Le Manoir des Ombres, Septième Partie :

Date 29-11-2012 14:18:49 | Catégorie : Nouvelles


S’il y en a un, pourtant, qui n’était pas d’accord ce jour de 1957 où mon Père a enfin pris la décision de libérer Roseline et ses parents de leurs chaines, c’est évidemment Sanäel. Il a imploré Anthëus « de ne pas faire cette erreur » ; ce sont ses mots ! Il lui a même proposé de lui racheter la liberté de la jeune fille. Il s’est mis à genoux devant lui en lui jurant qu’il arrêterait de boire et de se comporter comme un ivrogne. Il a commencé à pleurnicher. Comme je le mentionnais un peu plus haut, je m’en souviens puisque Hÿlaire et moi étions présents aux cotés d’Anthëus au moment où mon Frère s’est abaissé plus bas que terre afin de la récupérer. Nous nous trouvions, je l’ai déjà dit, dans l’un des petits salons du rez-de-chaussée. Hÿlaire était également présent. Mon Père souhaitait voir avec ce dernier combien lui couterait d’engager de nouveaux Domestiques, si les trois – en comptant Roseline - que nous avions jusqu’alors nous quittaient. Quant à moi, j’étais là parce que je voulais encore demander de l’argent à mon Frère afin de me procurer la toute dernière édition de « l’Encyclopédia Britanica. ». Il devait d’ailleurs, par la suite, me refuser les fonds, estimant que c’était un caprice de ma part, et que je n’en n’avais pas besoin. D’après lui, j’en détenais déjà une qu’il m’avait cédé trois ans plus tôt après l’avoir acquis en déboursant 3500 dollars.

Hÿlaire et moi avons essayé de nous faire les plus discrets possibles. Car nous avons senti que la tension était progressivement en train de monter entre Sanäel et Anthëus. Hÿlaire s’était éloigné des deux hommes et faisait semblant d’examiner les céramiques coréennes installées dans l’une des vitrines situées à l’autre bout de la pièce. Moi, je regardais par la fenêtre l’étendue herbeuse et les quelques massifs floraux qui la parsemait. Mais nous étions tous deux à l’écoute de la conversation qui se déroulait à moins de trois ou quatre mètres de là. Je me souviens encore des dernières paroles échangées entre mon Frère et mon Père comme si elles venaient juste d’être prononcées :

« Je t’en prie, a fait Sanäel, les larmes aux yeux. Tu ne comprends pas à quel point je l’aime. C’est la première fois que je ressens cela pour quelqu’un ; pour une femme qui plus es. Cette « négresse » me manque déjà. Et le fait de savoir que je ne peux plus l’admirer lorsque je la croise dans les couloirs du Manoir, ou quand elle nous sert nos repas dans la salle à manger, me fait souffrir à en mourir.

- Arrête de t’humilier devant moi, a aussitôt répondu mon Père, le ton de sa voix se modifiant imperceptiblement. ». Généralement, c’est de cette manière que nous nous rendons compte que la colère est sur le point de l’envahir. « Tu te ridiculise et cela n’en vaut pas la peine. De toute façon, ma décision est déjà prise, et je ne reviendrai pas dessus.

- Je ne m’humilie pas ; je te le demande comme une faveur. Je ferais tout ce que tu veux. Mais accorde-moi le privilège de la prendre à mon service. Je suis prêt à te la racheter, à la payer le prix qu’il faudra. Je suis d’accord pour lui offrir un salaire de princesse. Renvoie ses parents, nos autres serviteurs. Tout ce que je réclame, c’est que Roseline reste à mes cotés. Cette face de babouin, je ne sais comment, m’a envoutée, et je la désire plus que ma vie elle même.

- Ne dis pas de bêtises, a rétorqué Anthëus en ricanant. Et tes grands principes sur la supériorité de notre Race ; le fait que nous ne devons pas mélanger notre sang à celui de ces inférieurs. J’ai l’impression que ton idéal sur la prééminence des Blancs sur les autres espèces humaines en prend un coup.

Tu sais, ça fait longtemps que je suis au courant du fait que tu cours après cette petite. Elle est belle, n’est ce pas ? Elle mériterait d’appartenir à notre Lignée. Si j’avais le Pouvoir de lui accorder ce privilège, je le lui offrirais volontiers. Malheureusement pour toi, ce n’est pas le cas. Et de toute manière, si je possédais cette aptitude, je ne le lui en ferais pas cadeau pour te satisfaire. Ce serait pour elle, et uniquement pour elle ! Je la libérerai malgré tout de ses engagements envers notre Maison.

De plus, Sanäel, tu dois réaliser que tous tes Frères et Sœurs, dont ceux ici présents se rient de toi et de ton attitude, a rajouté mon Père en détournant un instant les yeux dans notre direction. Comme d’habitude, tu te comporte en enfant gâté. J’ai trop longtemps été indulgent avec toi. A chaque fois que tu as eu besoin de moi ou de tes Frères et Sœurs pour t’obtenir quelque chose, nous avons toujours été là pour répondre à tes suppliques. A chaque fois qu’il a fallu que je vienne à ton secours après qu’on t’ait renvoyé de tel ou tel journal, je l’ai fait…
- Ce n’est pas vrai ! a murmuré mon Frère ». Mais mon Père, Hÿlaire et moi avons décelé que les mots qu’il prononçait étaient empli de rage et de frustration.

