Des fraises en Décembre

Date 11-03-2012 11:24:22 | Catégorie : Nouvelles



" DES FRAISES EN DECEMBRE" (histoire vraie)
Mostaganem (Algérie) Décembre 1939 :
Le petit garçon était allongé dans le grand lit de ses parents. Il était malade, très malade ! sous le drap, on ne distinguait qu'une silhouette menue et, sur l'oreiller en dentelle, ses cheveux blonds bouclés et ses yeux presque fixes, d'un bleu liquide, le même regard qu'avaient aussi ses parents et sa petite soeur de sept mois, des yeux larmoyants, disait-on ! Il s'appelait Georges ce petit garçon, mais, pour tous, il était Jo ou Jojo ! il avait sept ans ....
Pour le moment, il souffrait, il avait une température très élevée qui le faisait parfois déliré, mais, le plus souvent le laissait prostré, inerte !
"Ailleurs, le tonnerre grondait, le monde vacillait vers la guerre : la Pologne venait d'être envahie par l'Allemagne.... En Algérie, les rumeurs étaient devenues des certitudes, la guerre ! déjà les premiers mobilisés avaient rejoint leur affectation, et les médecins parmi les premiers..."
Mais dans la chambre close et surchauffée, rien ne filtrait. Dans l'immédiat, pour les parents, il fallait sauver leur petit prince, leur premier fils, beau et intelligent, rien ni personne ne comptait, même pas la petite fille surnommée Nanie par son frère, et qui n'avait pas vraiment été désirée !
Depuis la maladie de l'ainé, Nanie était "ballotée" un peu partout, mais toujours au sein de cette grande famille, dont le berceau était un village très proche, passant d'une tante à une autre, selon l'humeur et la disponibilité de chacune. La petite se manifestait très peu ! que se passe-t-il dans le tête d'un bébé de 8 mois ?
Aujourd'hui, on affirmerait qu'elle enregistrait tout et qu'elle s'adaptait selon les circonstances : il ne fallait pas pleurer car on avait trop de peine ailleurs, elle ne pleurait pas, elle attendait sagement dans son berceau qu'on veille bien s'occuper d'elle. Parfois, sa maman passait en coup de vent et la mettait en pleurant à son sein, et les larmes de maman tombaient sur le visage de la petite (dans la famille, on disait que Nanie avait été baptisée aux larmes de sa mère !).
Puis la maman retournait rapidement auprès de son malade : elle ne le quittait pas, mais, très vite, la fatigue l'a envahi, et elle ne supportait plus la souffrance de l'enfant, sans aucune possibilité de le soulager ! elle faisait le va et vient entre la chambre et la salle à manger où elle restait immobile, muette, la tête repliée sur son bras, entourée de parents et voisins qui tentaient, en vain, de la soutenir et de la réconforter : "Ne te laisse pas aller, tiens bon ! il a le coeur solide, il va sûrement s'en sortir !
...
Il n'y avait plus de médecins dans la ville, on fit venir un médecin arabe, trop âgé pour le front, il habitait dans la même rue; très dévoué, il se rendait au chevet du petit tous les soirs, mais il avait si peu de moyens à sa disposition (pas de radios, pas d'analyses rien !) il hésitait, "Ce doit être les reins" puis "non, ce n'est pas possible vu la couleur des urines".... et il supposait une autre affection !!
Mais un jour, il a enfin trouvé et prononcé le nom de la maladie "c'est la fièvre typhoïde !
"Aujourd'hui la typhoïde est éradiquée, du moins dans les pays développés, grâce à la vaccination et aux remèdes qui en viennent à bout (typhomycine). A l'époque où se situe ce drame, aucun traitement, et dans ce cas précis, il était trop tard :
Il y a eu des matins de détresse où le ciel d'hiver était sombre : ces jours-là , voyant l'état du petit, le vieux médecin fatigué disait "Il ne passera pas la journée". Alors, vite, on se précipitait : les parents, le grand-père maternel toujours présent, les amis, on préparait le plus beau costume de l'enfant dans les larmes et les chuchotements et on l'installait sur le vieux fauteuil, soigneusement, avec la petite chemise immaculée, il serait beau pour son dernier voyage !
Mais la journée passait, interminable, son papa et son grand-père ne le quittaient pas... le soir, l'enfant sommeillait, alors chacun en profitait pour se reposer aussi !
Le lendemain, par les persiennes entre-baillées, filtrait un rayon de soleil : le petit malade s'agitait, pleurait , et manifestait quelques caprices inattendus, il voulait voir sa petite soeur "non ce n'est pas possible dit le papa, tu es malade, on ne peux pas mettre un bébé en contact avec toi !!" il pleurait à nouveau et a prononcé cette phrase surprenante "je veux manger des fraises !" des fraises !... en Décembre !.. en Algérie !. Le médecin épuisé a souri en disant "il a l'air mieux !"... Son papa s'est penché sur lui car il pensait ne pas avoir compris "tu veux des fraises ?" " oui a répondu Jo d'un hochement de tête !
Regards catastrophés échangés dans la chambre ! Comment dire à son fils qui va mourir "Mais il n'y a pas de fraises !". Alors, le père a dit "je vais chercher, je trouverai...". Il n'y avait que deux épiceries ouvertes, mais aucune -il fallait s'y attendre - n'avait de fraises ! : dans la famille, chacun s'affairait de son côté, on trouva enfin un bocal de fraises au sirop !
Lentement, avec précaution, on lui fit goûter un fruit qui n'avait rien d'une fraise, mais qui en avait le goût et le sucré, il parût apprécié .. mais repoussa la main de son père... Le même soir, sa maman s'allongea près de lui et son père dans le vieux fauteuil de tissu fleuri, une heure de calme ou l'on ne percevait que la respiration de l'enfant, de plus en plus irrégulière... puis, soudain, le silence ! réveil des parents en sursaut, nouvel affolement !
On appela le médecin en catastrophe, il mit son oreille sur le maigre thorax et dit "c'est fini !"
Une scène de tempête, de sanglots, mais aussi un certain sentiment de soulagement... enfin, il ne souffrait plus !
C'est en tremblant que le vieux docteur a griffonné un certificat de décès sorti de sa mallette au pieds du lit, il a élevé la voix pour qu'on puisse l'entendre "Quel jour sommes-nous ?" le père a répondu "Nous sommes le 14, oui c'est cela, le 14 Décembre !"

