le Manoir des Ombres, Deuxième Chapitre, Cinquième Partie :

Date 20-01-2013 13:00:32 | Catégorie : Nouvelles


Mes yeux ont alors glissé et se sont un instant arrêté sur les lampes à pétrole accrochés un peu partout alentours. Des toiles d’araignées certainement centenaires les recouvraient ; comme si elles n’avaient pas été allumées depuis dix ou vingt ans ; voire plus. Ce n’est que bien plus tard, quand j’ai réaménagé les lieux à ma convenance pour leur faire prendre une apparence plus présentable que Cyprien – un autre de nos Serviteurs de l’époque – m’a expliqué que ces Appartements étaient inoccupés depuis des années. Et lorsque je lui ai demandé pour quelle raison, et qui y avait logé avant moi, il m’a avoué qu’il ne le savait pas. Depuis qu’il était soumis au « Maitre », celui-ci n’avait jamais évoqué l’existence de ces lieux. « Il faut dire, m’a-t-il alors avoué, que ce secteur rattaché à l’aile Ouest du Manoir, n’est pas fréquenté ; je ne m’y suis jamais rendu jusqu'à présent. Et si Monsieur ne m’avait pas demandé d’y aller avec lui, je n’y serai pas venu de moi même. Car, je dois reconnaître que d’étranges rumeurs à son sujet parmi la domesticité. Je ne suis pas certain que Monsieur aimerait les entendre…

- Quelles rumeurs ?

- C’est délicat, Monsieur. Je n’ose vous les répéter. Déjà, parce que je ne prête pas foi aux ragots susceptibles de se propager dans une demeure telle que celle-ci. Et puis, si le Maitre venait à découvrir ce que l’on raconte, je me ferais certainement fouetter jusqu’au sang. Je ne sais si je peux permettre… Je… »

Malheureusement, c’est à ce moment là qu’Anthëus est entré dans la pièce. Cyprien s’est tû et est retourné à ses taches ménagères. Et par la suite, quand j’ai voulu ré-aborder ce sujet qui demandait à être approfondi, il s’est aussitôt détourné de moi et a fait comme s’il n’avait pas entendu ma question. Je n’ai pas insisté ; mais son allusion au passé des lieux m’a toujours interpellé. Quels mystères cachent ces Appartements ? Je n’ai pas réussi à le savoir ; et aujourd’hui encore, je m’interroge sur ces phrases énigmatiques, bien que Cyprien soit mort et enterré depuis deux siècles.

Tout en franchissant la porte ouvrant sur le Vestibule dans lequel m’attendant Vÿvien, mon regard a quitté les lampes à pétrole pour se déplacer jusqu'à la devanture de la cheminée. Durant une demi-seconde, je me suis rendu compte que son soubassement était encrassé par une suie noirâtre mêlée de gris. Il m’a même semblé que cette dernière avait étendu son empire à l’exterieur du foyer et que des traces en encroutaient le parterre environnant. Par contre, ce que j’ai réussi à voir durant ce léger laps de temps, c’est que d’innombrables nids arachnéens y pullulaient, que des fientes de volatiles s’y accumulaient. J’ai également aperçu des traces de griffures ressemblant étrangement à celles que j’ai remarqué peu de temps auparavant sur ses murs adjacents. Puis, se sont ensuite révélés à moi les fauteuils de cuir installés de chaque coté de la cheminée. Comme le reste du mobilier qui se trouvait là, ils étaient recouverts d’une fine pellicule de poussière. Des éraflures les constellaient ; leurs coussins étaient mis en pièce ; comme si quelqu’un s’était acharné dessus en y déversant toute sa rage. Leurs entrailles étaient déchiquetées et ne subsistaient plus de ces dernières que quelques ressorts rouillés dépassant de leurs emplacements d’origine. Et, finalement, j’ai distingué les deux consoles qui les accompagnaient. Jadis certainement utilisées quand l’occupant de l’un des fauteuils désirait poser l’ouvrage qu’il était en train de lire, ces pupitres ressemblaient désormais plus à des épaves qu’à autre chose. Percutés de plein fouet par un élément indéterminé, ils avaient explosé en mille morceaux. Leurs restes étaient dispersés sur plusieurs mètres à la ronde. Et ne demeuraient debout que leurs squelettes enchâssés d’éclats de marbre et de bois.

