Le Manoir des Ombres, Troisième Partie :

Date 16-11-2012 12:16:12 | Catégorie : Nouvelles


Cette Bibliothèque contient de fait l’essentiel de mes collections de livres. Je ne les ai jamais comptés, mais je pense qu’ils doivent se compter en milliers ; je dirai, peut-être, entre vingt et trente milles volumes. Il faut dire que j’ai commencé à les accumuler dès mon arrivée en ces lieux. Au début, évidemment, ne s’y trouvaient que de vieux ouvrages qu’Anthëus y avait entreposés depuis longtemps. Lorsque j’ai réaménagé la pièce afin qu’elle corresponde davantage à mes attentes, ils étaient enfouis sous des monceaux de détritus. L’endroit n’était en effet plus utilisé depuis des années, et il m’a fallu de nombreuses semaines d’efforts avant de pouvoir lui redonner un aspect convenable. Puis, progressivement, je dirai, à partir des années 1830 et mon installation définitive au Manoir Montferrand, j’ai constitué mes propres collections. Tout d’abord, j’ai nettoyé, rhabillé et redisposé de manière plus ordonnée les documents déposés là par mon Père. Ils étaient dans un état lamentable, car le Patriarche n’a que peu de considérations pour la chose écrite ; il lui préfère l’action pure, voire, la brutalité parfois. La réflexion n’est pas un de ses traits de caractère le plus marqué. Et heureusement que Vÿvien intervient régulièrement dans ses décisions, car je me demande comment il pourrait gérer efficacement le Domaine et ses dépendances si il ne l’avait pas à ses cotés. Déjà que celui-ci est dans un état quelque peu vétuste, à l’image de ses livres dont j’ai hérité, je n’ose pas songer quelle allure aurait notre demeure Familiale s’il s’en occupait seul.

Les recueils que j’y ai découverts n’étaient que quelques centaines. Ils étaient éparpillés sur les innombrables étagères qui constituent le mobilier consacré à cette immense Bibliothèque. Ces dernières étaient pratiquement vides, et ce n’est qu’au fur et à mesure de mes achats ultérieurs qu’elles sont enrichies. Et il m’a donc fallu user de beaucoup d’énergie et de moyens afin de lui donner le lustre qu’elle possède actuellement.

Ceci a été facilité par le fait que je suis un lecteur vorace. Si je ne lis pas deux ou trois livres par jour, c’est que mes occupations extérieures m’en empêchent. Mais, ce n’est que très rarement le cas. Comme je l’ai déjà dit, je quitte très peu mes appartements, si ce n’est pour me joindre aux autres membres de ma Lignée à chaque fois que nous devons prendre un repas ensemble ; à midi et sept heures du soir habituellement. Mon Père et ma Mère sont en effet réglé comme des horloges à ce sujet, et ils sont très à cheval sur l’exactitude. Ils ont gardé cette habitude de l’époque où ils fréquentaient la noblesse de l’Ancien Régime. Et les bouleversements qu’ils ont connus depuis n’ont rien changé à cela. Les fois où ils ont dérogé à cette règle que l’ensemble de mes Frères et Sœurs doivent suivre à la lettre lorsqu’ils sont au Manoir, doivent se compter sur les doigts d’une main.

Je dévore de fait littéralement mes deux ou trois livres par jour, avant de les ranger dans ma vaste Bibliothèque par auteur et par ordre alphabétique. Je suis très méticuleux sur ce point, et je pourrais reconnaitre l’emplacement de chaque ouvrage les yeux fermés, même si cela fait des dizaines d’années que je l’ai consulté. Ma mémoire phénoménale me facilite les choses. Mes immenses Connaissances dans les multiples aspects du Savoir auxquels je voue ma vie avec passion, me permettent également de m’y retrouver avec une aisance qui en déconcerte plus d’un. D’ailleurs, l’unique fois où Chÿlderic m’a fait l’honneur de venir me voir dans la pièce où j’écris ces lignes en ce moment même, celui-ci a été surpris par l’ampleur de mes rayonnages. Je ne demande s’il n’en n’a pas été effrayé, vu la pâleur de son visage après avoir fugitivement ausculté l’endroit des yeux. J’ai bien cru qu’il allait se trouver mal ; d’autant que j’ai immédiatement discerné des perles de sueur au sommet de son crane dégarni. Il est exact que Chÿlderic n’est pas vraiment familiarisé avec les espaces confinés. Lui, il est davantage accoutumé aux grandes plaines et aux steppes. Mais je n’aurai jamais songé que de contempler tant d’ouvrages puisse le mettre dans un tel état. Quant à Ycäel qui, lui, vient chez moi assez fréquemment, il n’est pas sujet à ce genre de symptômes. Au contraire, il se sent plutôt à l’aise dans cette pièce. Il aime y flâner et y explorer ses éventaires. A chaque fois qu’il est là, il y examine quelques instants les tranches des livres qui s’y devinent. Il en prend un, l’ouvre, le feuillette, le remet en place. Il s’en empare d’un second, recommence à parcourir négligemment ses pages, avant de le reposer. Il en extrait un troisième, un quatrième, etc., accomplissant à chaque fois les mêmes gestes, jusqu'à ce qu’il en trouve enfin un qui l’intéresse. Et, finalement, comme si de rien n’était, il me dit : « Quelle merveille ! Je n’aurai jamais cru que tu aie pu dénicher une telle merveille un jour ! Je me demande dans quel trou à rats tu l’as débusqué ; quel est le bouseux qui a pu te le vendre pour quelques sous, alors qu’il mériterait sa place dans une Bibliothèque digne de ce nom, et non dans ce nid à poussière ! Je te le prends ; je te le rends tout à l’heure ! »

