La Sphère

Date 23-07-2013 10:47:55 | Catégorie : Nouvelles


LA SPHERE (Nora Adel)

Quand il se réveilla ce matin-là, elle l’attendait au milieu du jardin face à la fenêtre de la cuisine. Il avala son petit-déjeuner avec entrain en bombant le torse et mimant le chimpanzé qu’il avait vu hier à la télé ou avant-hier, qu’importe le jour. Heureux. Il se voyait déjà ambassadeur de la Terre auprès de la planète Machin. Chouette job pour un chômeur cool de longue date.
L’euphorie s’atténua et ses sens électrisés se concentrèrent sur la chose. Il constata l’absence totale d’ouverture même pas le traditionnel hublot espion. Une sorte de ballon géant, inoxydable, flamboyant sous le bombardement des rayons solaires. On aurait dit la lumière de plusieurs aurores amassées en boule sur l’herbe. Malgré son athéisme, il se demanda quelle puissance divine avait commandé sa trajectoire. Il était temps que les créatures célestes s’aperçoivent de son existence, lui, le seul homo sapiens fiable dans ce monde de dégénérés. Pouah !
Il crut percevoir un moment des yeux sur l’opacité de la surface. Un regard bienveillant à l’ange. Il sourit malgré le sans-gêne des voisins qui commencèrent à envahir sa pelouse. Certains l’effleurèrent d’une main tremblante ; d’autres essayèrent de la faire bouger. Il maudit l’idée qu’il a eue de construire une enceinte plus sécurisante. Après avoir démoli le vieux muret datant de l’époque coloniale, l’entrepreneur abandonna les travaux sous prétexte de courir au chevet d’un parent mourant. En réalité, il avait reçu une offre plus alléchante. Le poursuivre en justice lui semblait aussi stupide que de reprocher à ces envahisseurs leur inconscience qui risquait fort d’irriter les occupants du vaisseau spatial, pire les faire disparaitre à tout jamais. Pendant un bref instant, il eut l’idée de les chasser à coups de pierres ou menacer d’appeler la police, mais quelque chose au fond de lui opta pour la prudence. Il devait rester à l’écart, à l’ombre, le temps que le spectacle perde tout son attrait.
De la boîte noire de sa mémoire jaillit le visage de Kenza, la fille de Khaled le cordonnier, le voisin de son grand-père. Il lui suffisait de monter sur le prolifique figuier dont les branches allaient dans tous les sens pour bavarder avec elle quand elle cuisait la galette odorante. Il l’accompagnait au hammam et l’attendait dehors en contemplant le tableau en mosaïque de l’entrée. Cet après-midi, elle avait surgi de l’étuve tenant dans sa main une orange fort juteuse. Malgré ses supplications, elle refusa de la partager :
- J’ai la gorge plus desséchée que le foin. Je t’ai donné assez d’argent pour acheter un kilo d’agrumes, mais tu préfères te goinfrer de bonbons comme toujours...
Le soleil avait transformé le ciel en fournaise alors que l’été était bien loin. Il la menaça avec la maladresse des timides :
- Si tu refuses, je dirai à ton frère Hamid que tu as parlé à un homme.
Alors, son visage est devenu tout cireux. Comme une hystérique, elle a piétiné le fruit en soulevant des volutes de poussière de la ruelle serpentine en aboyant :
- Petit démon, personne ne la mangera !
Plus effrayé que furieux, il prit la fuite. Devant la ferme, le taxi l‘attendait avec toute la famille engouffrée dans l’habitacle. Personne n’avait jugé utile de lui expliquer pourquoi leurs vacances avaient été interrompues à peine commencées. Et de son côté, il jugea préférable de ne pas souffler mot de sa mésaventure.
La nuit fut longue. L’engin se mua en phare braqué sur sa chambre. Précieux. On veillait sur lui. Malgré son excitation, il fut déçu que l’événement n’ait pas ameuté la presse, les médias nationaux et internationaux. Philosophe, il se dit que cette sérénité lui permettrait d’accumuler l’énergie pour le voyage interplanétaire et rédiger son message. Quand on inaugure la prophétie en sens inverse, il faut tout inventer. Il se leva pour aller boire un verre d’eau glacée. Bizarre, la chute de la température faisait bouillonner ses cellules. Des flaques de lumière blanches inondaient le paysage. De la neige ! ? Sa joie dura une microseconde quand il constata en écarquillant ses paupières gonflées qu’il n’en était rien. La lune jouait à cache- cache avec les