le faux semblant

Date 02-08-2013 23:20:00 | Catégorie : Nouvelles



LE FAUX SEMBLANT

Aujourd’hui, je te bannis, je te maudis
Je ne redoute pas ta réaction
Le gardien de la raison en faction
Résistera à tous les interdits
Oui, je te défie car ta fin est proche :
Religion.
(Mescaline, Religion ; poésie)

I -
Aicha n’avait pas de famille. Ses parents adoptifs affirmaient l’avoir trouvée égarée près d’un dispensaire dans la ville de Fès. Elle avait à peine quatre ans. Comme personne ne s’était présenté à l’unique commissariat de la ville pour la récupérer, on la confia donc à la famille qui l’avait trouvée Ramenée à la campagne, elle grandit entre quatre mamans et vingt- deux « frères et sœurs ».
« Le père », accaparé par ses affaires, était souvent absent. Il parcourait toute la région dans sa voiture banalisée pour approvisionner l’armée, les notables, les résistants et les hors la loi en cannabis.
La colonisation est une période faste pour certains.
C’est une période d’enrichissement facile.
Demeurant à la jonction de la frontière des deux colonies (France-Espagne), le père parvenait à écouler facilement sa marchandise.
Pour se mettre à l’abri des ennuis que lui causait parfois la police des stupéfiants de la ville de Chefchaouen, il avait déménagé à sa nouvelle grande maison qu’il avait fait construire sur un terrain montagneux et très accidenté. Le domaine se trouvait au sud de la petite ville de Bab Taza, à Beni Ryan, et s’étalait sur une centaine d’hectares. Une large vallée parfaitement ensoleillée et bien abritée des vents fut réservée à la culture du cannabis. Pour sécuriser « la ferme » - il aimait nommer ses terres ainsi - le propriétaire avait mis sur pied une armée d’une cinquantaine de mercenaires. Ces mesures furent prises pour se défendre et faire face aux conflits qui éclataient souvent entre les trafiquants de drogue.
Toujours flanqué de ses deux gardes du corps, il passait le plus clair de son temps à consolider ses relations avec les représentants du ministère de l’intérieur dans le but de s’assurer leur sympathie.
A la veille de chaque transaction, tout le monde se mettait en alerte : L’armée, les quatre femmes, les vingt – deux enfants et Aicha étaient tenus de signaler au chef de famille, le plus rapidement possible toute manœuvre qui leur paraissait douteuse. « La ferme » ne retrouvait son calme et sa sérénité qu’une fois l’opération terminée.
Le patron ne craignait ni la brigade des anti- stupéfiants, ni les douaniers, mais détestait leur façon de négocier, surtout quand ils lui exhibaient une liste de noms de – soi disant supérieurs- qui devaient, eux aussi, être arrosés. Les gendarmes de la commune touchaient le prix de leur silence et de leur collaboration à la fin de chaque semaine. C’est l’adjudant-chef en personne qui venait chercher le coût de son aide.
Toutes les opérations se déroulaient pendant la nuit. Les gendarmes veillaient à ce que les chemins empruntés par les clients soient parfaitement assurés.
Beaucoup de curieux menaient des investigations secrètes dans l’espoir de découvrir l’origine de la richesse de cet illettré.
Pour détourner leur attention, ce narcotrafiquant commença à investir dans l’immobilier. Il acheta quelques immeubles à Fez, ville dépendante à l’époque de l’influence française. Il acquit également quatre maisons dans la zone espagnole : une à Chefchaoun, deux à Tétouan, et une à Rincon.
A Tanger, ville internationale, il possédait trois villas qu’il louait à des étrangers. De temps en temps, il cédait quelques appartements à des prix dérisoires à ses protecteurs. On l’assura qu’il pouvait travailler sans souci.
Aicha grandit donc au sein de cette famille grouillante. Les femmes, les enfants et les ouvriers se déchargeaient sur elle de mille besognes. Elle n’avait droit à aucune affection. Les tâches les plus éreintantes lui étaient toujours réservées
A l’âge de seize ans, elle fut mariée à un ouvrier qui travaillait chez sa famille adoptive mais qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Le couple s’installa dans une petite maison qu’il construisit à l’est du domaine. La jeune femme vécut avec son mari pendant quatre longues années avant de le quitter, lui abandonnant un petit garçon de trois ans.
Elle en avait déjà assez de vivre avec ce mari qui grognait tout le temps, la maltraitait, et qui trouvait toujours un prétexte pour lui rappeler ses origines inconnues.
Elle décida de ne pas retourner chez sa famille adoptive.
Une femme divorcée ou tout simplement renvoyée parce qu’elle ne convient plus à son mari, perd toute sa valeur et sa dignité. Surtout si elle est encore jeune. Elle n’a plus droit à aucun respect dans sa tribu. Ses semblables la fuient comme une pestiférée. Elles ne la fréquentent plus, lui parlent rarement, ne mangent jamais avec elle à la même table que par obligation. Elles craignent la contagion, le mauvais sort. Elles protègent les adolescents et parfois mêmes certains maris qui risquent d’être attirés par ce persona non grata.
Car une femme répudiée est légère par définition.
Et une femme légère attire la malédiction.
Sachant qu’elle n’aurait droit à aucune consolation, et qu’elle subirait certainement d’autres violences plus atroces au sein de sa tribu, Aicha opta donc pour l’enfer de l’inconnu et de l’aventure.
Elle quitta alors les siens et atterrit dans un petit village au sud-ouest du pays: Sebt Gzoula .
Elle était à six cents kilomètres de son mari, de son fils, de ses parents adoptifs et de sa tribu.


