Jambe en l'air : Jeudi 8 mai : Un nouveau visage

Date 31-03-2013 16:10:00 | Catégorie : Nouvelles


Pour une bonne compréhension, veuillez lire les chapitres précédents à partir du prologue.

Jeudi 8 mai : Un nouveau visage

Une nuit de sommeil peu réparatrice remplie de cauchemars dont le contenu m’est inconnu au réveil mais qui me laissent des sueurs froides dans le dos et sur le front. J’avale mon cachet miracle pour domestiquer la douleur sauvage qui rend difficile toute tentative de remise en position verticale. J’attends que cette douce drogue se diffuse dans mes veines pour aller me débarbouiller. Un coup d’œil dans le miroir : ce n’est pas fameux. Mes cheveux sont plaqués sur ma tête, lourds de transpiration. Mais comment me shampouiner ? En plus, ils m’arrivent jusqu’au milieu du dos, je ne les ai pas coupés depuis mes douze ans, l’âge où l’on se rend compte que l’on est plus féminine avec des cheveux longs. Je passe une demi-heure à les laver, rincer et sécher tous les trois jours. Trêve de coquetterie, il me faut simplifier le quotidien : je suis prête à adopter la coupe garçon manqué. J’ai de la chance d’avoir mon voisin d’en face qui est coiffeur. Je compose le numéro inscrit sur la vitrine. Il me demande si j'habite loin car il peut me prendre dans quinze minutes. C'est parfait !
Il me faut bien ça pour m’habiller et me rendre présentable. Je traverse la rue et entre dans le salon vide de clients. Gilles est un homme d’une quarantaine d’années, chauve et un peu efféminé. A ma vue, il pose sa tasse de café et vient à ma rencontre.
« Ah ! Ma petite voisine.
- C’est moi qui vous ai téléphoné.
- Vous ne mentiez pas, vous n’habitez pas loin ! On va commencer par un shampooing ?
- Oui. Ce n’est pas superflu.
- Attendez, je reviens. »
Il se rend dans la partie privée de l’habitation et revient avec un tabouret et un gros oreiller. Il prépare le tout et m’invite à prendre place sur une chaise du coin « laverie des cheveux ». Une fois mon derrière et ma jambe installés, il commence : mouillage, shampouinage, rinçage, après-shampouinage et dernier rinçage. C’est agréable de se faire bichonner ! Sauf le repose-tête qui me laisse un semblant de torticolis. Ensuite, il me faut déménager pour la séance de coupe devant le miroir. Le tabouret et l’oreiller me suivent.
« Qu’est-ce que vous désirez ?
- Quelque chose de court et pratique à entretenir. Laissez juste une frange suffisante pour cacher la bosse que j’ai au front.
- Je vois. »
Et il commence à tailler de bon cœur mes longues mèches brunes. Très vite, on ne peut quasi plus deviner la couleur du carrelage en dessous de mon siège. Tout en travaillant, Gilles se confie :
« J’ai entendu l’accident de loin. Je remontais cette rue. Je me suis précipité. Quand je suis arrivé près de la voiture, je vous ai reconnue. Ca m’a fait un choc ! J’ai appelé les secours et la police car le jeune garçon avait l’air perdu. Il était penché sur votre visage et tentait de vérifier que vous respiriez encore. Pendant ce temps, j’ai pris le triangle rouge dans son coffre et je l’ai posé à l’entrée de la rue pour dévier la circulation. L’ambulance est arrivée rapidement. Je vous ai entendue crier. Ca m’a soulagé de savoir que vous étiez vivante.»
Je ne sais pas quoi lui dire, il a l’air ému. Ses yeux brillent comme s’il allait se mettre à pleurer. Je me sens mal à l’aise comme si j’étais une petite fille à qui l’on reproche d’avoir fait quelque chose de dangereux. Mon ventre émet un gargouillis horrible qui rompt le lourd silence.
« Désolée, je n’ai pas eu le temps de déjeuner.
- Vous aimez les pains au chocolat ?
