Glouque qui semble être un humaniste. Et puis, il est français.

Que de voyages avec toi, ici, ailleurs, et maintenant en Argentine. Avec toi, on est globe-trotter!

Merci à toi cher Donal pour ce bon moment passé avec toi.
Tu mériterais bien aussi d'être publié.

Porte toi bien.

Amitiés de Bourgogne.

Jacques
Mes préférences



Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
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