« C’est l’exacte vérité, a-t-il dit. Tu n’as jamais rien réussi seul depuis que tu es parmi nous. J’ai toujours dû te guider. Sans moi, tu es perdu. Tu es incapable de te dominer. Le Don que tu as ne t’aide même pas à maitriser tes pulsions ; à amoindrir les défauts de la partie humaine de la Lignée dont tu es issue.

Ce n’est pas vrai, a répété Sanäel plus fortement et plus brusquement. Je suis capable de me débrouiller sans toi ; sans vous tous ! Un jour, je vous prouverai que je vaux mieux que vous. Un jour, mes livres se vendront dans le monde entier. Je serai riche, et vous m’envierez. Je n’aurai plus besoin de ton argent, Hÿlaire, s’est t’il écrié en jetant un regard noir en direction de celui-ci avant de fixer de nouveau son interlocuteur avec rancœur. ». Au fur et à mesure, ses joues avaient pris une teinte cramoisie, et les veinules sombres qui parsèment habituellement son visage, se sont mises à luire d’un éclat inquiétant. « Un jour, a-t-il repris, tu ramperas à mes pieds, Anthëus. Tu me supplieras pour que je t’accorde mon pardon, pour que je me montre magnanime envers toi. Et tu me donneras cette fille sans que j’aie à te le demander ! Tu…

- Cela suffit, maintenant, a alors tonné le Patriarche. » Sa voix a résonné dans toute la pièce, contraignant Hÿlaire à se retourner afin de voir pourquoi celui-ci haussait le ton. Quant à moi, l’écho m’a fait sursauter, me tirant brusquement de la contemplation du paysage que j’observais à travers la vitre. A mon tour, j’ai parcouru le salon des yeux en sentant des sueurs froides commencer à apparaître entre mes omoplates. Puis, j’ai regardé l’endroit d’où il provenait. « Tu vas trop loin, Sanäel. N’oublie pas que je suis ton Ainé, que tu me dois le respect. Je te préviens ! Encore un mot, et tu vas le regretter ! ».

Tandis qu’il martelait ces mots, j’ai eu l’impression que ceux-ci enflaient, jusqu'à emplir la pièce toute entière de leur dureté. « Je n’ai pas peur, a alors dit mon Frère. Tu ne ferais pas de mal à un de tes Enfants. Tu es un lâche, mon Père… »

Soudain, j’ai senti le sol vibrer sous mes pieds. Tout d’abord, légèrement. Puis, peu à peu – mais en moins d’une demi-seconde pour autant – de plus en plus fort. J’ai entendu certains bibelots décorant le buffet à deux pas de moi se mettre à tinter ; ils se sont mis à s’entrechoquer. J’ai vu Anthëus tendre son bras droit, paume ouverte, vers Sanäel. Il l’a fixé d’un regard sombre. Et soudainement, ce dernier a été propulsé en arrière : il a brusquement quitté le sol, s’est élevé d’une dizaine de centimètres, avant qu’une sorte d’ouragan surgi de nulle part le projette contre le mur.

Le choc a été si violent qu’il s’y est encastré, et que des fissures sont aussitôt apparues aux abords du point d’impact. Sur deux ou trois mètres, c’est comme si une tornade avait ravagé la pièce. Chaises, meubles, babioles et autres objets ornementaux étaient renversés et éparpillés aux quatre vents. Plusieurs statuettes péruviennes n’étaient plus qu’un amas terreux brisé. Hÿlaire et moi sommes restés pétrifiés sur place. Nous n’avons plus osé bouger du lieu où nous étions durant de longues minutes.

Nos yeux n’ont pas quitté notre Père, et je suis certain que mon Frère s’est comme moi demandé si nous n’allions pas être les prochains à être poursuivis par la vindicte d’Anthëus. Sanäel, lui, ne bougeait plus ; il avait perdu connaissance. J’ai appris un peu plus tard qu’il a fallu l’aide de pas moins de nos trois de domestiques pour le désinsérer ; deux jours entiers avant qu’il ne sorte du coma dans lequel le choc l’avait plongé ; puis, près de trois mois de convalescence pour qu’il ne soit à nouveau en pleine possession de ses moyens.
« Voila ce qu’il en coute de me défier, a fait Anthëus, avant de quitter le salon sans jeter un seul coup d’œil vers nous. ».

J’avoue que c’est ce jour là où, pour la première fois depuis mon « Réveil », j’ai vraiment eu peur de mon Père. C’est la première fois où j’ai réalisé que le fait de m’opposer à lui pouvait mettre ma vie en danger ; en tout cas, ma vie sous sa forme actuelle. Déjà, avant, je tremblais au moindre changement dans le ton de sa voix. Ses réprimandes à mon encontre m’ont toujours terrorisé. Mais, à partir de ce jour, j’ai fait en sorte de ne plus avoir à l’affronter. Quand nos échanges sont sur le point de s’envenimer – notamment lorsque j’ose aborder des sujets qui fâchent, et en particulier le Tableau qui orne le vestibule menant à ce bureau -, je change systématiquement de thème de discussion. D’autre part, c’est à la suite de cet incident que tous les Noirs qui nous servaient nous ont quittés ; y compris Roseline, bien entendu. Et c’est quelques mois plus tard qu’Edgard et Félicie ont été engagés.




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