- Oui, mais j’ai tout chez moi. Merci. »
Pourtant, il court en chercher deux dans sa cuisine et me les apporte avec une tasse de lait. Comment sait-il que j’entame un régime lacté ? Je n’ose refuser et avale le tout de bon appétit. Une cliente entre à ce moment. C’est une dame d’une soixantaine d’années dont les cheveux arborent de francs reflets mauves.
« Bonjour, Madame Quarré. Asseyez-vous, je suis à vous tout de suite.
- Tu t’es reconverti en salon de thé, je vois.
- Non, mais cette jeune personne s’est presque évanouie. En plus, elle a été victime d’un terrible accident, il faut qu’elle se reconstruise.
- Il n’y en a que pour les jeunes, comme d’habitude.
- Désirez-vous un café ?
- Non, il me donne des aigreurs d’estomac. »
Quelle râleuse ! Je cache mon fou rire dans le petit pain au chocolat. En moins de trente minutes, mes cheveux sont coupés, séchés, placés avec du gel. Je ne me reconnais plus dans le miroir. J’ai l’air d’une adolescente. Etant de petite taille, avec un cartable sur le dos, je pourrais passer pour une étudiante. Je me lève du siège avec un bras de Gilles en dessous du mien. Je serre les dents pour ne pas trahir le coup de marteau sur le tibia.
« Vous voulez que je vous aide à rentrer chez vous ?
- Non, non. C’est une question de redémarrage. »
Je me dirige ensuite vers le mini bureau qui lui sert de caisse. Gilles me pose une main dans le dos : « Rentrez vous reposer maintenant.
- Mais j’ai de quoi vous payer.
- Ne vous en faites pas, je suis au courant. (en pointant le doigt vers la maison de la comémère) »
Qu’est-ce qu’elle a pu lui raconter ? Je fais mine de savoir de quoi il s’agit et sors du salon. Le vent me souffle dans le cou et me fait frissonner. Il ne faudrait pas que je m’enrhume en plus.
Que faire ? Les consignes du docteur Lesage sont : repos, repos et … repos. Facile à dire. Et moi qui ne sais pas rester en place. J’aime la marche, la course à pied, le vélo, la natation et le roller. Voyons … que trouver comme activité pour tuer le temps ? J’observe autour de moi : des télécommandes sur la table. J’allume la chaîne stéréo. J’ai horreur de la radio parce qu’ils n’arrêtent pas de papoter et on n’entend ni le début ni la fin des morceaux. Et le lecteur CD avec ce bon vieux Michaël Jackson. Ce n’est malheureusement pas aujourd’hui que je pourrai perfectionner mon « moonwalk » ! Bon, la télé maintenant : du foot, des papotages, de la vente de produits miracles (pas de jambes de bois ? Non, alors je zappe), des mauvaises nouvelles (j’ai déjà eu mon quota pour l’année !). Zut, comme je regrette de ne jamais m’être constitué une collection de cassettes vidéo. J’éteins mon petit écran. C’est quoi ça qui dépasse en dessous du canapé ? Un journal intime avec cadenas et clé. C’est le beau cadeau que m’a offert Didier, mon collègue au café, pour mon anniversaire : « Comme ça, quand tu voudras te défouler contre le patron, t’as qu’à écrire. » Bon, j’ai envie de raconter tout ce qui m’est arrivé ces derniers jours, c’est digne d’un film. Je vais commencer par le titre : Les malheurs de Delphine (ça fait plagia et je suis loin de faire partie des petites filles modèles), Quelle galère (mon expression favorite), Journal de Delphine Jones (Bridget était beaucoup plus âgée que moi !). Je chercherai plus tard ! Je commence à écrire les lignes que vous êtes en train de lire. Mais en plein milieu de mon inspiration, Driiiing ! Le téléphone sonne. Je sursaute, pousse un grand soupir et attrape le combiné.
« Allo ?
- Delphine, c’est Maman ! Comment ça va ?
- Euh, bien et toi ?
- Cela fait trois jours que j’essaie de t’avoir. Où étais-tu ?
- Chez … une copine.
- Tu t’es fait une amie, c’est bien. Comment s’appelle-t-elle ?
- Paul … ette.
- Dis, tu viens toujours la semaine prochaine à la maison ?
- (Mince, j’avais oublié !) Ben, tu sais … je compte tapisser ma chambre.
