21 juillet 1969 3 heures du matin (*)

Date 31-03-2019 13:40:21 | Catégorie : Nouvelles confirmées


21 juillet 1969. Il est presque trois heures du matin. Je suis assis dans mon salon, à regarder une émission exceptionnelle de la télévision britannique. Ce n’est pas moi qui attire l’attention de milliards d’yeux affamés de sensationnel. Moi, je suis seul, abandonné, oublié, au milieu de nulle part, au centre de l’Angleterre à quelques kilomètres de la forêt de Nottingham, dans la nuit estivale.

Pourtant, je dois être là, dans cette capsule en fer blanc, pas ce premier de la classe de Neil Armstrong. Je l’imagine déjà en train de réfléchir à une phrase historique, à des mots lancés aux téléspectateurs avides de rentrer eux aussi dans l’Histoire. Il pense à la phrase du président Kennedy, à cette « Nouvelle Frontière » offerte à toute l’Humanité. Il veut marquer le vingtième siècle à l’encre indélébile. Le fou. Le prétentieux. Le naïf.

Nous les avons pourtant bien baisés, ces Soviétiques de malheur, c’est vrai, je l’avoue. Ils ne leur restent que les yeux pour pleurer, avec leur Spoutnik, leur chienne Laïka morte de chaud en orbite autour de la Terre, au nom de la Révolution Russe, du Soviet Suprême et de je ne sais encore quelles conneries répétées en boucle dans la Pravda, et surtout leur Youri Gagarine qui nous a tant fait de mal à l’époque. Comme moi, ils regardent dégoûtés la glorieuse Amérique fouler le sol lunaire, montrer aux autres nations combien elle est forte et puissante et riche, pourquoi elle doit diriger le monde et non ces affreux communistes aux idées dangereuses, régler la vie quotidienne de milliers de millions de bipèdes perdus sur une fragile planète bleue. J’ai presque envie maintenant d’être juste Soviétique, de détester ces grands gaillards aux dents blanches, à la mèche impeccable, aux yeux de poissons morts. Neil, Buzz et Michael. Et pourquoi pas Otis, Ahmed et Hiro. Oui, pourquoi pas ? N’est-ce pas ça aussi, l’Humanité ? Je sens que je vais vomir.

Je ferme les yeux. Je me vois dans un rêve éveillé, ouvrir le compartiment extérieur et allumer la caméra de télévision, celle qui doit m’immortaliser, me rendre aussi célèbre que Jésus Christ, Mahomet ou Bouddha. Je descends l’échelle à neuf barreaux, en admirant la Mer de la Tranquillité, le regard clair. La bannière étoilée est mon guide. Je m’arrête sur le dernier barreau, fixe l’horizon lunaire, imagine mes compatriotes restés sur cette Terre si lointaine et si proche à la fois. Ils tremblent pour moi, se posent des centaines de questions malgré les heures d’explications pédagogiques prodiguées en préambule par les experts de la N.A.S.A. Est-ce dangereux ? Fait-il aussi froid qu’au Pôle Nord ? De quelle couleur est le sol, est-il gris comme le disent si souvent les poètes ?

Je lève la main. Mère, tu peux être fière de ton fils. Il est le héros tant attendu de l’Amérique profonde, un nouveau conquérant, celui de l’Univers infini. Aujourd’hui la Lune, demain Mars, ensuite les autres continents de notre vaste galaxie, de l’infiniment grand. Notre rencontre avec Dieu. Père, je ne suis plus le vilain petit canard parti jouer au casse-cou pour l’U.S Air Force, le fondu de vitesse, le célibataire endurci drogué à l’adrénaline et aux quatre cents coups. Je te vois déjà montrer ma photo à tes copains fumeurs de cigare au Rotary Club de l’Indiana, leur raconter des craques pour mieux te faire mousser. Je ne t’en veux pas. Moi aussi, je désire être reconnu dans la rue, avoir ma tête sur les timbres postes de notre belle patrie.

Le suspense est à son comble. Je sens le monde s’arrêter de respirer. Le futur est en marche. Je le conjugue au présent, à quelques décimètres d’une surface poussiéreuse et stérile dont aucun pied humain n’a jamais souillé les grains. Je retiens mon souffle à mon tour. Je n’ai plus peur désormais. Je saute.

Des millions de milliers de mains applaudissent. Les téléviseurs explosent d’ondes cathodiques, d’images légendaires. L’homme marche enfin sur la Lune. Il est Américain. Dieu est Américain. Une cinquante et unième étoile s’approche de notre belle bannière. J’en suis le héraut. Je transcende le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest. Le Temps est infini. Les mots ne veulent plus dire grand-chose ; ils sont trop minuscules devant cette immensité cosmique. Parler ne sert plus à rien. Il faut maintenant admirer.

Je savoure ma gloire. Des centaines de journalistes préparent déjà leur article, recherchent les plus belles phrases pour raconter mon exploit. Les femmes enceintes donnent mon prénom à leur futur bébé. Des rues portent déjà mon nom. Effacé Gagarine, oubliés Spoutnik et Laïka ! Mère, je te remercie de m’avoir porté dans tes bras, de m’avoir donné la force de continuer mon entrainement, de m’avoir soutenu malgré mes doutes, les reproches de mes supérieurs, la jalousie de mes camarades, de Neil, de Michael et de Buzz, des piliers du système. Père, je te pardonne de m’avoir maintes fois poussé à devenir comme toi, un bourgeois conformiste qui ne dépasse jamais la limitation de vitesse, boit toujours le même whisky et vote invariablement républicain.

J’ouvre enfin les yeux. Neil Armstrong marche sur la Lune. Je n’entends plus le son de la télévision. Les commentateurs piaillent dans tous les sens mais je ne peux pas les comprendre. Je suis déjà loin. Je ne suis plus seul. Je ne veux pas être perdu avec mes regrets, avec le souvenir de Neil et de Buzz, de Michael et des autres, les seconds devenus les premiers, l’équipe de secours devenue le tiercé gagnant. Je ne suis pas un perdant. Vous le savez, ils ne le savent pas encore mais je compte rétablir cette vérité.

(*) Le 21 juillet 1969, à 3h56, Neil Armstrong pose le pied sur la Lune. Un milliard d'être humains suivent l'exploit en temps réel ou presque sur leurs écrans de télévision. À leur attention, il lâche une phrase vouée à l'Histoire : « Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité ».




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