Le blé qui tombe…

Date 10-12-2012 12:30:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


C’est la Journée de fête, dans ce petit quartier excentré de la ville. Où les demeures se résument à des baraques, faites de bois récupéré. La journée du blé. Hanna se lève difficilement. Elle fait un pas, deux pas, se masse le dos, étire ses bras, pour mieux réfléchir, peut-être, à la besogne qui l’attendait. Elle sort de la petite baraque, et, narines ouvertes, respire à grands traits l’air marin, tout en scrutant l’horizon. Quelques véhicules passent sur le ruban noir. Hanna observe les voitures. Des voitures légères, toutes. Sans intérêt. Hanna n’a jamais vraiment compris les petites voitures. C’est vrai, se dit-elle intérieurement, qu’elles transportent les personnes. Mais, des personnes, rien ne tombe. Les personnes ne laissent jamais rien d’utile derrière elles. Sauf, peut-être, une salve de salive, crachée en direction des tranquilles passants qui restent sur le trottoir. Ou des mégots de cigarettes brûlants.
Visage fade, yeux lointains, joues creuses, front raviné par les rides, mains d’une rugosité de papier de verre, elle contemple, en ce début de journée de mars, par delà le goudron qui relie le port et la métropole, le sable amassé en dune qui cache la mer. Dans la mer, il y a une merveille. Chez les femmes, il y a deux merveilles, se souvient-elle : c’était la phrase leitmotiv que débitait son défunt mari, portefaix au port d’à côté, à chaque fois qu’il rentrait d’une journée de labeur. C’est comme si elle le revoyait encore, dire et redire cet aphorisme arabe, pendant qu’il déballait son aubaine inespérée du jour, faite de barres de savons mouillées, de sucre avarié, de pâtes alimentaires endommagées et de bien d’autres menus produits altérés par les eaux de la mer, au cours des longs trajets des bateaux.
Hanna sait déjà très bien que dans la mer, il y a bien des merveilles. Il y a le poisson, c’est vrai. Il y aussi ces fabuleux bateaux qui transportent mille et mille choses impressionnantes. Elle sait très bien aussi que cette ville, l’autre ville, la vraie, qui est à quelques kilomètres de là, est générée par la mer. Elle doit son existence à la mer, d’où des milliers de produits sortent chaque jour que Dieu fait. Des milliers de produits qui font de la ville une vraie ville. Qui lui donnent la vie et l’existence. Une seule merveille capable de donner toutes ces belles choses à la ville. De donner une ville. La faire naître du néant des sables. Et lui permet de se relever. De se tenir debout. Deux merveilles, ricane-t-elle. Qu’est-ce qu’elles donnent aux femmes ? Où sont-elles, d’ailleurs, ces deux merveilles ? Pas de réponse à cette question. Question qu’elle a toujours posée à son mari. Mais, à laquelle, il ne trouvait à dire : Elles sont là-bas, elles sont là-bas, dans tes profondeurs. Voilà ce qu’il lui lançait à chaque fois.
Ses enfants crient et emplissent la minuscule baraque de leurs piaillements et de leurs cris. Les quatre garçons doivent prendre le chemin de l’école publique à quelques encablures d’ici. Leurs outils d’écoliers se résument à deux ardoises fissurées, quatre bouts de cahiers, deux manuels scolaires, sans âge, et quatre stylos, sans capuchon. Elle fait chauffer les restes du repas de la veille. Un peu de bouillie qu’elle répartit dans quatre jarres en plastique, avant que chaque écolier ne saute sur son bol et en ingurgite le contenu, en un rien de temps.
La veille, la soirée avait été longue. Très longue, pour Hanna qui attendait, depuis bien longtemps, l’arrivée du bateau au port. Au crépuscule, Hanna était allée s’assurer par elle-même de l’arrivée du blé. Tous les camionneurs étaient bien là. Les camions stationnés, en file indienne, dans l’attente du déchargement de la marchandise. L’ami intime de son défunt époux s’était déplacé chez elle, pour lui annoncer l’heureuse nouvelle : le déchargement est prévu pour sept heures trente du matin. Quand toutes les formalités seront terminées, le premier camion quittera le quai vers neuf heures.
Hanna doit se mettre à préparer une journée de labeur. Une journée de soleil, de vents, tantôt froids, tantôt chauds, selon l’humeur d’un climat capricieux, changeant d’une heure à l’autre. Elle fait sortir quelques sacs vides d’une vieille malle installée au coin de sa baraque. Elle appelle sa fille aînée pour lui demander de les nettoyer et les déposer à côté de la porte. Ensuite elle ramasse quelques morceaux de tissus, déchirés, comme hachés ; qui ne diffèrent pas vraiment de ses propres habits, de son voile et de sa robe usés.
Il est presque huit heures. Les enfants ont pris le chemin de l’école. Elle et sa fille aînée prennent celui du blé. Elles se partagent les charges. Pour elle, l’espèce de toile faite de lambeaux cousus ensemble, qui servira à dresser une hutte, au bord de la route des camions ; cet abri leur permettra de se reposer et de stocker provisoirement le blé ; et pour sa fille, les sacs, où la capture sera déposée.