- Tu peux reporter ça d’une semaine.
- Non, Paulette vient m’aider car elle est en vacances.
- Bon, c’est pas grave. Je te laisse. Bisous.
- Bisous aussi. Au revoir. »
Ouf, je l’ai échappé belle. Si je lui avais dit ce qui m’est arrivé, elle aurait envoyé ma sœur pour m’emmener de force chez elles. Il faut que je vous explique un peu ma vie. Je suis native de la capitale. Quand j’avais 10 ans, mon père a été gravement blessé dans un accident de la route. Il a survécu encore quatre mois. Ma sœur, Valérie, est huit ans plus âgée que moi. Ma mère, infirmière, nous a surcouvées toutes les deux. A 18 ans, j’en ai eu marre et je suis partie de la maison pour m’installer avec quelqu’un ici à plus de cent kilomètres de la demeure familiale. Mais ce garçon en a trouvé une plus belle que moi (eh oui, ça existe !) et m’a laissé le loyer et les charges. J’ai pu décrocher un petit boulot de serveuse le week-end. Malgré les nombreuses suppliques de ma mère, je suis restée ici. Tous les mois, ma sœur vient me chercher en voiture et je passe deux ou trois jours avec elles ; le temps de me disputer une dizaine de fois avec Valérie. Elle est kinésithérapeute. Son cabinet et son domicile se situent dans la maison de mes parents. A l’âge de douze ans, elle a eu un accident de ski lors de nos vacances annuelles à la montagne. C’est pendant ses semaines de revalidation qu’elle a fait connaissance avec la kinésithérapie et a choisi d’en faire son métier plus tard. Quant à moi, lorsque l’on me posait la question sur mes envies de carrière, je parlais de devenir bonne sœur ou encore Dame pipi. J’avais peu d’ambition et je n’ai même pas terminé mes études secondaires. J’étais pourtant loin d’être mauvaise élève mais j’ai toujours eu du mal avec les contraintes. C’est mon côté rebelle qui désespère encore toujours ma pauvre mère !
Comme j’ai le téléphone en main, je contacte le service d’infirmières à domicile. J’ai l’impression de commander une séance de tortures. Bon, elle vient ce soir vers 17 h. En dessous de l’ordonnance se trouve le document pour obtenir les indemnités d’incapacité de travail. Je me décide de tenter d’amadouer mon patron.
« Allô ! (d’un ton peu engageant à la conversation)
- Patron, c’est Delphine.
- Qu’est-ce qu’il y a encore ? »
Comment ça « encore », je ne lui ai jamais rien demandé et je ne suis jamais malade !
« J’ai eu un accident lundi et je ne saurai pas venir ce week-end.
- Tu t’es retourné un ongle ? »
Et il se met à émettre un rire moqueur.
« Non, j’ai une jambe cassée. Alors, si vous pouviez me remplacer quelques jours.
- Ecoute, si je dois te trouver une remplaçante, faut plus revenir pour travailler. OK ?
- OK. »
Quel sale type ! Bon, il va falloir que je m’entraîne pour parvenir à tenir un plateau d’une main et une béquille de l’autre, le tout en avançant sans renverser le contenu des verres. J’attrape une béquille et me lève. J’avance mon côté droit (jambe + béquille) et tout en m’appuyant à droite et sautillant à gauche, je fais un pas qui ne me donne pas envie de recommencer. Je reste figée, les yeux fermés de douleur, en me demandant si je continue mon entraînement ou si je m’affale à nouveau sur le canapé. Je prends la deuxième option afin de me perfectionner théoriquement. Le problème est que mon pied touche le sol lorsque je tangue vers la droite. En observant mes cannes de près, je remarque qu’il est possible d’en régler la hauteur. Je rajoute donc quelques centimètres avant de me relever. Comme j’ai un peu surestimé ma taille (la béquille m’arrive jusqu’aux oreilles), je fignole les réglages ; ce qui me permet d’avancer de manière plus digne.
