Jambe en l'air : chapitre 5 Vendredi 9 mai : Bonne pour le (la) cas(se) social(e) !

Date 02-04-2013 07:00:00 | Catégorie : Nouvelles


Pour une bonne compréhension, veuillez lire les chapitres précédents à partir du prologue.

Vendredi 9 mai : Bonne pour le (la) cas(se) social(e) !

A chaque réveil, un rituel s’est établi par la force des choses. Lorsque j’ouvre les yeux, je me sens bien car mes membres sont encore engourdis. J’ai un jour vu une émission de télé qui parlait du sommeil. On y expliquait que, lorsque l’on s’endort, une substance chimique se répand dans notre corps afin qu’il se paralyse. De cette façon, même si nous rêvons que nous courons, nous restons immobiles. Vous imaginez à quoi ressemblerait notre lit au réveil si cette substance n’existait pas ! Surtout moi qui rêve souvent de compétitions sportives. Bref, quand ce produit miracle n’agit plus, nous retrouvons notre mobilité habituelle. Donc, je profite de ces quelques instants de tranquillité jusqu’à ce que je sois trop affamée ou que je ne sache plus me retenir pour esquisser mes premiers mouvements de la journée.
La première étape consiste alors à m’asseoir. A l’hôpital, un triangle attaché au-dessus de ma tête servait à me hisser. Chez moi, j’agrippe le dossier du canapé à une main pendant que mon autre bras tente de relever mon buste en synergie avec mes abdominaux. Après des efforts intenses, je parviens enfin à me retrouver assise. Mais, pour maintenir cette position sans l’aide des bras (très utiles à d’autres choses) nous utilisons tous nos jambes comme contrepoids ; faites-en l’expérience. C’est à ce moment-là que ma patte droite me rappelle que je suis sensée rester au repos. A la force des bras, je recule alors mon bassin jusqu’à ce que mon dos trouve l’appui du coussin et de l’accoudoir. Un cachet et de l’eau soigneusement préparés à portée de main la veille au soir sont directement avalés. Là, je sais qu’il me faudra attendre au moins vingt minutes pour profiter d’un peu de soulagement, le temps d’entendre grogner mon estomac environ une dizaine de fois. Deux minutes se sont seulement écoulées lorsque quelqu’un sonne à la porte. Je n’ai aucune envie d’aller ouvrir. A moins que ce soit Paul ? Je crie « Qui est là ? » Une petite voix féminine me répond par la boîte à lettres :
« Je suis envoyée par le C.P.A.S.
- Pourriez-vous repasser plus tard ? Je ne suis pas encore habillée.
- Je ne saurai plus passer avant deux semaines. Ce n’est pas grave si vous êtes en robe de nuit. J’ai l’habitude de m’occuper des gens hospitalisés.
- Laissez-moi quelques minutes pour venir vous ouvrir.
- J’attends, merci. »
Avec des mouvements lents, je descends ma jambe du canapé. En me hissant à l’aide de mes béquilles, je me retrouve enfin debout. Chaque étape fait monter la douleur d’un cran. Je me dirige maintenant vers la porte à petits pas. Je tourne la clé dans la serrure. La porte s’ouvre et je découvre une jeune fille à l’allure de garçon manqué.
« Excusez-moi de vous avoir dérangée si tôt.
- Entrez avant que tous mes voisins remarquent que mes robes de nuit sont celles de ma grand-mère. Fermez la porte derrière vous. »
Je l’escorte jusqu’au salon où je l’invite à s’asseoir. Quant à moi, je me laisse glisser assise dans le canapé avant de tenter de remettre mes jambes allongées. Mais l’opération se corse lorsqu’il me faut soulever ma jambe blessée. La jeune fille se lève précipitamment.
« Je vais vous aider.
- Non. Il faut que j’apprenne à me débrouiller seule. Vous ne serez pas là toute la journée. »
La troisième tentative est la bonne. Ma jambe enfin à l’horizontale, je souffle un peu avant d’entamer la conversation avec mon invitée.
« Je suis désolée. Vous vouliez m’aider, je n’ai pas été très polie. Veuillez m’en excuser.
- C’est moi qui suis désolée pour vous. On m’avait dit que je vous trouverais à l’hôpital. Donc, hier, je me suis rendue dans votre chambre où l’on m’a informée que vous étiez rentrée chez vous.
- Oui. Mardi, une employée de l’hôpital m’a clairement expliqué que je n’aurai pas les moyens de faire face à toutes les factures consécutives à mon accident. J’ai donc préféré arrêter les frais et partir contre l’avis du médecin.
- Cela m’étonne qu’elle vous ait dit cela. Vous avez peut-être mal interprété ses paroles. Ce n’est pas parce que vous n’avez pas de couverture sociale que vous n’avez pas droit à des soins adaptés.
- Et qui paie alors ?
- Etant sans ressources, vous avez droit à l’aide sociale.
- Je n’ai rien demandé et je ne suis pas sans ressources.
- Quelles sont-elles ?
- J’ai un boulot, non déclaré, c’est tout.
- Etes-vous capable de reprendre le travail ?
- Je pense cela possible, oui.
- Mais ce n’est pas une situation stable. Que se passera-t-il le jour où vous ne saurez plus travailler ?
- Je viens vous voir.
- Il faut quand même vous affilier à une mutuelle. Vous payerez une cotisation plus élevé que les autres chaque mois mais ils interviendront dans vos frais médicaux futurs.
- Si la cotisation coûte aussi cher que les frais. Où est l’intérêt ?
- Non, ce n’est pas si élevé. Mais … il y aura une période de six mois pendant lesquels vous paierez sans être protégée. Ca pose un gros problème dans votre situation.
