Les tomates

Date 06-05-2013 20:30:00 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Les tomates

Philippe ne dormait pas. L'angoisse le tenait éveillé.
Il ne cessait de se retourner nerveusement, l'esprit trop en alerte, loin, mais bien loin du sommeil !
Il sentait sur sa peau des démangeaisons, il découvrait la gène des bouffées de chaleur.
Il eut alors un sentiment d'empathie pour sa femme, cette malheureuse victime habituée de ces inconforts dus à sa ménopause, et qui pour l'heure, dormait à ses côtés, comme un enfant sans problème.
Mais comment fait-elle ? comment ?, se disait-il envieux et un brin agacé par tant d'insouciance.
Un coup d’œil vers l'affichage de l'heure sur le mur lui apprit qu'il était quatre heure trente. La nuit était interminable et lui refusait le repos.
Ce jour qui venait lui pesait tant.
A neuf heures il serait au tribunal, pour y être jugé pour une infraction, et il savait sans l'ombre d'un doute qu'il serait condamné.
Son avocat le lui avait fait savoir en exposant ce qu'il savait que trop : Il était fautif.
Depuis le premier rendez-vous au cabinet, et à la vue du dossier, son défenseur n'avait pas été très encourageant, il restait sans grand espoir et avait préparé son client à affronter une condamnation sévère.
" Monsieur, je ne vous raconterai pas d'histoires, je prends votre dossier mais je ne vous promets rien, je ferai ce que je peux pour alléger le verdict, mais vous avez joué avec le feu, je ne peux pas faire de miracle."
Oui, oui ! mais, bon ...d'accord il le savait ... oui bien sûr, depuis des années il fraudait, il outrepassait la loi, il s'était volontairement et sciemment mis en faute, il l'avait fait en toute connaissance du droit, et voici qu'il avait été pris.
Il avait joué, il avait perdu..
Il serait jugé dans quelques heures pour infraction lourde à la réglementation sur la sécurité alimentaire.
Il avait pris de très grands risques, et aujourd'hui Il encourait plusieurs mois de prison et une forte amende
Qu'est-ce qui lui faisait le plus peur ?
Il ne saurait le dire, Il serait à coup sûr fortement réprimé pour sa faute.
Sa faute qui malgré tout lui avait donné tant de satisfaction :
En effet depuis des mois et des mois il avait défié la loi et Il avait cultivé et surtout il avait consommé ses propres tomates.
Et pis encore, il avait de surcroît, délibérément fait manger ses propres légumes à ses enfants, à ses petits enfants, à sa famille, et même à ses amis......

Oui, il en a bien conscience, c'était grave, très grave, c'était fou, c'était sot de sa part de provoquer ainsi une réglementation si stricte et défendue avec âpreté par un état jaloux de ses prérogatives et qui clamait la justesse de ses décrets.

S'était-il cru plus malin que les inspecteurs qui surveillaient et balayaient de leurs contrôles insidieux et minutieux chaque mètre carré du pays ? Le temps de son enfance était bien révolu, le temps d'avant avait définitivement disparu, qu'il en souffrit ou non, il lui fallait urgemment l'accepter.
Il ne pouvait plus être fait n'importe quoi.
L'humanité était en mouvement, il fallait évoluer et admettre qu'après des millénaires à craindre les grosses bêtes, l'intelligence humaine qui conçut le microscope, tremblait maintenant devant les plus petites des bêtes.
Les mammouths étaient morts mais la science de l'homme intelligent avait mis en évidence la présence du nouveau danger : les bactéries, virus et microbes de tous poils qui provoquaient des désordres de santé, ils étaient aujourd'hui l'ennemi à surveiller et à combattre.
Or chaque malade était, il devait en être bien conscient, une lourde charge financière pour la société.
En définitive, autant dans un souci économique que dans un objectif de protéger chacun d'une infection, ou d'une allergie, qui serait une charge pécuniaire, les états avaient tous légiféré, et proclamé une vaste batterie de contraintes et d'interdictions pures et simples de cultiver tous végétaux, toutes sortes de cultures vivrières, quelle qu'elles soient.
La loi était formelle, sans tolérance, sans exception possible.
Ce dictât avait pris toute son ampleur sous la pression de la firme Tondestos.
La toute puissante multinationale Sino-américaine, implantée en Inde depuis peu, faisait par l'entremise des polices d'états coopérant à leur politique, une chasse aux fraudeurs qui s'était encore fortement accrue.
Depuis le début du vingt et unième siècle, Tondestos, régnait en maître absolu et s'était fait propriétaire de tout organisme végétal de la planète..
Après une simple transformation génétique d'une plante, cet organisme tentaculaire avait déposé et racheté des brevets sur tout ce qui pousse sur terre, et Tondestos pouvait être aujourd'hui considéré comme propriétaire incontesté de toute la création.
Ceci fut fait insensiblement mais surtout favorisé par la défection, et le désintérêt des citoyens silencieux ou aveugles, installés confortablement dans les démocraties qu'ils voulaient croire éternelles, les bureaux de votes désertés avaient ouvert tout grand la voie aux directives sans opposition des financiers et despotes dévastateurs.

