L'auteur

Date 24-02-2013 11:50:00 | Catégorie : Nouvelles


L'AUTEUR


Depuis une semaine qu'il était mort d'un accident stupide de la circulation, d'après la formule consacrée, elle avait été très entourée.
Si ce n'était sa bonne éducation, ou ce qui était considéré comme tel, elle les aurait tous envoyés au diable.

Les gages de sympathie venant des milieux littéraires avaient été nombreux et, bien qu'elle sache que bon nombre d'entre eux n'étaient que de pure forme, elle était persuadée que quelques uns avaient la sincérité de la tristesse.
Malgré ce, elle les avait perçues comme adressées à une autre, à une étrangère.

On les connaissait tous les deux ensemble, comme faisant un tout. Bien sûr c'était elle l'auteur à succès, mais personne ne doutait qu'il avait influencé son œuvre.

Elle passa les doigts sur les dos brochés de ses livres qui occupaient une étagère de la bibliothèque. Vingt huit en trente ans d'écriture. Elle les aimait avec une pointe de regret, car elle les avait lu sans censure; elle les avait lu comme elle les avait écrit, avec les douleurs, les jouissances, les violences qu'elle ressentait, et non pas tels qu'ils avaient été publiés, pasteurisés.

Assise dans un profond canapé, les jambes repliées sous elle, elle résistait encore à aller chercher ce qui avait occupé ses pensées depuis qu'elle avait appris l'accident.

Elle se souvint du déclic qui s'était produit, de l'évidence qui s'était faite jour, de la pensée qui s'était installée dans son esprit avec la tranquille certitude de ne pouvoir en être chassée.

Elle savait qu'elle allait céder, mais elle voulait encore résister car ensuite toute résistance serait illusoire.
Les souvenirs affluaient, mais elle les chassait ne voulant pas encore céder au tourbillon.
Elle laissa passer un long moment comme pour se donner l'illusion qu'en décidant du moment elle ne céderait pas vraiment, bien qu'elle fut consciente de la futilité de telles réactions.

Elle repensa à toutes ces fois où elle avait provoqué la tentation, pour respirer l'espace d'un instant un parfum de liberté, alors qu'elle savait qu'elle avait jugulé la tentation avant même de la faire naître.

Elle avait mis un jour un obstacle au risque de la liberté et elle n'avait qu'à y penser une seconde pour se rappeler à l'ordre, et rentrer dans le rang.

Une simple mauvaise habitude lui avait fait allumer une cigarette en traversant la chaussée, et absorbé dans sa tâche, il n'avait pas vu l'automobile qui arrivait trop vite.

On meurt vraiment pour des riens, pensa-t-elle.

Et cette allumette malencontreuse avait fait exploser un mur de béton qu'elle consolidait depuis trente ans; et il n'était plus temps de jouer à la tentation.
Cette dernière, si longtemps bafouée, ricanait sachant que certains choix se lassent des humains face à leurs hésitations mouillées de peur, et que c'était sans doute la dernière fois que l'on repassait le plat.

Une amie lui avait dit un jour que si l'on ne prenait pas garde, l'instinct de liberté que l'on étouffait tout au long d'une vie, développait une tumeur d'amertume qui finissait par vous étouffer, et par produire ces vieux, de tout âge, aux regards toujours tournés en arrière, car la seule chose qu'ils savent encore faire c'est craindre.

Finalement elle se rendit dans son bureau et, prenant une clé dans une petite coupe pleine de breloques et de monnaies étrangères, elle ouvrit un tiroir d'où elle retira un épais dossier qu'elle ramena dans le salon.

A nouveau installée sur le canapé, elle regarda le dossier posé sur la table basse. Elle n'avait pas besoin de l'ouvrir. Sans le connaître par cœur, elle en connaissait le contenu sur le bout des doigts.

Elle regarda ses livres sur l'étagère et le dossier sur la table. Personne n'en avait jamais lu le contenu. Elle était la seule à savoir sous quel jour les innombrables feuillets éclaireraient ses livres. Quels compléments les premiers seraient aux seconds leur donnant comme une quatrième dimension.

* * *

Les souvenirs l'assaillirent et leurs doubles faces se réconcilièrent donnant à sa vie cette apparence naturelle¬ment tordue.

Ecrivant son premier roman à vingt ans, elle l'avait elle même volontairement amputé d'un certain nombre de pensées qui dénudaient trop sa personnalité et le gouffre qu'elle sentait s'agrandir quasiment de jour en jour sous ses pieds.