Tant que je suis debout, il faut que je m’organise : un coup d’œil dans le frigo me rappelle que je comptais faire les courses lundi après-midi après mon footing. J’enfile mon sac à dos de randonnée et me rends au supermarché. J’atteins le rayon lait où je fais le plein. Mais un pot de yaourt a été renversé. Je glisse et me retrouve le derrière par terre. Je suis à côté des œufs, j’hésite à m’accrocher au rayonnage de peur de faire une omelette géante.
« Un coup de main ? »
On m’agrippe au-dessous des bras et je me retrouve à nouveau sur mes deux (ou plutôt un) pieds.
- Merci. »
Je vois alors une petite dame d’au moins septante ans qui me sourit en s’éloignant. C’est le monde à l’envers. Les vieux doivent aider les jeunes à se relever. Arrivée à la caisse, je vide mon sac à dos sur le tapis roulant. Zut, je connais cette caissière, c’est un vrai moulin à paroles.
« Bonjour. Alors, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
- Je suis tombée dans l’escalier (un bon mensonge vaut mieux qu’un long discours avec des comment ? où ?).
- Il faut être plus prudente. »
Contente de rentrer, il me faut descendre quelques vêtements pour m’éviter de faire des allers retours dans l’escalier chaque jour. Une fois vidé, j’enfile à nouveau mon sac. Face aux marches, comment m’y prendre ? Avec les bâtons, cela s’avère périlleux. Je les jette en haut de l’escalier, je m’assieds et monte douloureusement en marche arrière. Une fois mon sac bourré de jupes, T-shirts, je redescends.
Paul a dit qu’il viendrait me voir en fin d’après-midi. A 16 h 30, il est là ; il finit tôt le travail. Peut-être est-il professeur … Sa première réaction est de regarder mes cheveux en restant la bouche ouverte.
« Entrez, vous allez gober les mouches !
- Pourquoi avez-vous coupé vos magnifiques cheveux ? »
Mince, il ne va peut-être plus vouloir me revoir.
« Mon ex aussi adorait les longs cheveux. D’ailleurs, il est parti avec une fille qui les avait dix centimètres plus longs que moi ! Mais, dans ma situation, les cheveux courts sont plus pratiques pour l’entretien.
- Je vous aurais aidée à les laver.
- C’est trop tard, même avec de la super glue, on ne pourrait pas les recoller ! Mais je peux éventuellement porter une perruque si c’est si horrible!
- Non, je m’y habituerai. »
Après m’être installée confortablement, j’entame la conversation :
« Ouf ! Je peux enfin souffler un peu. J’ai commencé par un passage chez mon voisin le coiffeur. Il m’a dit qu’il est arrivé sur le lieu de l’accident peu après et qu’il a appelé les secours. Vous ne l’aviez pas encore fait ?
- Je ne pense pas, j’étais tellement paniqué.
- C’est compréhensible.
- Vous voulez que je fasse quelques courses pour vous ?
- Non, c’est déjà fait.
- Le médecin ne vous a pas conseillé de rester allongée ?
- Si, mais il ne m’a pas dit de rester à jeun ! »
Je continue avec des questions pour en savoir un peu plus sur mon prince charmant. J’apprends qu’il est reporter pour un journal local. Il a presque trente ans et habite toujours chez Papa et Maman. Il semble passionné par son travail qui l’amène à se déplacer assez régulièrement. Le jour de l’accident, il devait se rendre en reportage, un collègue l’a remplacé au pied levé. Il semble alors se rappeler de quelque chose et commence à fouiller les poches de sa veste. Il en sort un petit morceau de journal tout chiffonné qu’il me tend.
« Tenez. Nos mésaventures ont été relatées dans l’édition d’hier. »
Je vous le lis :
FAIT DIVERS : Accident rue du purgatoire (quel nom prédestiné !)
Lundi après-midi, un de nos collègues a été impliqué dans un accident de circulation. Alors qu’il se trouvait à l’arrêt, un véhicule l’a percuté et le conducteur s’est enfui. Heureusement, notre reporter n’a été que sonné par le choc. Dans sa course, sa voiture a heurté un piéton. Ce dernier a été hospitalisé mais ses jours ne sont pas en danger.
« Ils parlent plus de vous que de moi. C’est vous qui avez écrit cet article ?
- Non. Moi, je m’occupe du tourisme, de la culture et des loisirs.