Ycäel me fait alors un petit signe de la main, avant de me gratifier de son plus beau sourire. Il me lance une œillade enchanté, comme s’il venait de me déclamer son plus beau compliment. Il rajoute parfois : « Toi et tes recherches ! Au moins, cela n’a pas que des désavantages. A fouiner dans le passé de la Famille, cela peut être utile ! ». Avant de franchir le pas de ma porte et de disparaître aussi vite qu’il était arrivé.

Cette façon de faire est symptomatique d’Ycäel et il la répète plusieurs fois par semaine. De temps en temps, il la reproduit jusqu'à trois ou quatre fois dans une seule journée, et je suis obligé de le reconduire à la porte de mes appartements sans ménagements. Car, il lui arrive de me déranger en pleine étude de textes sur lequel je suis obligé d’utiliser la totalité de mes facultés intellectuelles afin d’en comprendre le sens. Par exemple, lorsqu’il s’agit de traités ésotériques rédigés en latin ou en grec ancien qu’il m’est difficile de décrypter et de pénétrer. Quand c’est le cas, Ycäel surgit alors devant moi, essaye de deviser de ses éternels problèmes d’argent, des remontrances qu’Anthëus lui a exprimées un peu plus tôt. Il se rend compte que je ne l’écoute pas. Il marmonne des paroles indistinctes, avant de se tourner vers les étagères de la Bibliothèque les plus proches - il est rare qu’il monte à l’étage -, et commence son inspection détaillée des lieux.

Parmi ces dizaines de milliers d’ouvrages, sont exposés ceux qui pour lesquels j’ai une affection toute particulière. Non parce qu’ils rares et ont une valeur monétaire importante ; quoique cela puisse être le cas. Mais, surtout, parce qu’il m’a fallu énormément de temps, de patience et de ténacité, pour les acquérir. De toute manière, quand j’ai besoin de fonds pour me les approprier, je n’ai qu’à demander à Hÿlaire de me fournir l’argent, lorsqu’il ne les achète pas lui même, et les difficultés s’aplanissent. C’est aussi parce qu’ils m’ont ouvert des portes sur des Enseignements dont je ne soupçonnais pas l’existence.

De fait, c’est grâce à plusieurs d’entre eux que j’ai pu débuter mes recherches sur la Famille Montferrand. C’est par leur intermédiaire que j’ai eu Connaissance de certains faits historiques auxquels mon Père, ma Mère, et certains de mes Frères et Sœurs ont été mêlés au fil des siècles passés. Dans les années 1830, c’est en me plongeant à corps perdu dans les auteurs de l’époque, que j’ai pu surmonter les épreuves qui ont failli me faire perdre la raison durant cette période de ma vie. C’est à ce moment là que j’ai vu en eux une échappatoire aux maux qui me tourmentaient. C’est aussi à ce moment là que j’ai réalisé le Pouvoir qu’ils détenaient. Et c’est enfin à ce moment là que je me suis aperçu avec quelle aisance je retenais les textes qui y étaient imprimés.