Arrivées au bord de la route en asphalte sur laquelle devait passer les camions, Hanna et sa fille commencent à monter la petite hutte : quatre piquets fichés dans le sol, de manière à former un petit carré ; au-dessus, elles étalent leur haillon mité.
Hanna a choisi d’installer sa tente, juste en face de la partie la plus abîmée du goudron. Là, les camionneurs ne sauraient éviter tant de crevasses sans secousses. Et les secousses produisent le blé. Autant de secousses autant de grains de blé qui tombent sur les bords de la route.
Le voilà. Il avance, en filant. Le premier camion. Juste ce qu’il faut. Un camion, un vieux camion, dont le caisson est criblé de partout. Et, les sacs surpassent sa hauteur. Beaucoup de grains, en perspective.
Les concurrentes de Hanna sont, elles aussi, déjà installées. Chacune a son petit territoire. Chacune respecte scrupuleusement les frontières et l’intégrité territoriale de l’autre. Ce sont des petits états qui se construisent, le temps d’une saison. La saison du blé.
Le premier camion passe. Quelques grains tombent au sol. Hanna attend le passage du cinquième camion, pour avoir une quantité de blé qu’elle peut ramasser facilement. Autrement, il lui faut l’habilité et la persévérance d’un bec de poule afin de picorer les grains. Au passage du sixième camion, il y avait déjà des petits amas de grains çà et là, sur le territoire de Hanna. Un sourire monte sur ses lèvres desséchées. Munie de son sac, elle s’accroupit devant un monticule de grains de blé. Elle remplit les paumes de ses deux mains, collées côte-à-côte, de grains de blé qu’elle déverse, par la suite à l’intérieur du sac. Non loin d’elle, sa fille : mêmes gestes, même besogne ; agrippée à son blé, elle en emplit ses petites mains, avant de le reverser dans son sac, à la même cadence que sa mère.
Le bateau du blé vient de loin, très loin. De l’Ukraine, souvent, du Brésil, parfois, ou de l’autre côté des Amériques. Les grains de blé que Hanna caresse affectueusement ont parcouru bien des routes, de longues routes, terrestres et maritimes. Et, voilà que des vastes et lointains territoires, les grains échouent, à des milliers de kilomètres, dans le petit territoire de Hanna.
Plus le camion est vétuste, plus les sacs sont fendus, plus il y a de bonheurs pour les petites ramasseuses de blé agenouillées, tout au long de la route en asphalte. Si bien alignées, de la sortie du port, jusqu’à l’entrée de la société des moulins.
Le soleil, au zénith, commence à plomber de toute sa chaleur les minuscules territoires. Hanna se retire dans la hutte, où l’attend déjà sa fille, accompagnée, depuis peu par ses frères, rentrés de l’école. Le déjeuner se prépare ici-même. Le blé est là. Quelques morceaux de charbons de bois, de l’eau, un peu de sel et de l’huile, et la marmite commence à bouillir. Les enfants préfèrent toujours manger le blé cuit en grains, à la bouillie. La journée du blé est une fête, pour eux, et un dur labeur pour la maman et la grande sœur. Laisser les camions passer, le temps d’une sieste après le repas, sous la petite hutte, avant de reprendre le ramassage vespéral. Levez-vous, il faut bien remplir tous les sacs, les ramener chez nous, tant qu’on y voit encore clair, dit Hanna à ses fils.
Le soleil décline un peu. La corvée reprend. Hanna remet à ses enfants, un sac pour deux. Elle en garde un, elle en donne un autre à sa fille ainée. Le petit territoire de Hanna a repris une nouvelle aspérité après la sieste. Plusieurs amas de grains de céréale se forment, telles des petites pyramides, un peu partout. On s’accroupit. Et, on ramasse. Les camions continuent de passer, encore plus vétustes, encore plus débordant de sacs, encore plus généreux envers les ramasseuses.
Au crépuscule, les sacs étaient déjà relativement bien remplis. Hanna et sa fille ainée tirent les sacs, un à un vers la petite hutte. De l’autre côté de la route en asphalte, le benjamin et le cadet s’emploient à tirer leur sac. C’est bien lourd, mais ils tirent. Ils ne veulent pas laisser un seul grain et ils tirent. Il fait noir déjà. Ils tirent encore. Pendant ce temps, la mère, l’aînée et les deux autres enfants s’affairent à combler les sacs mi-remplis. Les deux gamins tirent toujours. De la main du cadet glisse le bout du sac. Une trainée de blé s’éparpille sur la route. Le petit s’agenouille pour ramasser le butin perdu.
Il emplit ses deux mains de grains. Son frère crie : Attention ! Lâche le blé ! Trop tard : le camion a déjà écrasé la tête du petit. La mère, l’ainée et les autres frères courent en hurlant rejoindre le cadet de la famille. Le camion immobilisé, l’enfant au-dessous du châssis. Sa main droite, tendue, conserve, encore quelques grains de blés dans sa paume.


Abdelvetah Ould Mohamed




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