- C’est mieux que les chats écrasés.
- J’ai commencé par là.
- Pas besoin de faire de longues études pour pondre ça.
- J’ai fait trois ans en communication.
- Votre canard … il ne recherche pas de personnel ? Il me faudrait un boulot assis.
- Mais on bouge beaucoup. Le reporter derrière son petit bureau, c’est une fausse image. Ou alors, c’est qu’il est monté dans la hiérarchie !
- Parlez-moi de votre boulot. Qu’est-ce que vous faites concrètement ? »
Je pourrais l’écouter pendant des heures. J’aime plonger dans son regard de beau brun ténébreux. Ses yeux verts brillent lorsqu’il évoque ses expériences professionnelles, ses anecdotes. D’un coup, il s’arrête.
« J’espère que je ne vous saoule pas trop avec mes bêtises.
- Non, continuez. C’est beau de voir avec quelle passion vous parlez de votre métier. J’aimerais pouvoir en faire autant.
- Vous devez aussi avoir des anecdotes croustillantes.
- Non, rien d’intéressant au café : des poivrots, des gars qui vous insultent. Il faut tout accepter sans broncher. Les gens usent et abusent de l’adage Le client est roi. Je fais ce métier par nécessité, pas par passion.
- Vous n’avez pas eu l’occasion de faire les études que vous souhaitiez ?
- Si. C’était le plus grand souhait de ma mère. Mais j’ai tout plaqué avant la fin de mes études pour un mec.
- Celui qui aime les cheveux longs ?
- Oui, et les relations courtes. Ca a duré un an.
- De bonheur ?
- Pas tout à fait. Plutôt un an de galère. Un matin, il a fait sa valise et il est parti en disant : « J’en ai marre. » J’avais deux possibilités : retourner chez ma mère ou me battre pour conserver mon indépendance. J’ai pris la deuxième option et le premier job qui s’offrait à moi.
- Pourquoi n’avez-vous pas cherché un autre emploi ?
- Parce que celui-ci me laisse toute la semaine libre. Ca me permet de m’adonner à mon passe-temps favori : le sport. Jogging, cyclisme, natation. Tout ce qui ne coûte pas trop cher. J’ai même expérimenté le roller cette année. Ma mère m’a offert les protections à Noël : casque, coudières, genouillères. J’ai dû attendre mon anniversaire en janvier pour recevoir les patins. J’ai commencé chez moi à m’entraîner en faisant le tour de la table, à me déplacer d’une pièce à l’autre. Quand j’ai trouvé mon équilibre, il m’a fallu attendre le printemps pour faire mes premiers essais en extérieur. Mes protections ont été mises à rude épreuve. Je me suis pris beaucoup de gamelles. Un jour, je descendais la rue en rollers quand le feu du passage pour piétons est passé au rouge. J’ai juste eu le temps de m’accrocher à un poteau sinon je finissais sous les roues des voitures qui démarraient. Lundi dernier, j’avais décidé de les laisser un peu au placard car les bleus sur les tibias, c’est très voyant en mini jupe au boulot. Ceux de droite, on ne les voit plus maintenant, ils sont mélangés avec les hématomes et les plaies dus à l’accident. Bref, le sport est devenu une échappatoire. Quand je me donne à fond, je me sens bien. J’ai besoin de ma dose quotidienne d’endorphine. Je suis déjà en manque.
- Vous serez aussi incapable de reprendre votre service pendant un long moment.
- Pas sûr. Je me suis entraînée. Regardez. »
Je me lève péniblement, donne une béquille à Paul qui m’observe, inquiet et prêt à me rattraper si nécessaire. Je fais cinq pas à la manière expérimentée le matin même. Le demi-tour est plus périlleux. Paul arrive à la rescousse.
« Non ! Laissez-moi me dépatouiller seule.
- Quel est ce nouveau mot ?
- Ca n’existe pas ? Alors, c’est un delphinisme !
- Vous voulez dire un néologisme.
- Un delphinisme est lui-même un néologisme. J’adore inventer des mots abracadabrants. La langue française est si riche que lorsque l’on ajoute un nouveau terme, les gens ne s’en rendent même pas compte. Ils pensent que c’est un mot désuet et peu usité. Vive l’originalité ! Inventons notre propre langage.
