le Manoir des Ombres, Deuxième Chapitre, Septième Partie :

Date 03-02-2013 11:50:00 | Catégorie : Nouvelles


C’est vrai, a-t-il ajouté en secouant la tète d’un air embarrassé, que votre Propriété est dissimulée par une forêt assez dense. Les champs environnants ne sont fréquentés que par les fermiers qui habitent à proximité. Et ceux-ci ne viennent au hameau qu’épisodiquement ; et encore, pour vendre leurs récoltes à Messire Tassin, qui les renégocie ensuite à Montbéliard. C’est rare qu’ils ne s’arrêtent à l’auberge du Cheval Blanc pour discuter avec les manœuvres que nous sommes. Ils ne se mélangent pas, ça c’est sûr.

De fait, comme mes compagnons et moi ne sommes employés que pour des travaux comme ceux que nous effectuons pour vous et Monsieur de Montferrand, il est rare que nous nous éloignions d’Etouvans de plus de quelques lieues. De toute ma vie, si je suis allé à Montbéliard deux ou trois fois, c’est bien le maximum. Quant à Besançon, je ne m’y suis jamais rendu. Et ce n’est pas près d’arriver. Les grandes villes, ce n’est pas fait pour moi ! ».
Une autre fois encore, un troisième m’a révélé : « En plus, vu l’état de la Propriété, comment supposer que des constructions s’y trouvent implantées. Les jardins sont laissés à l’abandon. Le chemin que nous empruntons pour atteindre le Manoir est défoncé. Les herbes folles pullulent tout le long de la route, et au-delà. L’entrée de vos terres est presque inaccessible. Des amas de ronces et de buissons l’encombrent ; à tel point qu’ils en cachent l’accès. Des grappes de lierre s’accrochent à la devanture de l’habitation. De l’extérieur, on pourrait croire les lieux abandonnés depuis longtemps. Et si Cyprien ne m’avait pas dit que ceux-ci appartenaient à la Famille Montferrand, je ne l’aurai jamais deviné.

D’autant que le dernier membre de cette dernière est censé être mort depuis l’époque de Louis XVI. La dernière fois que j’ai entendu ce nom dans la bouche de quelqu’un, c’est de celle de mon grand-père. Il s’agissait aussi d’un Anthëus Montferrand, si je me souviens bien. Ca m’avait marqué, parce que c’est un prénom qui n’est pas commun. Mais, depuis, plus rien… »

Evidemment, ces paroles ont excité ma curiosité. Pourtant, cela ne faisait que peu de temps que mon « Réveil » avait eu lieu. Et je n’ai pas porté grande attention aux propos de ces ouvriers. J’étais davantage effaré par leur pauvreté, comparé aux richesses dont mon Père était le détenteur ; même si cela ne se voyait pas dans son train de vie ou dans le décorum de notre Demeure. En outre, je ne comprenais pas pourquoi Anthëus acceptait si facilement de rénover ces Appartements à mon profit, alors que le reste du bâtiment était dans un piteux état. J’étais convaincu que nombre de pièces et de corridors avaient également besoin d’être consolidés. J’étais certain que les Appartements de mes Parents et de mes Frères et mes Sœurs auraient dû être les premiers à bénéficier des réfections entreprises. Mais non, la priorité de mon Père a été de me donner les moyens de ré-agencer ceux que je devais prochainement occuper. Et personne parmi mes Frères et mes Sœurs ne trouvait rien à y redire.

Je n’ai alors pas envisagé avec quelle autorité Anthëus dirigeait la Famille Montferrand. Cela, je ne l’ai découvert qu’au fur et à mesure des années et des décennies suivantes. Et dans quelles conditions, au travers de quelles épreuves, il faut bien le souligner. J’ai failli en devenir fou au point d’en faire une tentative de suicide. Mais j’y reviendrais, ne vous inquiétez pas ; chaque chose en son temps. A ce moment là, mon esprit n’était pas à ce genre de préoccupations. Se dévoilait progressivement à moi le mode de vie de la dizaine de personnes avec lesquelles je cohabitais. Je commençais à peine à les connaître, à concevoir qui ils étaient les uns par rapport aux autres. Je devinais peu à peu de quelle manière ils fonctionnaient, leurs personnalités, leurs rêves et leurs ambitions. J’étais le témoin de leurs affrontements dantesques, de leurs conversations sans fin, de leurs préoccupations à la fois futiles et invraisemblables. J’étais présenté aux gens qui venaient leur rendre visite au Manoir, et qui ne semblaient pas incommodés par la vétusté des lieux. Il parait que l’un des proches conseillers de Villèle – le munitionnaire Ouvrard, de sinistre mémoire pour Anthëus - est venu plusieurs fois ; je ne me suis jamais rendu compte à ce moment là que la personne que je croisais dans un des salons du rez-de-chaussée pouvait être aussi influente.

En tout état de cause, du fait de ma maladresse, les ouvriers ont, du jour au lendemain, pris leurs distance avec moi. « C’est mieux ainsi, m’a dit un jour Anthëus en me prenant à part dans un coin de mon Bureau. Dans la mesure du possible, nous ne devons pas nous mélanger aux Humains. Sauf, bien entendu, si cela sert les intérêts de notre Lignée. Ces créatures sont ici pour nous servir. C’est tout. Le reste, ça ne nous concerne pas. Nous payons déjà assez cher ce que nous sommes. Nous n’avons pas à nous charger de fardeaux supplémentaires sur les épaules. Car crois moi, Nathanÿel, c’est une énorme responsabilité de devoir se mêler de leurs affaires.

- Je ne comprends pas, Père ?

- Tu n’as pas à comprendre, à t’il poursuivi en jetant un coup d’œil dans leur direction pour voir s’ils n’écoutaient pas ce qu’il était en train de m’expliquer. Je le sais pour l’avoir souvent vécu, leur mentalité et la notre n’ont rien en commun. Leurs ambitions et les nôtres, bien qu’elles paraissent semblables au premier abord, ne le sont pas. Et cela, je le sais depuis très longtemps. A chaque fois que j’ai souhaité les associer à nos projets, je m’en suis repenti. Alors, fais-moi confiance. Et ne te lie pas à eux. Cà ne t’apportera que de la souffrance et des malheurs. ».

Confiant et naïf comme je l’étais alors – de toute manière, je n’avais pas le choix puisque Anthëus, Vÿvien, mes Frères et mes Sœurs étaient les seuls êtres que je côtoyais -, je me suis fié à son jugement. Et je n’ai pas cherché à retrouver leur sympathie. J’ai continué à surveiller l’avancement de leurs travaux. Poli, je leur ai dit bonjour et au revoir à chaque fois qu’ils franchissaient le pas du Vestibule, ou à chaque fois qu’ils étaient près de quitter les lieux. Mais je n’ai plus tenté de converser avec eux d’une manière amicale et détendue. Les seules paroles qu’ils m’ont indirectement adressé par la suite, c’est quand ils se sont interrogés une fois les uns les autres en ma présence. Ils se sont demandé comment nous pouvions accepter de vivre dans des conditions aussi déplorables, sachant que nous étions aussi riches.

Je n’ai jamais pu leur répondre. Déjà, parce que je ne le savais pas. Ensuite, parce que je n’ai jamais eu l’occasion de converser avec eux à ce sujet.




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