- Donc, ils m’aideront quand je n’aurai plus besoin d’eux
- Une couverture sociale est toujours utile.
- Ecoutez, Mademoiselle. Je trouverai une solution pour payer les factures.
- Comme vous voulez. Si vous avez besoin de mon aide, contactez-moi. Je reprends mon poste de stagiaire dans deux semaines. Je m’appelle Mademoiselle Sauveur.
- Vous êtes bien nommée mais mon cas est désespéré. Excusez-moi de ne pas vous raccompagner. Claquez la porte derrière vous, merci. »
Elle me sert la main et sort. Un cas social complexe comme le mien et on m’envoie une stagiaire !
La journée suit son cours normalement. Je décide de m’économiser dans la perspective d’être en forme pour attaquer le boulot ce soir. Seul le passage d’une infirmière autre que Marguerite vers 15 h perturbe mon après-midi. Paul arrive vers 18 heures. Il me donne une énorme boîte de pralines.
« C’est pour compenser ton manque d’endorphines.
- Ca risque surtout de faire exploser mon taux de sucre et mon tour de taille.
- Tu perdras ces kilos quand tu reprendras le sport dans deux mois.
- Tu es plus optimiste que l’orthopédiste qui me donne quatre mois pour remarcher. Alors, pour la course …
- Je … je ne savais pas que ce serait si long.
- Moi non plus. Quand j’y pense, ça me donne le vertige. Changeons de sujet : je commence à 20 heures. Il faut que je m’habille. »
D’habitude, c’est mini jupe et talons hauts. J’ai une longue jupe qui fera l’affaire et des chaussures avec des talons de deux centimètres au lieu de cinq, c’est parfait pour avoir l’air féminine sans trop risquer de me casser la figure. Un peu de maquillage pour ressembler plus à Barbie qu’à Frankenstein et masquer la marque sur mon front. J’avale en vitesse mon cachet et fourre le reste de la boîte dans ma poche. Paul me dépose devant le café qui n’est qu’à cinq cent mètres de chez moi. C’est déjà comble à l’intérieur. J’arrive près du bar quand Didier se pointe.
« Salut ma poule ! Qu’est-ce que tu fais avec ces échasses ?
- Je me suis cassée une patte.
- Pourquoi t’es pas restée chez toi ?
- Le patron n’a pas voulu. Et comme je veux garder ma place, me voilà quand même.
- Tu as adopté le look garçon manqué.
- Par nécessité !
- (le patron derrière le bar) C’est pas bientôt fini vos bavardages ! Au boulot ! (il s’adresse à moi) Toi, viens ici ! »
Je contourne le bar et me retrouve face à lui.
« C’est pas très sexy comme tenue !
- C’est pour cacher ça ! (en soulevant ma jupe pour dévoiler ma jambe.)
- Bon, tu peux … (j’espère qu’il dise « rentrer chez toi ») te mettre au travail (pas de chance). »
J’abandonne un de mes bâtons dans un coin et prends un plateau. Les premiers pas sont hésitants et j’ai tendance à chavirer. Didier garde un œil sur moi. Lui, il prend les commandes de la grande salle, moi je m’occupe de la salle du fond. Les clients vont et viennent : des bières, cafés, cocas, eaux. Je dois parfois redemander trois fois ce qu’ils ont commandé. Ma mémoire n’est pas au rendez-vous aujourd’hui. De plus, je renverse par deux fois tout le contenu de mon plateau. Je manque aussi de me retrouver les quatre fers en l’air en voulant éviter un homme qui recule sa chaise. Heureusement que Didier m’a rattrapée.
Après deux heures, je m’éclipse pour pouvoir souffler dans les toilettes. J’en profite pour jeter un œil sur la notice de mes cachets. Sous l’intitulé effets indésirables, on peut lire troubles de la mémoire et de l’équilibre ; bref, mes deux outils de travail. Plus que deux heures à tenir. Les clients me dévisagent quand je m’approche et ils me scrutent quand je m’éloigne, je le sens dans mon dos. Pour se donner bonne conscience de m’avoir fait faire ces allers retours, ils me donnent de beaux pourboires. Je les mettrai dans mon cochon sur lequel d’écrirai frais hospitaliers. Vers 23 heures, je commence à avoir des vertiges. Je m’arrête une minute. Didier s’approche.
« Ca ne va pas ? Va t’asseoir un peu. Tu as peut-être faim ? »
Il est vrai que je n’ai soupé que d’une boîte de raviolis vers 18 h et mes réserves d’énergie sont épuisées.
« Sers-moi quelque chose de sucré, s’il-te-plaît. »
Didier m’apporte une limonade avec de la grenadine et un carré de sucre.
« Merci, mais je ne suis pas un chien. »
Je vois les yeux du patron virer au noir en me regardant. Mon verre vidé, je me remets au travail. Enfin, minuit sonne et, comme Cendrillon, je me prépare à quitter les lieux mais, moi, je n’oublierai pas ma deuxième canne car aucun prince charmant ne me la ramènera. Derrière le bar, le patron me lance :
« Il y a encore du monde, il faut que tu restes une heure de plus. »
Je reste muette comme si on m’avait condamnée aux travaux forcés. Didier intervient en ma faveur :
« Patron, laissez-la, je peux me débrouiller seul. »
Ouf, il fait un signe de tête pour marquer son accord avec cette idée lumineuse. Je mets ma bouche en cœur pour remercier Didier d’un bisou volant et je sors avant que le boss change d’avis. Je remonte péniblement ma rue en faisant une halte à l’abribus. Je passe la porte et je m’affale dans le divan. Dans mes jambes, à gauche, je sens une colonie de fourmis qui s’affairent et, à droite, un concours de tamtam. Mais ça ne m’empêche pas de m’endormir dans les dix secondes.



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