Papa Cool

Date 17-05-2020 16:44:07 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Papa se sent vraiment cool aujourd’hui. Les vitrines de Harlem brillent du soleil de juillet et le pavé luit comme une mer d’huile. Il est temps pour lui d’aller chez Moe, de se jeter une petite bière fraiche derrière la cravate avant de rentrer à la maison et retrouver la douce Bessie.
- Salut Moe !
- Salut Papa !
- La vie est belle, pas vrai ?
- Si tu le dis !
- Oui, je te le dis, aussi vrai que Jésus Christ est monté au ciel.
- Alors je te crois.

Papa pose son gros derrière noir sur sa banquette préférée ; de ce poste d’observation, il peut contempler les allées et venues dans la rue principale de son quartier, reluquer les jolies petites pépées, voir les revendeurs de poudre blanche et leurs clients basanés, les voitures de police, toute une faune urbaine de la jungle bariolée de son bout de New York favori. Le juke-box égrène une longue série de chansons du parrain de la « soul ». Papa se remémore les années soixante-dix, quand Harlem était sale et toute la ville à bout de souffle, étranglée par ses dettes et la crise économique. Richard le tricheur était encore président, avec son bataillon de flics corrompus, des Yankees aux dents blanches et trop sûrs d’eux qui ne voyaient pas la punition arriver. Dick le prétentieux s’était finalement retrouvé les doigts coincés dans le pot de confiture à devoir expliquer aux millions d’Américains pourquoi il n’était pas un voleur, comment une dangereuse bande de gauchistes chevelus voulait l’emballer dans la bannière étoilée en lui chantant des ballades sur l’amour libre et la guerre du Viêt-Nam.
- Tu te souviens de Dick, Moe ?
- Lequel ?
- Le seul, l’unique, l’inimitable, le roi des tricheurs !
- C’était il y a des lustres, Papa. Pourquoi tu me le demandes ?
- Comme ça, juste pour être certain qu’il a bien existé et que je n’ai pas rêvé tout ça.
- Tout ça quoi ?
- Nos galères de l’époque, les descentes de condés venus casser du frisé, la dope à tous les coins de rue, nos frères morts dans la rue pour quelques dollars de trop.
- On était alors bien jeunes.
- Et on a eu la chance de vieillir.
- Oui, contrairement à des milliers de nos frères.

Papa regarde Moe. Ses yeux ne brillent plus. Il semble fatigué, arrivé au bout de ses rêves de jeunesse quand il arpentait le pavé une pancarte à la main avec des gars fringués de noir et coiffés de bérets militaires. Martin s’est pris un coup de douze, quelques années après Malcolm, un autre héros mort trop tôt, le symbole des années où les Américains découvraient la face cachée de leur insolente richesse. Moe sert désormais des couples venus du sud de Manhattan, des jeunes en quête d’un Harlem en paix avec lui-même. Il a bénéficié des subventions d’un président démocrate qui voulait pacifier la terre new-yorkaise et rendre à César ce que Brutus lui avait dérobé. A sa manière, Moe participe à l’illusion américaine, ce film ressassé à des yeux disponibles sur les écrans géants qui remplacent aujourd’hui les livres et les journaux.

Une sirène retentit. Papa se retourne et constate qu’il ne s’agit que d’une ambulance, probablement appelée pour un accident domestique. Il n’est nullement inquiet car il est cool désormais. L’Amérique a changé, de manière symbolique au début mais elle ne peut plus revenir en arrière. Les pionniers descendus du Mayflower ont cessé d’évangéliser les Indiens, de courser les esclaves noirs et de se battre contre les hordes de migrants désespérés au point de se noyer dans le Rio Grande. Ils ont vu leurs enfants revenir d’Orient dans des caisses métalliques ou terminer sans abri et trop vite oubliés par un état providence aux abonnés absents. Ces fils de conquérants ont même poussé le vice à élire deux fois président un grand gaillard frisé au patronyme fleuri et sentant bon la corne de l’Afrique.
- Moe, tu me remets ça ?
- Une autre bière ?
- Non, la musique, celle de nos jeunes années, quand Stax et Motown s’affrontaient à coups de hits. Memphis contre Chicago.
- Tu préfères quoi ?
- J’ai toujours eu un faible pour ces ploucs du Sud, ces cueilleurs de coton et leur musique raide.
- Qui sait aujourd’hui combien ces gars en ont bavé pour juste pouvoir chanter ailleurs que dans les bouges du Tennessee ?
- Toi, moi, les vieux, les survivants.

Papa jette un œil alentour. Le café de Moe ressemble à un havre de paix, une enceinte hors du temps où les postures exagérées des gangsters à casquette n’envahissent pas les murs, ne cassent pas les oreilles, ne polluent pas les cerveaux des clients de passage ou des habitués. Le patron a réussi là où beaucoup ont échoué. Il s’est mis les poulets dans la poche, a dégagé les petites frappes en mal de dollars, s’est assuré le soutien des commerçants locaux et n’a pas lésiné dans le porte à porte. Le téléphone de Papa se met à vibrer.
- Bessie ?
- Oui, chérie, je me demandais ce que tu faisais.
- Je remonte le temps.
- Chez Moe ?
- Oui.
- Et c’est comment ?
- Agréable. Cool.
- Tu regrettes ces années ?
- Non. On n’avait rien de mieux sous la main.
- On mangeait quand même de la vache bien enragée. Et pas souvent à notre faim.
- Tant que la vache ne nous a pas dévorés.
- Tu l’as trouvée dans un gâteau chinois, celle-là ?

Papa se met à rire doucement. Il sait que les gars comme lui, comme Moe, auraient depuis longtemps rejoint Martin et Malcolm dans les entrailles de la terre si des centaines de Bessie, des femmes courageuses les avaient laissé s’embarquer dans une guerre stérile et perdue d’avance contre plus forts qu’eux. « La femme est l’avenir de l’homme » disait jadis un poète à tête de grenouille, un gars qui n’avait probablement jamais mis les pieds à Harlem. Papa regarde Moe, les photos sur les murs, le juke-box argenté et les tables bien rangées. Il bénit le ciel d’avoir rencontré Bessie puis lève son gros derrière noir et se dirige vers la caisse pour payer. La journée se termine et Papa se sent encore plus cool.




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