Philippe, connaissait la loi, il aurait dû, il le savait se plier à la législation, et remettre au bureau de l'agriculture les graines cachées par sa famille.
Il aurait dû faire une demande de traitement de ses graines, les porter à la fumigation pour les rendre stériles et non reproductives, puis s'acquitter des taxes, faire une demande d'autorisation de culture, après quoi avec un peu de chance, plusieurs mois ou années plus tard, l'autorisation lui aurait peut-être été accordée de faire un semis contrôlé.
Et enfin il aurait dû, avant la récolte faire venir le commissaire à la vérification des produits frais qui seuls sont habilités soit, à autoriser la cueillette, soit à ordonner la destruction des fruits non conformes.
Puis ensuite, il aurait dû faire une demande d'autorisation justifiée, bien argumentée pour obtenir de la commission qu'il soit autorisé à consommer ses tomates, une fois celles-ci passées à la désinfection.

Au lieu de cela, il avait cultivé ses plants amoureusement cachés sous des pieds de Maïs de Tondestos, qui poussaient dans le champ derrière sa maison.

Chaque jour, tel l'amoureux émoustillé par l'excitation née de la transgression aussi bien que de l'amour, il avait un rendez-vous secret avec ses tomates. Il les voyait grandir cachées du regard par les imbéciles pieds de maïs atteints de gigantisme.
Ce lieu de culture eut été considéré par son père comme une sacrée stupidité, comme une hérésie mais il n'avait guère le choix des moyens en raison de la surveillance draconienne exercée sur chacun ; c'était un pis aller; "à la guerre comme à la guerre" , disait autrefois le dicton populaire.
Il était discret et prudent, excité comme un amoureux adultère.
Depuis des années son secret n'était que joie, une joie fortement agrémentée par la peur et la jubilation de l'interdit.
Sans compter la réjouissance qu'il éprouvait à se nourrir sans l'obligation d'un adjuvant vitaminique devenu indispensable avec la consommation des fruits et légumes du commerce.
Et que dire de l'extrême plaisir gustatif, du gourmet gourmand , de cet amoureux de ses tomates qui les croquait délicatement et laissait couler ce jus rouge et sucré dans son palais en fermant les yeux.
Quel infini bonheur, quel délice de retrouver ces senteurs de jadis et de regarder ses petits enfants se régaler d'un fruit si rouge et inconnu.
" Qu'est-ce que c'est papy ? "
" Pourquoi ça saigne et pourquoi ça sent bon ? "
Et que dire aussi de la bande de copains qui lui payaient à prix d'or une petite salade de ses tomates revenues du passé ?

Tous ses plaisirs illicites allaient aujourd'hui recevoir leur dure sanction, et il la redoutait.
Pourquoi s'est-il fait prendre ?
Qui avait pu le dénoncer ?, comment cela s'est-il su?
Pourquoi ? Qui ? Comment ?.
Son cerveau était un manège de question, et la peur des heures à venir le taraudait.
Il pensait à son copain Christophe qui cachait une poule dans sa salle de bain et mangeait ses œufs, et Régis qui cultivait des endives dans sa cave.
Et le mois dernier cette mère de famille condamnée à de la prison avec sursis pour ne s'être pas lavé les mains 6 fois par jour.
L'hygiène la plus stricte était imposée afin de faire reculer les infections et leurs cortèges de frais pécuniaires, si dommageables à la société.

Il était maintenant presque 9 heures, Philippe et sa femme attendaient au pied du grand escalier qui montait au tribunal.
Lui, avait une pauvre mine défaite et sa femme, guère plus brillante était près de lui le visage fermé et inquiet .
L'avocat tardait un peu, leur attente bien que brève leur parut très longue et lorsqu'ils le virent arriver au loin, derrière la place, il comprirent alors les raisons de son retard.
Enfermés dans leur inquiétude, ils n'avaient pas prêté attention à la foule qui grandissait depuis plusieurs minutes autour d'eux. Ce n'était plus un petit groupe qui les entourait maintenant mais depuis peu, c'était devenu un attroupement compact de manifestants qui se dirigeaient vers le bureau du ministère qui jouxtait le tribunal.
Les premiers slogans et cris entendus n'étaient guère explicites, mais le tohu-bohu était considérable et les nombreuses banderoles étaient encore trop loin pour être lisibles.
Sa robe sous le bras, leur avocat vint vivement sur eux la main tendue pour les saluer.
" Bonjour, je suis désolé, j'ai été pris dans la manifestation "
"Mais pourquoi, cette manifestation ?" demanda Philippe.
Philippe et sa femme englués dans leur problème n'avaient pas pris de nouvelles du monde depuis un bon moment.
" Vous ne savez pas ?!!" L'avocat semblait stupéfait :
" Mais c'est parce que Tondestos veut faire interdire la procréation humaine traditionnelle et libre, ils veulent imposer la conception humaine payante et sous contrôle obligatoire, ils sont propriétaires des brevets du génome humain, vous le savez bien !!"
La femme de Philippe réagit immédiatement :
" Et si on en parlait à la juge, il parait qu'elle est enceinte, elle a dû faire son bébé de façon traditionnelle, elle nous comprendrait peut-être mieux ?!"
Pourquoi pas, mais n'espérez rien, n'attendez pas que cela la fasse réagir, et vous le savez elle doit faire avec les textes.
N'oubliez pas que la loi, n'est pas la justice, précisa l' avocat en les poussant à entrer dans le tribunal.


Loriane Lydia Maleville.





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