Bonne conscience

Date 19-05-2013 06:29:51 | Catégorie : Nouvelles


Bonne conscience

Voici une petite anecdote qui s’est déroulée lors de ma seconde visite au Bengladesh, pays d’origine de mon cher et tendre. Nous sommes accablés par une chaleur moite qui nous agresse dès la sortie de l’aéroport de Dacca. Ce dernier bénéficie d’un système d’air conditionné n’empêchant pas la prolifération de bandes de moustiques agressifs ; surtout envers les étrangers au sang gouteux et sucré.

Ma belle-famille est venue nous chercher avec la camionnette de location la plus pourrie du village. Les bosses qui ornent sa carrosserie se comptent par dizaines et lui donnent un air de coccinelle tachetée de rouille. Nos bagages enfournés sans grand ménagement dans le coffre par le chauffeur, aussi de location, nous nous engouffrons dans le véhicule qui a eu le temps de se transformer en cocotte minute. Nous ouvrons rapidement les fenêtres, du moins celles qui le permettent encore, afin de profiter de quelques mouvements d’air qui se créent quand la voiture parvient à atteindre plus de dix kilomètres heure ; ce qui n’est pas chose aisée étant donné le grouillement de population devant nos roues. Les routes sont encombrées de toutes sortes de véhicules : voitures privées ou taxis avec pare-chocs latéraux renforcés, rickshaws (sorte de pousses-pousses avec un vélo), bicyclettes qui, chez nous, seraient déjà croupissantes dans une décharge, et, au milieu de tout cela, des piétons risquant leur vie pour traverser la chaussée. Une pratique courante pour les chauffeurs est de conduire en appuyant alternativement sur l’accélérateur et le klaxon. Nos oreilles sont assaillies par la cacophonie ambiante mêlant sonnettes, klaxons et cris.

Lors d’une accélération un peu trop appuyée, le coffre s’ouvre brusquement et nos valises se font littéralement la malle. Elles atterrissent lourdement, chacune pesant près de trente kilos, sur la route de terre et de pierres, comme semées par un Petit Poucet malicieux Notre cri alerte le chauffeur qui s’empresse d’aller récupérer nos biens avant qu’ils n’attirent la convoitise des passants.

Pendant cette halte, je vois une dame bengalie en haillons s’approcher de ma fenêtre avec son enfant chétif dans les bras. Je ne passe en effet pas inaperçue avec ma peau couleur chocolat blanc et mes yeux azur. Seule ma tignasse foncée constitue un point commun avec ces autochtones basanés aux yeux cacao. Difficile de renier mon statut de touriste lointaine. La jeune femme entame un plaidoyer larmoyant dont je ne comprends un traitre mot. Une main tendue en forme de coupelle me signifie toutefois qu’elle souhaite obtenir quelque argent. Ne pouvant accéder à sa demande, faute de monnaie locale en ma possession, j’entame une explication maladroite dans ma langue maternelle, générant de grands points d’interrogation dans les yeux de mon interlocutrice. C’est alors que me viennent quelques bribes de langue locale, réminiscence de ma première visite quatre ans auparavant. Je lui déclare donc solennellement : « Pocket naï, tacca naï. » (Traduction : « pas de poche, pas de sous »). En effet, à l’instar d’un linceul, mon sari n’est paré d’aucune poche. Etonnée sûrement par mon élocution parfaite, la dame se retire pour aller introduire la même requête à la fenêtre de mon époux qui lui glisse un billet chiffonné et difforme dans la main avec un signe de mépris.

Qu’a dû penser cette femme ? Que je me moquais d’elle ? J’avoue que je me sens mal à l’aise face à cette misère qui s’étale de façon plus ostensible que dans notre riche Europe. Mais, même si j’avais été en possession de taccas, je n’aurais changé la destinée de cette femme que quelques minutes, le temps d’acheter un repas et de le déguster. Que puis-je faire, moi, petite touriste belge ? Créer une ONG, devenir bénévole ? D’autres l’ont fait mais je ne me sens pas le courage de m’engager. J’ai fini par me résigner à fermer les yeux et le cœur et presque trouver normal de déambuler dans des rues où des personnes handicapées doivent faire la manche pour survivre, où les enfants boivent de l’eau croupie, où des familles entières dorment sur la berne centrale des routes principales. Je ressens une honte d’être née à des milliers de kilomètres, dans un pays qui tente d’assurer tant bien que mal le bien-être de ses nationaux (pas toujours le cas pour les autres mais c’est un autre débat) et n’avoir jamais manqué de quoi que ce soit. Ce sentiment est-il légitime ? En fait, je ne suis pas la cause de leur malheur … c’est ce que je me dis pour garder bonne conscience.




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