Ces pensées étaient contenues dans les premières pages du dossier.

Son succès avait été fulgurant et elle s'y était vautrée, feignant d'oublier. Elle s'était souvent demandée ce qu'aurait été la réaction du public si les quelques cinquante pages n'avaient pas été coupées. Son roman aurait-il été publié?

Elle pensa à toutes ces journées de doute, où toutes ses lignes lui paraissaient fades et sans intérêt en comparaison de ce qu'elle lisait; si bien qu'elle avait cessé de lire pendant les longs mois qu'avaient pris la rédaction de son premier livre.

Son deuxième roman, très attendu, soumis aux ciseaux de l'autocensure, avait eu le même succès, la confirmant dans son rôle de jeune femme au brillant avenir.
Son style plaisait et elle se demanda si elle ne pourrait pas maintenant présenter ses ouvrages comme elle les écrivait.

Ce fut à cette époque qu'elle le rencontra, et elle n'eut aucun mal à repousser la tentation qui ne pouvait pas lutter, mais, se promettant une revanche, s'engagea dans une lutte silencieusement acharnée du type de celle à laquelle se livrent la mer et les rochers.

S'ensuivit une période faste, tant il est gratifiant de vouloir plaire et séduire. Elle s'y connaissait et faisait taire le vide en le noyant de la tendresse de l'autre.

Mais vide rime avec avide, et il n'est point de pierre assez dure qui ne soit transformée en sable pour disparaître de plus en plus vite dans ce sablier monstrueux qu'elle sentait au creux du ventre.

Quelques années plus tard, elle se retrouva à mener une double vie, ou plutôt à vivre deux morceaux de vie, ce qui était matériellement facile, puisque l'une de ces parties était essentiellement intellectuelle et émotionnelle.

Le personnage qu'elle lui montrait, ainsi qu'au reste du monde, n'était pas faux mais incomplet; comme pour la majorité des individus qui se refusent à naître, car la vue de ce monde sans garde fou est terrifiante.

Le mot la fit sourire qui déterminait si bien le diagnostic de folie appliqué parfois à ceux qui essaient de vivre.

Elle se souvint un jour d'une remarque faite à une personne devant elle: "Vous, le mode d'emploi ne vous suffit pas, il vous faut encore savoir pourquoi on a choisi une encre plutôt qu'une autre."

Elle pensa à une question écrite trente ans auparavant et à laquelle seule la prétentieuse bêtise des hommes donnait une réponse: "Et si le temps n'était que la putréfaction des choses et des êtres?".

Elle s'abstint d'y donner une réponse, sachant que le point d'interrogation est sans doute la chose la plus importante de l'écriture car il ouvre la porte à tous les possibles, il ouvre l'horizon et ne termine la phrase que pour en appeler une autre.

Elle n'aimait pas le point, surtout celui de la fin d'un livre, qui avait la prétention de terminer une histoire et d'arrêter le temps. Nul ne peut arrêter la putréfaction, même lorsqu'elle accouche de chefs d'œuvre.

Certains proches eurent quelques doutes mais mirent cela sur le compte de son statut d'écrivain et de ses bizarreries.
Lui voyait bien qu'au fond de ses yeux il y avait comme une forteresse dont les murs parfois se lézardaient mais qu'elle conso¬lidait avec une détermination quasi animale.

Il détournait les yeux non par lâcheté mais par impuissance, et c'est certainement le plus douloureux sentiment que l'on puisse ressentir face à quelqu'un que l'on aime.

Certaines fois, du fond de sa solitude, elle se prit à le haïr de son impuissance.
Ils n'en avaient jamais parlé; Il ne sut jamais trouver les mots, mais en existe-t-il?

A une époque, elle avalait les anti-dépresseurs avec la même bonne volonté qu'un animal de cirque met à répéter son numéro.
Elle apprit ainsi à se voir de l'extérieur comme avec les yeux d'un autre.

Le mur tint bon, et le cynisme s'ajouta au regard indifférent qu'elle jeta sur le monde et son entourage pendant toute cette période.

Un après-midi où elle se réveilla d'un sommeil drogué, elle le trouva lui tenant la main.

Elle apprit bien plus tard qu'il était resté là pendant plus d'une heure, essayant de déchiffrer sur le visage endormi les signes de la souffrance; mais sur le moment elle retira sa main sèchement, ignorant la détresse du regard posé sur elle.

Elle continuait à écrire ses livres dont les phrases et les mots les plus forts étaient autocensurés.