- Pourquoi inventer des mots alors qu’il y en a déjà tellement et qu’on n’en utilise pas la moitié ?
- Sachez que toute forme de liberté est bonne à prendre.
- Vous êtes hédoniste ?
- Carpe diem* ! »
Je parviens à effectuer la manœuvre voulue et retourne vers le canapé pour m’y laisser glisser.
« Convainquant ?
- Et vous tiendrez combien de temps ?
- Je le saurai demain. Ca me rapportera peut-être plus de pourboires. Un jour, j’ai vu un superbe pantalon dans une vitrine mais le prix était très beau, lui aussi ! Donc, j’ai enrobé ma cheville avec du papier de toilette et j’ai enfilé une chaussette par dessus.
- Vous n’aviez pas de bande Velpeau ?
- Non. Celles que vous avez achetées hier sont les premières qui passent cette porte. Donc, j’ai pris mon service et j’ai boité toute la soirée. Parfois je me trompais de côté et je boitais du bon, mais les clients n’y ont vu que du feu. Et en deux week-ends de ce cinéma, j’ai engrangé assez d’argent pour me payer le fameux pantalon.
- Vous êtes ingénieuse. »
A 17 h, la sonnette retentit. C’est l’infirmière. Dès que j’aperçois son visage, je la reconnais. Nous étions dans la même classe en cinquième. Une fille très sympa. Elle était première dans toutes les branches. Avec de telles dispositions, elle envisageait de faire le droit ou médecine. Apparemment, elle aura préféré un métier plus modeste. Elle s’appelle Marguerite De Range. Je lui adresse un grand sourire :
« Bonjour Marguerite. Ca fait longtemps !
- On se connaît ?
- Oui, on était dans la même classe en cinquième.
- (en plissant les yeux) Mmm … Justine. C’est ça ?
- Non. Delphine Morel.
- Je me souviens vaguement de toi. Trêve de bavardages. Je suis un peu à la bourre.»
Je suis très déçue d’être quasiment absente de sa mémoire. Je ne dis plus un mot et la laisse faire son travail. Elle retire l’attèle et demande à Paul de me soulever un peu la cheville. Il hésite, se remémorant peut-être l’expérience de la veille. Sur les conseils de Marguerite, il finit par prendre en main délicatement mon pied douloureux. Elle m’enlève rapidement les bandes et les compresses. Paul regarde le plafond. A un moment, il baisse les yeux, croise mon regard et jette un œil à ma jambe. Il devient livide, ses yeux repartent fixer le lustre plein de poussière. Il avale sa salive et commence à transpirer. Ma camarade de classe termine en vitesse sa besogne. Paul est libéré de son rôle et Marguerite repart avec un « A demain. », me laissant la jambe endolorie par cette séance et l’esprit songeur quant à sa réaction. Je retiendrai de cette courte entrevue que précipitation est mère de souffrance. Paul me questionne :
« A quoi pensez-vous ?
- Je réfléchissais au fait que la vie change les gens car elle n’apporte pas nécessairement ce qu’on attend d’elle.
- C’est profond comme réflexion.
- A côté de pitre, ajoutez philosophe à mon C.V. . Changeons de sujet, si on se tutoyait ? Cette galère commune nous a suffisamment rapprochés pour cela.
- Bonne idée. Vous … tu as raison. Je voudrais en profiter aussi pour te demander le droit de passer chaque jour pour prendre de tes nouvelles.
- J’en serai ravie. Ca brisera ma solitude. Tu n’avais pas l’air à l’aise tout à l’heure.
- Je supporte mal la vue du sang. Et je ne savais pas que ta jambe était aussi …
- Amochée.
- C’est le bon mot. »
Paul me prépare un sandwich et me place une bouteille d’eau à portée de main, près de mes cachets. Ensuite, il sort en me donnant rendez-vous demain soir.





Cet article provient de L'ORée des Rêves votre site pour lire écrire publier poèmes nouvelles en ligne
http://www.loree-des-reves.com

L'url pour cet article est :
http://www.loree-des-reves.com/modules/xnews/article.php?storyid=1987