Le Manoir des Ombres, Seconde Partie :

Date 11-11-2012 12:40:00 | Catégorie : Nouvelles


Malgré tout, avant d’entrer dans le détail de ma vie quotidienne au sein du Clan Montferrand, je souhaiterais vous décrire succinctement le lieu où je passe le plus clair de mon temps. Comme je l’ai dit un peu plus tôt, la plupart de mes journées depuis mon retour de mes excursions aux quatre coins de la planète au tournant des années trente, se déroulent dans ma chambre. Ce n’est que le soir, pour le repas, que je rejoins le reste de ma Famille. Elle se situe au premier étage du Manoir, au bout de son couloir se trouvant le plus à l’Est. Elle est en fait constituée de trois salles. La première est une antichambre. Celle-ci fait également office de première enclave bibliothécaire de mon lieu de résidence ; c’est là que sont entreposés une partie des ouvrages que j’ai lu au cours des ces 150 dernières années.
Dès qu’on ouvre la porte qui y mène, apparait un sol dallé couleur de nuit ; il est constellé de veinules bleuâtres ressemblant à celles qui parsèment les fossettes de mon visage. Un tapis que j’ai rapporté d’Orient dans les années 1920, à l’poque où je parcourais l’Egypte de long en large en compagnie d’Archéologues tels que le fameux Howard Carter, recouvre une partie de sa surface. Un peu plus loin, est installé un petit coin « lecture » composé de plusieurs tables basses encombrées de livres que je n’ai jamais le temps de ranger sur les étagères auxquelles elles font face. A coté de ces tables basses se trouvent deux gros fauteuils ; c’est là que je fais asseoir la plupart des invités qui viennent me rendre visite dans ce que l’un de mes Frères – Sanäel, pour ne pas le nommer – appelle « mon Antre ». Mais, pour l’instant, ces sièges disparaissent sous des dizaines de livres et de feuillets. Les pages qui y sont disséminées sont certainement celles que je cherche depuis plusieurs jours : elles appartiennent au manuscrit sur Platon et son passage sur la disparition de l’Atlantide dans « la Timée » que je suis actuellement en train de rédiger. J’étudie en effet le texte de ce grand auteur de l’Antiquité depuis plusieurs semaines. J’ai décidé d’en écrire une synthèse afin de décortiquer ce qui est surement l’un des plus grands Mythes de l’Humanité. Et j’y consacre énormément de temps et d’énergie.

Je pensais avoir égaré une partie de mon manuscrit. J’ai fouillé ma chambre et mon bureau de fond en comble sans avoir pu remettre la main dessus. Je n’ai pas imaginé un seul instant que ces documents pouvaient être exposés à la vue de tous. Je me demande d’ailleurs comment ils ne sont pas tombés entre les mains d’Ycäel, puisque c’est lui qui vient le plus souvent me rendre visite dans mes appartements. Il aime bien y flâner, examiner les bibelots que j’ai ramené de mes voyages en Orient. Il s’attarde devant mes étagères croulant sous ces livres que je chéris tant. Il m’emprunte parfois certains d’entre eux ; il semble me souvenir que cela fait deux ou trois mois qu’il y a pris un traité de botanique que j’ai acheté en 1909 à Atlanta. Il ne me l’a pas encore rendu ; il faudra donc que je règle cette question avec lui, car il est fréquent qu’Ycäel oublie – délibérément ou non – de rendre les objets que ces amis ou autre lui ont prêté. Une fois, je me souviens, il a fallu environ trente ans à Luvinia pour récupérer un des flacons de parfums dont elle fait collection, et dont les formes inspiraient celui-ci ; il souhaitait les reproduire dans un de ses dessins.

Pour en revenir à la description de mon lieu de vie, ces tables basses et ces fauteuils côtoient un mur entièrement recouvert d’étagères, comme je l’ai déjà dit. Des centaines de recueils, ainsi que divers objets achetés dans les nombreux pays que j’ai visités s’y entassent. S’y côtoient, entre autres, des statuettes chinoises de la Dynastie Ming, un masque Rituel Ethiopien, des vases Sumériens, un coffret de bois sculpté Inca. Mais, bien que tous ces bibelots soient rares et précieux, ce ne sont pas ceux qui me sont les plus chers. Ceux-là, je les garde religieusement dans la salle suivante ; qui se trouve être mon bureau personnel. J’aurai donc l’occasion d’en reparler un peu plus tard. A leurs cotés, s’amoncellent des centaines d’ouvrages explorant quelques unes des sciences humaines qu’il me plait de pénétrer. Il y en a qui concernent l’Histoire des Etats-Unis, les sciences Occultes en Occident au début du XXème siècle, les Philosophes du temps de la Grèce Antique. Et, il y a quelques auteurs romantiques Français tels que Gérard de Nerval, Chateaubriand, Lamartine ou Alfred de Vigny, que j’apprécie particulièrement, même si ce ne sont pas mes préférés.