Elle avait développé ce talent de revenir en arrière et de présenter au public un livre dont le sujet avait à peine été égratigné alors qu'elle en avait exploré les profondeurs.

Elle finit par éprouver un plaisir quasi malsain à s'aventurer seule sur la route du doute; non pas qu'elle se croit la seule à douter, mais le fait de garder ses sentiments profonds sans les dévoiler, même dans un ouvrage lu par des milliers d'inconnus, lui donnait une ivresse étrange.

Elle se coupait du monde, ne lui offrant plus que des livres à la couverture de papier glacé et au style si fin, qu'on en vint à la citer de plus en plus souvent, pour une qualité d'écriture qui trop souvent faisait défaut à d'autres auteurs. Elle devint une sorte d'illusionniste dont les mains et la tête se dissociaient du cœur.

Nombre de personnes dans le milieu de l'édition auraient été étonnées de savoir que les critiques qu'elle préférait étaient celles d'une femme qui sans complaisance faisait son métier d'une manière féroce.

Elle lui avait reproché un jour, sur un plateau de télévision, de ne pas assez approfondir, et de laisser ses lecteurs sur leur faim alors que ce dont elle parlait aurait pu être si riche.

Elle avait conclu en disant "Vous ne nous donnez que des esquisses, et nous finirons par nous lasser."

Mais il s'était trouvé plusieurs personnes pour défendre l'auteur à succès, arguant du nombre d'exemplaires vendus et de la longévité de l'auteur.

Tout ne se résume-t-il pas à cela, pensa-t-elle, à un nombre reflétant les ventes et à durer, comme si ces derniers points étaient les garants d'une quelconque qualité.

Elle se souvint d'un cours de philo en terminale, durant lequel ils avaient débattu du "Maître et de l'esclave".
On ne peut être reconnu que par ceux que l'on reconnaît soi même, pensa-t-elle, et nous ne devrions jamais oublier que la vie commence chaque matin.

Sa préférence pour cette critique n'était pas due à un quelconque sentiment pervers et un peu masochiste, mais au fait que si cette femme intelligente continuait, livre après livre, à conclure la même chose, c'était certainement la preuve que ses romans non expurgés auraient été bons, au lieu de simplement se vendre.

Un jour qu'elle regardait des gens courir sur un plan incliné en haut du Salève, près de Genève, pour s'envoler ensuite en delta-plane, elle s'était prise à penser qu'il y a des doutes dont on ne revient pas; comme pour ces nouveaux êtres volants, à un moment il n'y a plus de retour en arrière possible, et seul le saut dans le vide permet d'avoir une réponse, aussi fugitive et incomplète soit-elle.

On peut alors savourer le vol que l'on essaie de prolonger au maximum, ou bien se casser la gueule.

Son éditeur lui avait dit un jour que l'on voyait toujours le sang de la pensée perler dans ses lignes, sans pour autant que l'on sombre dans ces dissections littéraires des émotions qui font fuir les lecteurs.

Elle était devenue un écrivain grand public qui raconte des histoires qui bouleversent un peu, donnent quelques émotions dont la meilleure est bien sûr un certain sentiment de culpabilité dont on se délecte.

Et depuis l'instantané de l'information, et la vie télévisée, il fallait faire fort pour qu'une émotion survive sans être récupérée.

L'émotion, comme la bêtise, étaient devenues des ressources inépuisables et qui se renouvelaient par simple contagion, se jouant des frontières et des nationalités. Il ne restait plus qu'à parvenir à les transformer en source d'énergie et d'une certaine manière on y était presque...

Les scientifiques affirmaient que les insectes survivraient à un cataclysme atomique, et elle se demandait si l'homme ne mettait pas le même entêtement à respirer n'hésitant devant aucune bassesse, quitte à ne plus se ressembler, pour s'emplir les poumons encore une fois.

On commence à mourir lorsqu'on pense que sa vie est définitivement tracée, pensa-t-elle.

Peut-on ressusciter de cette mort là? Peut-on à cinquante ans libérer un souffle si longtemps comprimé sans qu'il tourne à l'ouragan?
Peut-être, mais il faut sans doute un arrachement, pensa-t-elle, pour ne pas se laisser une chance de regarder en arrière.
Il doit falloir une grande douleur, et je l'ai, alors ne la laissons pas s'apaiser jusqu'à ce que j'ai gagné d'autres rivages qui n'ont pas de pont avec celui-ci.

Il faut pouvoir retrouver le goût de cet amateurisme, qui brûle toutes les difficultés car il court sur la vague pour ne pas sombrer tant la peur le dispute à l'émerveillement.