Tous ces détails se sont immédiatement imprimés dans mon Esprit ; et surtout, je ne les ai pas par la suite oubliés. Je dois toutefois rappeler que l’’une de mes particularité est de posséder une mémoire phénoménale. Evidemment, à cette époque, je ne savais pas que cette caractéristique était due au Don dont je suis le détenteur. C’est pour cette raison – entre autres – que j’ai une souvenance aussi aisée d’événements qui se sont déroulés il y a des dizaines ou des centaines d’années. En ce qui me concerne en tout cas, ces réminiscences remontent à deux-cents ans au maximum ; c'est-à-dire, juste après mon « Réveil » entre ces murs. Puis, elles se poursuivent avec une exactitude quasi-cinématographique jusqu'à aujourd’hui. Je suis capable de décrire, par exemple, le repas qui m’a été servi le soir du 24 Novembre 1928 ; alors que mes Frères et Sœurs ne le peuvent pas. Par contre, Sanäel a une facilité déconcertante pour inciter les Humains à s’apitoyer sur son sort ; Vÿvien réussit à arracher leurs secrets les plus intimes aux gens qu’elle approche, même durant quelques minutes ; ou Luvinia a la faculté de se faire aduler par ceux ou celles qu’elle fréquente, au point que ses interlocuteurs ou interlocutrices la considèrent rapidement comme une Divinité ayant pris les traits d’une Femme.

Le Don que nous détenons et qui nous possède tout à la fois est donc une Aptitude qui nous est commune. Mais elle diffère aussi légèrement dans sa façon de se manifester en fonction de chacun d’entre nous. Certains se sont laissé happer par son influence, qui les a presque totalement corrompus. Les autres ont vainement tenté – et tentent toujours – de repousser ses assauts. Certains l’utilisent pour parvenir à leurs fins à chaque fois qu’ils l’estiment nécessaire. Les autres essayent de ne pas succomber aux possibilités qu’il offre. Anthëus et Vÿvien en sont conscients. Ils connaissent les forces et les faiblesses de leurs Enfants. Ils s’efforcent de temporiser au maximum la fascination que le Don peut exercer sur ceux ou celles d’entre nous qui ont la faiblesse de croire qu’il peut être une solution à leurs problèmes. Ils les mettent d’ailleurs souvent en garde à ce sujet. Pourtant, rares sont ceux qui prêtent l’oreille à leurs recommandations. Combien de fois Anthëus a prévenu Sanäel de ne pas se laisser emporter par ce que son Don lui commandait de ressentir ? S’il ne lui a pas prévenu qu’un jour, celui-ci le dominerait complètement, qu’il deviendrait sa marionnette ? Or, Sanäel n’en n’a jamais tenu compte. Et je me dis, parfois, que s’il cherche aussi souvent à provoquer mon Père par son comportement irresponsable, c’est peut-être parce que son Don l’y pousse malgré lui. De la même manière, si Hÿlaire a une attitude aussi désinvolte avec l’argent que ses clients lui confient, s’il s’en sert comme si c’était le sien, c’est peut-être parce que son Don le pousse à s’imaginer qu’il est apte à maitriser les incohérences des marchés financiers internationaux. Ce qui, bien entendu, n’est pas le cas.

Heureusement, notre Don nous autorise parfois à accomplir des actes qui, s’ils sont hors du commun, nous offrent des avantages non négligeables. Anthëus sait déplacer les objets à distance uniquement par la force de sa pensée. Bélisaire, bien que malchanceux et maladroit, a toujours su se tirer des situations les plus invraisemblables ; de celles qui pourraient couter leur santé ou leur vie à la plupart des gens. Chÿlderic a un talent inné à entrer en symbiose avec la nature ; il éprouve ce que les animaux qu’il approche ressentent, et il parvient à les manipuler dans un sens ou dans un autre en fonction des circonstances. Je l’ai déjà vu transformer un loup féroce prêt à lui sauter dessus en agneau soumis à son « Maitre ». Ce jour là, j’ai été particulièrement impressionné par lui, alors que je croyais notre dernière heure venue ; mais lui n’a été effrayé un seul instant.




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