La paroi qui fait face à ce coin lecture est partiellement décorée de tentures de velours noir. Elles encadrent une toile dont le format permet de contenir des mensurations humaines. De fait, elle représente Anthëus portant une armure ouvragée. L’épée à la main, son regard semble vouloir transpercer de part en part la personne qui ose contempler son portrait. Généralement d’ailleurs, rares sont ceux qui s’attardent devant lui. ; y compris Ycäel, qui est celui de mes Frères et Sœurs qui fréquente le plus souvent mes appartements Même moi, je ne l’admire que rarement. J’en connais pourtant chaque détail par cœur ; en fermant les yeux, je pourrais vraisemblablement en reproduire chaque trait fidèlement. Je sais que son plastron montre le blason de notre Maison tel qu’il figurait jusqu’en 1730 : une Hydre terrassant un lion gisant à terre, et dont les entrailles sont sur le point d’être déchirées par les griffes de cet animal Mythique. Je n’ai pas encore découvert pourquoi, mais c’est à ce moment là que nos armes ont été modifiées pour ne montrer qu’une Hydre aux corps recroquevillé, aux ailes d’or évasées, à la queue nonchalamment ramassée sur elle même.

Anthëus est donc habillé de pied en cap en costume de soldat. Il est barbu, comme de nombreux guerriers du XIème, XIIème et XIIIème siècle. Ses mains sont protégées par des gants de fer. Une cape vermeille est posée sur ses épaules ; mais de multiples déchirures s’y discernent. Ses bottes sont crottées de boue et de fange. Sa main qui ne porte pas son arme soutient fermement un casque orné de cornes et bosselé. A ses pieds, le cadavre de ce qui parait être un Musulman aux vêtements de l’armée d’Al-Ashraf, est étendu au sol.

Je sais aussi qu’à moins de cinq ou six pas de là, en bordure du tableau, s’aperçoivent d’autres combattants Croisés et Arabes. Ils ferraillent et luttent pour leur vie ; tandis qu’en arrière-plan je pourrais aussi facilement reconnaître les murs de Saint-Jean d’Acre assaillis par une multitude de troupes ennemis, si je me tenais devant lui. La cité en flammes est sur le point de tomber. Mon Père a plusieurs fois évoqué devant mes Frères, mes Sœurs et moi cet événement Historique de l’année 1291 auquel il aurait participé, en insistant bien qu’il s’est agit de moment important pour la Lignée des Montferrand. C’est donc pour cette raison qu’il veut que je garde ce portrait de lui à cet emplacement.

Anthëus connaît mon sentiment en ce qui concerne ce portrait. Je ne l’aime pas, et, comme mes Frères et mes Sœurs, il me met mal à l’aise. Son regard m’intimide profondément et me déstabilise. Ycäel m’a souvent suggéré de le retirer de cet endroit pour le mettre dans un coin de mes appartements moins exposé à la vue de tous. J’avoue que cette idée est loin de me déplaire. Mais, en même temps, je ne souhaite pas défier mon Père. Je n’ai jamais saisi pourquoi, mais il tient particulièrement à ce qu’il soit accroché là ; quitte à embarrasser tous ceux qui voudraient pouvoir venir me consulter chez moi. J’ai beau eu, à diverses reprises, le supplier de le déplacer, il n’a rien voulu entendre. Il s’est mis plus d’une fois dans une colère noire dès que j’avais l’audace d’aborder ce sujet devant lui. J’en ai encore des sueurs froides, rien que d’y penser, puisque la dernière fois, il y a une demi-douzaine d’années de cela, il a failli se jeter sur moi dans le but de me faire taire, et en me hurlant : « Tu ne sais pas de quoi tu parles. Cette toile reflète beaucoup plus que tu ne saurais l’imaginer ; son lieu d’exposition également ! Et de toute manière, je ne souhaite pas que, ni toi, ni tes Frères et Sœurs, soient au courant de ce qu’il incarne ; ou que vous contestiez mes choix quant au lieu où je veux le voir trôner ! »

Vous l’avez donc compris, il s’agit là de l’un des multiples points de désaccord qui m’oppose au Patriarche de notre Maison. Ce n’est pas le seul, loin de là, et j’aurai l’occasion de revenir sur les autres au fur et à mesure de mon récit. Je suis pourtant convaincu que si peu de gens viennent prendre de mes nouvelles dans mon « Antre », c’est en partie à cause de cette toile. Il n’y a qu’Ycäel qui ose franchir le pas de ma porte. Evidemment, ce sont toujours pour lui des discussions destinées à servir ses intérêts, parce que lui aussi se dresse contre les décisions d’Anthëus dans de nombreux domaines ; ou bien, c’est parce qu’il a besoin d’un objet ou – surtout – d’un livre de ma Bibliothèque. Dans ce cas, il détourne les yeux du tableau lorsqu’il est obligé de passer devant. Et il s’engouffre à l’intérieur de mon bureau en effaçant celui-ci de sa conscience. Quelle conscience, d’ailleurs, peut-on se demander ? Car Ycäel est de mes Frères et Sœurs celui qui à surement le moins de scrupules.