Il me faut accepter de redevenir débutante, d'écrire sous un autre nom et de dire toutes les fouilles à mains nues dans ces émotions que je n'ai fait qu'effleurer alors qu'il aurait fallu les crier.

Mais la tentation, amante si longtemps foulée aux pieds, s'était transformée en maîtresse sèche et amère qui d'un seul regard lui rappelait toutes les fois où elle l'avait repoussée.

Elle eut une montée de découragement se disant qu'elle était à un âge où le succès se déguste et où les remises en question ne mènent qu'aux catastrophes. Mais peut-il y avoir pire catastrophe que de s'amputer soi même au fil des années?

Lors de moments de froide lucidité elle avait dû admettre que la peur du rejet l'empêchait de publier ces pages accumulées au long des années. Elle avait bêtement peur pensait-elle, et la reconnaissance qu'elle s'était taillée lui faisait juguler la peur. Ne lui avait-on pas répété qu'on ne lâchait pas la proie pour l'ombre?

Il était arrivé avec ses peurs, parfois bien dérisoires, qui n'avaient trouvé de réconfort que dans ses yeux à elle, ce qui ne faisait que justifier sa propre dissimulation.

Et pourtant il a dû comprendre, sentir que par moment je m'enfonçais, car j'ai lu sa douloureuse impuissance dans l'éclat sombre de son regard.

Dois-je me laisser emporter par tout cela puisque je n'ai plus de raison de me retenir?

Dois-je essayer de courir sur la crête des vagues à un âge où l'on se satisfait béate-ment de ses souvenirs?

De toute façon vivrais-je un seul jour de paix, n'ayant plus à sauver les apparences?

Ils mettraient sans doute cela sur le dos du chagrin, cette espèce d'animal qui passe dans la vie de chacun, et qui a le dos si large qu'on lui fait porter le poids de nombreuses actions.

Une expression d'autrefois lui vint à l'esprit: "Avoir un chagrin d'amour.", et elle pensa que c'était une précision bien inutile, puisqu'il n'y avait pas d'autres vrais chagrins que ceux là.

Notre vie ne peut pas être faite seulement de choses inutiles, qui servent de paravents chinois à nos pensées.

Elle chercha dans le dossier une page qui n'avait jamais fait partie d'aucun livre, bien qu'elle se soit promise de l'intégrer quelque part.

"- Est-il douloureux de vivre, demanda l'enfant?
- Demande-le au serpent, lui qui mue chaque année. Comme lui tu devras te défaire de multiples peaux dans des contorsions douloureuses et grotesques, avant de comprendre, juste avant la mort que la dernière est ce que tu pouvais faire de mieux.

A la différence du serpent, tu pourras choisir de te soustraire à la douleur de la mue, mais ta peau, dans laquelle se trouve la mémoire, se racornira à l'intérieur, t'isolant du monde et transformant ton souffle en simple réflexe mécanique."

Tout au long de la semaine elle avait refusé maintes invitations à réveillonner, et depuis le matin de ce vingt quatre décembre glacial, elle avait débranché son téléphone, laissant le soin à son répondeur de prendre les messages.
Au nombre qu'il affichait, certains se donnaient beaucoup de mal.

A deux ou trois reprises, la sonnerie de la porte avait retenti, mais elle n'avait pas répondu, gardant le silence jusqu'à ce qu'elle entende les pas décroître dans le couloir jusqu'à la porte de l'ascenseur.

Elle passa la nuit à écouter de la musique au casque, comme si ce cocon de musique au milieu du silence lui permettait d'évi¬ter le saut.

Elle avait entamé une bouteille de Chablis qu'elle retrouva vide le lendemain lorsqu'elle se réveilla sur son canapé, le casque silencieux encore sur les oreilles.
Elle se doucha et, jetant quelques affaires dans un sac de voyage, elle y ajouta le dossier et une poignée de crayons de tailles inégales.

Lorsqu'elle sortit de son immeuble près de Montparnasse, elle vit un homme aux tempes argentées sortir d'un immeuble voisin. En d'autres circonstances, elle aurait trouvé son comportement un peu bizarre. Mais elle ne sentit que le froid, qui lui fit fermer son manteau et se presser vers la station de taxi la plus proche.

Elle réveilla un chauffeur dont le réveillon avait dû être éprouvant, et se fit conduire à Roissy.

Fouillant dans son sac, elle trouva le superbe stylo offert par son éditeur. Elle l'abandonna sur le plancher de la voiture.




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