Le royaume du cycle Millénaire - I / Léa Danielly

Date 16-02-2013 17:20:00 | Catégorie : Nouvelles


I / Léa Danielly

- … Tu vois ce que je veux dire ? Un truc de cap et d’épée, genre moyen âge, genre des princes et des reines et… de la magie, des dragons, des vouivres… enfin, tu vois ce que je veux dire ?...

Léa écoutait sa patronne avec toute la concentration des bons élèves, mais ce « tu vois ce que je veux dire ? » était un tic du langage des plus irritants. Tout chez Martha Even-Kant était source d’exaspération profonde pour ses interlocuteurs sauf peut-être pour le directeur de télé 27 qui la vénérait comme un billet de cinq cents euros.

La chaine du câble et de la TNT avait fait une entrée fracassante sur le marché, et se distinguait de la concurrence par ses choix éditoriaux audacieux, et des productions télévisées françaises de grande qualité. Le directeur faisait confiance à Martha comme productrice des séries télés car, bien que dénuée de sensibilité artistique, celle-ci avait un réseau de connaissances solides dans le métier. Avec succès, elle avait déjà produit pour la chaine une magnifique saga la saison dernière : « les meurtrissures », histoires romantico-tragiques de zombies-vampires-revenants évoluant dans un Paris au soleil éternellement couchant. Le triomphe des « meurtrissures » s’était répercuté au Québec et aux Pays-Bas. La renommée était francophone, mais demain elle serait mondiale. La chaine négociait en ce moment l’adaptation de la série aux Etats-Unis. Le pilote était déjà en cours de tournage. Justement, une grosse partie de l’équipe créative de télé 27 était mobilisée à faire fructifier le succès des « meurtrissures », et pendant ce temps le public frivole et zappeur réclamait de la nouveauté, toujours de la nouveauté…

Martha avait donc embauché Léa sur le nouveau projet de série qui devrait sortir en septembre. Léa était jeune, mais assez solide, sérieuse et bosseuse. Elle avait bonne réputation dans le milieu. Scénariste pour la télé quand elle le pouvait, mais aussi professeur de français par correspondance, écrivain public et lectrice-correctrice pour une petite maison d’édition. Le genre qui avait fait de longues études de lettres modernes dans l’espoir de devenir écrivain (persuadée qu’elle était qu’il était possible d’apprendre sur les bancs de la fac le métier d’écrivain), et qui vivotait cinq ans plus tard entre trois ou quatre semblants de boulots pour payer son deux pièces, les factures et les croquettes du chat.
La blonde Martha soupira. Elle n’aimait pas trop les pseudo-artistes comme Léa. Elle-même se considérait comme le parfait exemple de réussite : quand elle voulait quelque chose, elle l’obtenait. Elle ne vivait pas dans une sorte de monde parallèle et brumeux, comme tous ces auteurs à la manque…

Elle se décida à relancer la conversation avant que son interlocutrice ne parte dans une douce rêverie scénaristique :

- Qu’est ce que ça t-inspire, là comme ça ? Lance-moi des idées !
Léa prit le temps de réfléchir quelques secondes et regarda par l’immense baie vitrée du Starbucks Café. Les gens allaient et venait sur le grand boulevard, sous un léger crachin très parisien. Comment pouvait-elle, là, en partant de rien pondre une idée qui engagerait un demi-million d’euros de budget, des financeurs, toute une équipe de tournage… Machinalement, elle caressa une de ses longues mèches brunes en inspirant profondément.

- Je pense à… A un royaume imaginaire, une sorte de Terre du milieu, comme dans le Seigneur des Anneaux…

- Oui ! Le Seigneur des Anneaux… Les jeunes adorent… Télé 27 est une chaine de jeunes, tu vois ce que je veux dire ?

- J’imagine assez un roi détesté et des intrigues à l’intérieur du Royaume et… Un fleuve sacré…

- Génial ! J’adorerais tourner en bordure de Loire ce printemps ! J’ai un ami qui connaît un mec qui possède une propriété immense à un endroit vachement sauvage du fleuve avec des marais, des iles naturelles… Tu vois ce que je veux dire ?

La conversation se poursuivit sur le mode de toutes sortes de propositions lancées, que Martha trouvait invariablement géniales, excellentes, grandissimes… Léa n’était pas dupe. Elle savait que la productrice fonctionnait toujours de cette façon afin de créer enthousiasme et émulation de la part de son interlocuteur (une méthode américaine). Sans aucune surprise, la sculpturale pimbêche peroxydée termina la conversation par :

- Prépare-nous un pitch et cinq pages de scénar pour lundi prochain. On constitue une nouvelle équipe projet. Et si ça tient la route, TU piloteras la série ! Tu vois ce que je veux dire ? Conclut-elle avec un clin d’œil complice.

Pour une fois, Léa voyait très bien où tout cela pouvait la conduire: elle allait passer de simple assistante à scénariste en chef avec son nom sur le générique, du style : « sur une idée originale de Léa Danielly »…

Traduction de tout cela, il ne fallait pas s’y tromper : c’était la chance de sa vie.

Au comble de l’émotion, Léa s’enferma chez elle. Attrapa une feuille de papier. Elle avait le trac. Les mots ne venaient pas. A chaque idée, elle imaginait l’équipe de production s’insurger : « un dragon cracheur de feu ? Mais vous n’y penser pas ! On va pas claquer la moitié du budget en effets spéciaux… » L’industrie du petit écran lui sapait totalement sa créativité…

A vingt deux heures, elle était toujours assise sur sa table à manger qui faisait aussi office de bureau. Le chat Fripon avait rejoint ses genoux et ronronnait de temps en temps entre deux phases de sommeil. Cet appartement mansardé sous les toits l’oppressait. Les vasistas minuscules donnaient à peine à connaître une forêt de toitures qui n’invitait absolument pas à l’évasion. Léa partit se coucher nauséeuse tant elle se sentait stressée. Elle n’avait pas le commencement d’un début de scénario.
Son sommeil fut agité et court. Vers quatre heures du matin, elle se leva en sueur et ouvrit un livre au hasard. C’était un recueil de poèmes. Elle reconnut les mots familiers de Coleridge :

« A Xanadu, lui Kubla Khan
Érigea son fastueux palais des merveilles
Là où coulaient les eaux sacrées de l’Alphée
Par des cavernes à l’homme démesurées
Vers une mer sans soleil… »


Léa lut et relut le poème. Elle avait toujours ressenti au fond d’elle comme un élan à la lecture de ces quelques vers.

Sans y réfléchir d’avantage, elle attrapa une nouvelle feuille blanche et gribouilla un fleuve sinueux et tortueux qui traversait une terre imaginaire vallonnée de montagne.

« Le fleuve sacré de l’Alphée ».

Contente, elle se rendormit rasséréné. Elle venait de dessiner les pourtours du Royaume de l’Alliance Millénaire.

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