LA FATALITE DE DECEMBRE :
Mon frère ainé venait de mourir, la petite fille qui n'avait pas sa place dans le drame familial, c'était moi ! le surnom de Nanie a disparu avec Jo !
Mon grand-père maternel était Maire de son village : il y eut des obsèques très émouvantes et beaucoup de monde : c'est au milieu du cortège funéraire que quelqu'un a dit (une vieille tante je crois !) : "Mais où est la petite ?" on ne savait plus où on m'avait déposée ! Tout cela m'a été raconté par certaines personnes, parmi les plus âgées, de ma famille. Devant une telle tragédie, c'est sans doute normal qu'on oublie un bébé (pour un temps, Dieu merci !) afin d'accompagner à sa dernière demeure le petit roi qui avait tant souffert !!
Hélas, un nouveau drame se préparait !!
Un an plus tard, mes parents ont eu un autre enfant, un garçon ! pleurs de joie, bonheur retrouvé, et les mots de ma mère quand on lui a mis son petit dans les bras "Merci Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils !" ....... Il était blond, les mêmes yeux bleus proches des larmes, on lui a donné le même prénom que l'ainé, mais modifié : l'un était Georges, le second Jean-Georges.
Nous avons grandi ensemble ! Parce qu'il était là, qu'il comptait beaucoup, j'ai pris peu à peu de l'importance moi aussi : C'était un petit garçon pas vraiment joyeux, très proche de notre mère, affectueux : lorsqu'il était séparé de mes parents, il pleurait toujours, voulant absolument les retrouver !
Depuis le décès de son fils ainé, maman avait de très fortes migraines :il lui fallait le silence et l'obscurité de sa chambre : dès l'âge de quatre ans, il y avait très souvent, à côté d'elle, ce petit bonhomme qui l'embrassait, et lui mettait sur le front une serviette imbibée d'eau fraiche et de quelques gouttes de lavande ! il était, avec elle, d'une douceur infinie !
La santé du petit Jean-Georges n'était pas toujours au beau fixe : Il a eu très tôt des crises d'asthme qui le réveillaient au milieu de la nuit dans un état épouvantable ! on ouvrait la fenêtre, vite, vite, il fallait de l'air ! assis sur son lit, il retrouvait lentement son souffle et mes parents regagnaient leur chambre ! il avait un teint très pâle et , bien sûr, ce regard bleu d'enfant triste !
Mais triste, il ne l'était pas, il a tout de suite fait preuve d'un caractère très affirmé, il ne supportait pas de perdre et, lorsque cela lui arrivait (lors de jeux de société) il était d'une mauvaise foi incroyable, criant, affirmant que j'avais triché, et n'hésitant pas à envoyer valser la table avec les cartes et les jetons qu'il fallait ensuite récupérer à quatre pattes
J'avais 6 ans, lui 4 ans et demi quand s'est produit un évènement : nous avons eu un petit frère : Yves est arrivé, encore un garçon ! Devant l'attitude des adultes, je commençais à comprendre que la naissance de mon dernier frère posait un problème quelque part,, mais là, je n'en parlerai que si lui-même l'accepte ,il est, Dieu merci, en vie et en bonne santé, mais très éloigné de moi par la distance !
