Le mangeur d'ogres

Date 14-10-2012 13:10:00 | Catégorie : Nouvelles


L'histoire que je vais vous raconter va paraître à certains des élucubrations de romancier, et pourtant c'est une histoire authentique…
Il y a quelques années, je venais alors de finir mes études de médecine, on m'affecta dans un petit village au nord ouest de la Tunisie. Bourgade perdue au milieu d'une forêt dense de chêne liège. Il pleuvait beaucoup dans cette région, contrairement au reste du pays. Mais cette pluviométrie et cette richesse en flore propices aux activités agraires, au lieu de représenter un avantage, handicapaient davantage les autochtones, bon nombre desquels vivant en dessous du seuil de la pauvreté. Les routes qui étaient en très mauvais état, souvent impraticables, nécessitaient des travaux sûrement coûteux pour un gouvernement qui se désintéressait totalement de cette partie du pays. Une ancienne voie ferrée abandonnée depuis que les Français avaient quitté les lieux au lendemain de l'indépendance, envahie par une végétation exubérante, accentuait la désolation des lieux. On aurait dit un organe auquel on avait coupé les veines qui l'alimentaient en vie!
Le dispensaire où j'assurais quotidiennement les menus soins à ces pauvres bougres était une ancienne maison coloniale à tuiles rouges, mais si retapée, si rapiécée qu'elle ne gardait de son prestige d'autrefois, que la partie qui me servait de logement, et encore, c'en était un soupçon. Tout le reste avait un air délabré et sinistre.
L'hiver avait été rude cette année là. La neige avait quasiment isolé le pays.
La nuit du 31 décembre au 1er janvier, bien que fêtée, n'est pas appelée chez nous la Saint-Sylvestre, peut-être pour se démarquer d'une ère dont la connotation demeure, chez bon nombre de mes concitoyens, liée à une idée de colonisation et de domination.
Dans l'après-midi, j'avais envoyé le gardien me chercher quelques fagots pour faire un feu de cheminée et m'acheter un poulet de chez les paysans. Et le soir quand tout le monde fut parti, je débouchai une bonne bouteille gardée pour l'occurrence.
J'avais invité pour ce "dîner à la chandelle" un instituteur qui habitait l'école adjacente, un bon diable de célibataire, originaire du sud, poète et plein d'humour comme tous les habitants de cette région-là, et resté dans ce village bien que ce fussent les vacances, à cause de la grande distance le séparant des siens, et des avatars du périple. Il ne rentrait chez lui que pendant les vacances d'été.
Vers minuit, on tapa à la porte.
Il était très rare que les villageois se dérangent la nuit pour les soins que je prodigue. Ils se débrouillaient avec des herbes médicinales, infusions, macérations, saignées et bon nombre de cures traditionnelles.
D'abord je n'aperçus personne. Une seule lampe scintillait en grinçant au vent dans la grande place couverte de neige. Éclairage futile ajoutant aux lieux un aspect de désolation.
- Je suis là, dit une voix qui chevrotait légèrement.
Dans la pénombre, adossé contre une colonne au bout de la véranda, un tout petit vieux me regardait de ses yeux luisants comme un chat.
Je le fis entrer.
Rasé de frais, cheveux plats et grisonnants, vieux habits mais bien propres, il me fut sympathique d'emblée, mais c'était surtout son regard intelligent, à la fois vif et doux qui m'impressionna.
- J'ai besoin d'un bon médicament, j'ai un peu de fièvre; je crois que c'est une indigestion.
L'instituteur me rejoignit dans la petite salle de soins.
Je pris la température du vieux, et effectivement il était un peu souffrant.
- vous ne craignez pas les piqûres? Lui demandai-je. Je pourrais vous prescrire des comprimés, mais c'est moins efficace. Ensuite je vous donnerai cette gélule à croquer, vous vous sentirez mieux, et vos crampes d'estomac disparaîtront aussitôt.
Il sourit.
- Va pour la piqûre! Déclara-t-il.
Après la perfusion, il ajouta en croquant le médicament que je lui avais donné:
- Excusez-moi de vous avoir dérangé, j'aurais pu attendre le matin pour venir, mais il me reste encore des ogres à bouffer!
L'instit et moi le regardâmes étonnés. Un fou?
Il continua, serein:
- Sans moi tous les enfants de ce village et des contrées environnantes seraient bouffés par ces vilains ogres. Ce sont des soldats!
- Roumis, demandai-je plaisamment.
- Non, des spahis du Bey! Des…
Mais il ne put finir sa phrase. Tout à coup, il devint tendu, flairant l'air à la manière d'un chien de chasse.
- Il est là, il est là! Répéta-t-il avant de foncer dehors.
Après un moment d'hésitation, nous le suivîmes.
Et ma foi, au fond de la place obscure, à l'endroit où elle présente une sorte de butte, se tenait un spahi à longue barbe, avec sa pèlerine, sa large ceinture le sanglant, son ample pantalon qui s'en va s'effilant pour prendre la forme d'un fuseau juste au dessus du brodequin. Il prit peur et se sauva en voyant le vieux, mais ce dernier, étonnamment leste pour son âge, le rattrapa, le roula par terre, prit de sa poche un canif avec lequel il éventra ce guerrier venu d'un autre âge, ensuite nous le vîmes avec horreur, plonger la main dans ses entrailles pour prendre le cœur qu'il se mit à dévorer!
A ce moment là, une bourrasque se leva nous aveuglant. Lorsque nous pûmes rouvrir les yeux, la place était déserte! En deux bonds, nous y étions. Plus rien! Seul un peu de sang sur la neige témoignait du drame qui eut lieu. Au moment d'abandonner nos recherches, je découvris les restes d'un cœur humain gisant dans un coin.
Je pris soin de plonger cette épave dans un peu d'éther, puis je revins m'asseoir à côté de la cheminée, là où mon ami se trouvait déjà, regardant la flamme de ses yeux incrédules. Nous sirotâmes en silence et d'un air hébété notre vin; était-ce une hallucination, une mise en scène quelconque?
Le lendemain je demandai aux villageois s'ils ne connaissaient pas le vieux que je décris. Mais à part un octogénaire qui me dit que cette description collait à celle du vieux Français, propriétaire de la vieille demeure même que j'habitais, et qui devait être mort depuis longtemps, je n'obtins aucune réponse. Je convins alors, avec l'instituteur de ne jamais raconter cette histoire, sous peine d'être pris pour des fous.
Je ne pus oublier cet événement extraordinaire, et des mois plus tard, lorsqu'on me muta à la capitale, et au moment de ranger mes affaires dans des cartons, je tombai sur le débris du cœur que j'avais caché dans un placard. Dans l'éther, il y avait une forme noire perforée, on aurait dit une petite muselière!




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