éboulis en les magnifiant. Il essuya la sueur qui l‘aveuglait avec son pyjama et se laissa envahir par le flux sadique du passé. Pourquoi revenir vers cette ruelle coupe-gorge et ce soleil infernal de l’Étranger de Camus. Son crime, la fuite. Mais la fille avait presque le double de son âge et des jambes pour marcher, non. Il imagina son retour, sa mère la sermonnant pour son retard et le temps forgeant l’immuable destinée des femmes : mariage et procréation à gogo. À l’époque il venait de réussir son passage au collège et elle, fiancée à un cousin émigré qui tardait à revenir. Elle aurait dû lui donner l’orange ou du moins la partager en deux. Cela ne lui ressemblait guère cet entêtement. Pas du tout le genre à se goinfrer pour calmer ses nerfs comme ses consœurs. Elle avait un étrange sourire qui se moquait de la longueur des murs et une intonation joyeuse de la voix qui annulait toute pesanteur. Au-dessus de la mêlée comme si rien n’avait d’importance surtout pas un fruit aussi vulgaire qu’une orange… Mais quel lien avec l’Ovni ? Déprimantes, ces émanations. Déprimantes.
Avant de quitter la cuisine, il se retourna et eut l’impression que la sphère se déformait peu à peu. On aurait dit qu’elle essayait de se fabriquer discrètement un bonnet. L’heure de vérité approchait. Enfin ! Il imagina sans originalité des petits hommes verts pourvus d’énormes yeux de batraciens aux doigts tentaculaires et un crâne conique couvant le cerveau d’un...inhumain ! Le mot l‘affola, il se mit à trembler. Les histoires secrètes de Thomas Owen défilèrent dans sa tête, d’une atmosphère zen on basculait illico vers l’horreur. En miettes, son corps lui échappait. Subitement, il n’eut plus envie de partir. Kif-kif, l‘Olympe et le trou à rat. Finalement, vivre dans cette maison comme monsieur rien-du-tout lui convenait parfaitement. Il n’aimait pas les problèmes et l’inconnu pouvait n’être que cela. Mille et une mésaventures.
Il lui suffisait de sortir, s’armer d’un peu de courage et de lancer à la chose : Va-t-en ! C’est ce qu’il fit. À peine la phrase prononcée, la sphère s’arracha en succion du sol. Un moment en suspens comme si elle hésitait attendant un signe avant de s’élever dans les airs. Avec la grâce d’une fusée obèse, elle fonça vers l’espace pour s’accrocher à la voûte constellée. Il s’étonna de sa lenteur à s’effacer. Il pensa à une panne de moteur avant de se dire que ces trucs sophistiqués sont étudiés pour ne pas se laisser piéger par des ennuis mécaniques. Au fur et à mesure, la boule perdait son opacité se vitrer en s’affinant aux extrémités. Curieusement le nombre des années-lumière qui l’éloignaient de la Terre n’avait aucun effet sur sa visibilité. Il pouvait marmonner sans s’étonner qu’elle lui réponde. En guise de cadeau d’adieu, les extraterrestres l’ont hypnotisé afin de lui greffer un télescope sur le nerf otique.
Kenza boitait. Elle avait trop de bagages pour revenir à la maison sans aide. Il n’a jamais compris cette manie qu’ont les femmes à vider leur armoire et leur salle de bains avant de se rendre au hammam. Là-haut, la sphère qui avait atterri dans son jardin a disparu. Reptile sorcier, elle a changé de peau et d’organes. Des ombres colorées se mouvaient dans un amas visqueux bordé de veines. On aurait dit un globe oculaire avec une eau verdâtre zébrée de paillettes. Un œil à la morphologie presque humaine. Kenza avait les yeux verts.
Un vent sibérien le faisait tanguer tel un cargo à la dérive enflammant sa peau au-dessus de ses cendres. Il se dit que la chair est plus résistante que le métal puisque la conscience a assez d’eau pour noyer n’importe quelle faute. Et là, il eut la certitude que Kenza n’est jamais rentrée à la maison. Une mort violente s’était abattue sur elle avec le sempiternel scénario des séries noires américaines. Psychose, psychose, psychose. Au-dessus de lui, son âme vengeresse refusait de se réincarner. Étoile leurre ; leurre lui-même. Caméra braquée sur lui jusqu’à ce qu’il aille la rejoindre. Il pensa aux dinosaures sous l’œil radiant des météorites et s’aperçut qu’il était trop impliqué pour résister. Comme Caïn, il devrait s’habituer à la compagnie...





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