Des années et des années ont passé, une vie de famille normale en dents de scie avec, pour mes parents, l'impossible deuil de leur ainé ! mais nous étions là, nous trois, nous les aimions et ils nous le rendaient bien ! Nous ignorions les uns et les autres, que nous étions en train de vivre les derniers moments heureux !
La guerre d'Algérie ! ce n'est pas mon idée de raconter ces moments dramatiques, d'autres l'ont fait avant moi, et bien fait ! j'ai conservé de cette époque d'étranges sensations ou se mélangent l'horreur, la crainte, mais aussi le goût de la vie à tous prix ! vivre, c'est cela qui importait ! et nous avons vécu ! Nous sommes rentrés tous les cinq en Métropole, mais par des voies différentes !
Jean-Georges, le frère au regard de brume, avait vingt ans ! les dernières années en Algérie ont été particulièrement "perturbées" pour lui ! il avait risqué sa vie, rencontré l'amour , et il allait être papa! Sa fille, la charmante Marie-Hélène ma filleule, conçue en Algérie, est née à Montpellier ! Il était donc chef de famille ! Il
fallait l'assumer ! il l'a fait..
Je l'ai dit, il n'acceptait pas de perdre, il a donc tout fait pour gagner et l'époque était propice : Il a créé une entreprise d'électricité qui est devenue, en dix ans,une des plus importantes de la région montpelliéraine !
En 1976, il a 36 ans, 3 enfants, une affaire qui marche, agréée par l'E.D.F. et 50 employés.
Un soir de Décembre 1976, je suis seule chez moi avec ma fille, devant la télé ! On sonne vers 10 h. du soir. Qui peut venir à cette heure ? J'ouvre, dis quelques mots à la personne qui est là... et le monde bascule ! je ne le crois pas, je me tiens au mur, demande des précisions et, enfin, je comprends "mon frère Jean-Georges s'est tué dans un accident de la route" et je dois, absolument, moi l'ainée- redevenue soudain la petite Nanie oubliée,- je dois annoncer cette horreur à mes parents !
Difficile de maitriser ses souvenirs ! je passerai sur le détail ! ce qui est d'une clarté incroyable, c'est cette scène : ces parents vieillissants qu'on poignarde, il n'y a pas d'autres mots, ma mère repliée sur sa douleur, ne comprenant pas tout à fait, et mon père écroulé sur son fauteuil, hurlant "Mais qu'est-ce que je vous ai fait Mon Dieu ? Vous m'en avez déjà pris un ! cela ne suffisait donc pas" et brusquement, il prend ma main et me dit de sa voix rauque "va chercher le livret de famille !" Le livret de famille, dans cette situation-là, mais que voulait-il en faire ?
Je reviens avec le document, "que veux-tu papa ?" je tourne les pages "A quelle date est mort ton frère ainé ?" et soudain, je comprends, le premier Georges est mort un 14 Décembre ! "et quel jour sommes-nous ajoute mon père ?"
Et moi, effondrée, "nous sommes le 14 Décembre, papa !
Mes deux frères, le petit garçon malade qui voulait connaître le goût des fraises avant de mourir et l'homme jeune qui a pulvérisé sa vie contre un platane se sont rejoints pour l'éternité, à plus de 35 ans d'intervalle, ils avaient le même prénom et le même regard triste..le destin s'est accompli, pour tous les deux, un jour glacé de Décembre
Le 14 exactement !


Danièle Nouen





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