En tout état de cause, comme pour d’innombrables épisodes liés à l’histoire de notre Lignée, les raisons pour lesquelles mon Père tient tellement à cette Peinture me reste inconnues. Evidemment, dès les années 1890, de même que pour le reste de mes recherches concernant le Passé de notre Maison, je me suis attaché à découvrir pour quelle raison il a une telle importance à ses yeux. Tout ce que j’ai pu apprendre, c’est qu’il était déjà disposé entre ces deux tentures couleur de nuit avant ma « naissance ». Cela faisait longtemps qu’il était exposé au regard de tous quand je me suis définitivement établi en ces lieux au tournant des années 1820. D’autre part, j’ai tenté de savoir si un membre de la Dynastie Montferrand a effectivement participé à la Croisade qui s’est terminée tragiquement par la chute de Saint-Jean d’Acre et le rapatriement en catastrophe des derniers soldats du Christ vers Malte. Malheureusement, aucun indice ne me l’a laissé deviné jusqu'à présent. Et pourtant, aujourd’hui encore, je poursuis mes investigations en ce sens.

Passons à autre chose et laissons pour l’instant de coté cet encombrant témoignage de l’autorité d’Anthëus. Je voudrais en effet continuer à vous décrire mon lieu de vie. Au-delà, la paroi se poursuit sur deux ou trois mètres jusqu'à l’entrée ouvrant sur mon Bureau personnel ; c’est là où je passe le plus clair de mes journées, et parfois, de mes nuits. Deux hallebardes entrecroisées que m’a offertes Hÿlaire il y vingt-trois ans, - les chiffres sont très importants pour celui-ci - au retour de l’une des ventes aux enchères qu’il fréquente lorsqu’il en a le temps, y sont accrochées. D’après mon Frère, elles datent du XVème siècle. Sachant que je suis un amateur éclairé en matière d’Histoire, il avait, soi-disant, envie de m’être agréable. Pourtant, le jour où il me les a remises en main propre devant tout le reste de la Famille, il m’a dit qu’elles valent la coquette somme de 400 000 dollars pièce. Connaisseur comme il est en matière d’investissement financier, je veux bien le croire. Mais cette information qu’il était inutile de mentionner m’a choqué. Et j’ai alors réalisé qu’il ne m’a fait ce cadeau uniquement pour me faire plaisir. C’est, en outre, il faut le souligner, du Hÿlaire tout craché. Cette manière de ramener ses actes et ses paroles à l’argent est un trait de sa personnalité le plus marqué. Malgré tout, ce sont deux objets qui me sont chers.

Maintenant, quittons cette antichambre ; nous nous y sommes que trop attardé. Et entrons dans mon Bureau personnel. Evidemment, c’est là que je me trouve actuellement, alors que j’écris ces lignes. Assis à ma table de travail, ma main court sur les feuillets qui me servent à retranscrire ces souvenirs. J’y suis confortablement installé dès avant l’aube. C’est là que j’effectue mes nombreuses recherches sur les Origines de ma Lignée, que j’étudie livres et parchemins que j’ai accumulé en ces lieux depuis des dizaines d’années. C’est aussi là que je décrypte les Mythes et les Légendes du Monde entier, à l’affut du moindre indice qui pourrait me mettre sur la voie de la Vérité. Mais, si je rédige des centaines de textes – parfois brefs, parfois très longs -, c’est toujours à l’aide d’une plume et à l’encre de Chine. C’est une habitude qui ne m’a jamais quitté. Et bien que les techniques aient évoluées depuis les années 1840, je suis réticent à user de stylos-billes ou autres claviers d’ordinateurs.

Si je lève les yeux de mon pupitre, la première chose que je visualise en face de moi, c’est l’immense Bibliothèque qui couvre la paroi de part en part. Elle est constituée de dizaines d’étagères accolées les unes aux autres. Elle l’habille de haut en bas jusqu’au plafond, c'est-à-dire, sur une bonne quinzaine de mètres. Car, en effet, outre la partie basse de la pièce dans laquelle je me trouve, existe un second niveau. Ce dernier est composé d’un balcon aux garde-fous en bois ouvragé qui fait le tour de la pièce. Les dessins de sa balustrade évoquent des anges et des démons se mêlant les uns aux autres dans un corps à corps effréné. Ses rayonnages disparaissent progressivement au sein la charpente. Puis, ils atteignent ses combles empoussiérées et constellées de toiles d’araignées ; car ces dernières n’ont certainement jamais été nettoyées depuis la construction du Manoir Familial.




Cet article provient de L'ORée des Rêves votre site pour lire écrire publier poèmes nouvelles en ligne
http://www.loree-des-reves.com

L'url pour cet article est :
http://www.loree-des-reves.com/modules/xnews/article.php?storyid=1369