Beaucoup sont consacrés aux Mythes et aux Légendes du monde entier. De la table de travail derrière laquelle je suis actuellement, je vois trôner l’Enéide de Virgile en bonne place. A coté de lui apparaît l’Agamemnon d’Eschyle. Je distingue aussi le fameux Ramayana, ce poème Epique Hindou rédigé par la main d’un inconnu au cours de la période la plus reculée de ce Sous-continent. Evidemment, celui-ci est accompagné du Mahabharata. Les Eddas Védiques sont exposés non loin de là, ainsi que le Popol Vuh des Mayas. Et ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Car d’innombrables ouvrages évoquant ces récits nés à l’Aube des Ages inondent les rayonnages de ma Bibliothèque. Ce sont des textes que je chéris particulièrement et que j’ai consulté à de nombreuses reprises au cours des décennies. Quelques uns sont d’ailleurs cornés, leurs pages annotées d’une multitude de commentaires. D’autres ont leurs marges encombrées de renvois en direction d’ouvrages moins connus ou plus obscurs pour le profane. D’autres encore ont leurs tranches détériorées au fur et à mesure de mes manipulations. Il m’est même arrivé de devoir en racheter un ou deux, parce que devenus inutilisables au fil des ans ; je pense à l’Agamemnon, qui m’a beaucoup servi, au cours de ces derniers mois notamment puisque son auteur se réfère à plusieurs reprises à la Timée de Platon. Et comme je suis actuellement en train d’écrire un essai sur sa description de l’Atlantide, je me suis très souvent plongé dans les divers ouvrages qui évoquent cet auteur.

Je me souviens d’ailleurs qu’il y a quinze ans, c’est une fois de plus Hÿlaire qui m’a fourni la somme nécessaire au rachat de cet ouvrage quasi-introuvable dans sa version originale du IVème siècle de notre Ere ; en latin, bien entendu. Cela ne peut en être autrement si l’on souhaite en capter le sens profond. Il n’y a pas d’autres choix si l’on désire partager avec le poète sa vision de l’épopée de ce demi-dieu héros – parmi tant d’autres – de la Guerre de Troie avant qu’il ne parte pour ses propres aventures méditerranéennes. En tout cas, ce n’est qu’au bout de deux ans d’investigations, à arpenter les allées des salles de ventes aux enchères les plus prestigieuses de la capitale, qu’Hÿlaire a pu en découvrir un second exemplaire disponible sur le marché. Et je l’ai acquis pour la somme de 457 000 euros alors qu’un collectionneur acharné tentait de me l’en déposséder. Heureusement que mon Frère m’a soutenu financièrement, sinon, je crois bien que j’aurai dû y renoncer ; et, par là même, abandonner une partie de mon étude Platonicienne.

En même temps, je suis parfaitement conscient qu’Hÿlaire n’a pas agit par pure bonté d’âme. Ce n’est pas son genre, loin de là. Il a vu en cette occasion un moyen d’investir un peu d’argent récemment gagné au cours de transactions boursières douteuses. Et, à coup sûr, je lui en serai redevable un jour ou l’autre. Il sait en effet parfaitement rappeler à ceux qui lui ont à un moment donné demander un service, qu’ils sont ses débiteurs.

« Ne néglige pas mes largesses envers toi, me répète t’il à l’occasion ». Car il arrive que nous nous croisions dans les couloirs du Manoir et que nous devisions ensemble parfois ; notamment quand nous nous dirigeons vers la salle à manger à l’heure du diner. « Je sais que tu n’es pas un ingrat, et que le jour où j’aurai besoin de ton aide, tu n’hésiteras pas à m’assister. Je fais confiance à ton sens de la loyauté envers un des membres de la Famille qui t’a appuyé quand cela s’est avéré nécessaire pour la bonne marche de tes affaires. Et, crois moi, il se peut que cette nécessité s’annonce plus tôt que prévu ; nous verrons cela… ».

Avant d’aborder soudainement un autre sujet et plaisanter avec moi sur les dernières mésaventures de Bélisaire, ou de médire sur les plus récentes conquêtes amoureuses – masculines ou féminines – d’Yvanïa. Malgré tout, la menace implicite de ses paroles, son regard dur et froid tandis qu’il m’observe tout en prononçant ces mots, ne m’échappe jamais. Et à chaque fois qu’il me les répète, j’en ai des sueurs froides. Je tente parfois d’imaginer le rôle qu’il souhaite me voir jouer dans l’insidieuse partie d’échec qui l’oppose à Anthëus en ce qui concerne la gestion des revenus patrimoniaux de notre Lignée. Mais comme je ne suis que très peu au courant du conflit qui les oppose à ce sujet, je suis incapable d’en concevoir les tenants et les aboutissants auxquels il me destine. De la même façon que je ne connais pas ses intentions par rapport à mes autres Frères et Sœurs à ce sujet.

En outre, je n’ai aucunement l’intention de m’en mêler d’une manière ou d’une autre. Je les découvrirai bien assez vite. Pour l’instant, il m’aide à l’acquisition d’ouvrages qui me sont précieux, utiles et nécessaires à la poursuite de mes recherches. Je ne demande rien de plus. Mon vœu le plus cher est que, le moment venu, le prix à payer en retour de ses bonnes grâces ne soit pas trop élevé. Tout ce que je désire, c’est qu’il me laisse tranquille et qu’il me perturbe pas quant à mes travaux personnels.




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