II –

L’individu est parfois obligé de renoncer provisoirement à ces principes pour satisfaire une communauté ou un être cher.
Copernic connaissait bien les secrets de cette stratégie.
Bien qu’il ne soit pas musulman pratiquant, Hassan allait chaque vendredi à la mosquée pour accomplir la prière qui lui paraissait plus une perte de temps qu’un rapprochement de Dieu. Mais comme son pays encourageait la simulation et la fausseté, il devait entrer dans la mêlée sociale et accomplir la part de mensonge qui lui était réservée, malgré les douleurs qu’il ressentait au fur et à mesure que l’imam Ali progressait dans ses fables :
« Nous et nous seuls détenons le savoir et la vérité ! La meilleure nation n’est ni la nation juive, ni la nation chrétienne comme certains veulent nous le faire croire. Le peuple élu ce sont les musulmans. Oui ! Je vous confirme cette vérité. Les musulmans sont le peuple élu de Dieu !»
Debout sur l’estrade qui servait de minbar, Ali dévisageait d’une manière fière et arrogante son auditoire. Il tenait à la main gauche un bout de papier qui contenait des notes. A la main droite, il avait un long bâton.
Chaque vendredi, ce jeune imam islamiste au regard vif et perçant entamait son prêche par un rappel de sa mission dans le monde :
« Les imams musulmans vous ont été envoyés par Dieu dans le but d’éclairer votre chemin. Suivez leurs conseils, obéissez à leurs ordres. Gare à tous ceux qui remettent en cause leurs discours ou leurs idées… Ceux là iront directement aux enfers ». (1)
Il jeta un regard furieux sur les fidèles qui étaient nombreux ce jour là.
Hassan n’avait jamais fréquenté la mosquée pour se recueillir ou pour prier. Il visitait ces lieux sacrés surtout pour voir comment les gens se comportaient à l’intérieur de cette enceinte, et comment ils vivaient une fois l’avoir quittée.
En promenant son regard sur les prieurs, Il avait remarqué qu’ils baissaient tous la tête, tels de petits enfants qui se tenaient debout devant leurs parents et qui hésitaient un instant avant d’avouer honteusement leur bêtise.
Le jeune adolescent ne cessait de se poser des questions : « Ces gens qui donnent l’impression d’être heureux, croient-ils vraiment en Dieu ? Cette piété débordante qu’ils laissent voir n’est-elle pas que de l’hypocrisie jouée à la perfection ? Comment vivent-ils en réalité quand ils sont chez –eux ? ».
« Ce vieux, assis à ma droite, chante certainement à haute voix devant la glace chaque matin .Mais il chante faux. Il ne se souvient même pas des paroles de la chanson. Depuis qu’il s’est marié à sa quatrième femme ( une jeune adolescente que les parents ont obligée d’ abandonner son collège pour vivre avec cet octogénaire), il a commencé à faire teindre les quelques cheveux qui lui restent sur la tête en noir foncé et à apprendre des chansons modernes.
« Et ce jeune, accroupi à deux mètres de l’imam, et qui fait semblant de s’intéresser au discours. Ce faux jeton regarde, sans aucun doute, des films pornographiques qu’il a acquis clandestinement et dont il compte se débarrasser quand il ira au bord de la mer. D’ailleurs, il ne fait pas le carême durant le mois de ramadan. Il fait semblant de jeûner et monte vers midi dans la petite chambre qui se trouve sur le toit pour manger tranquillement loin de tous les regards de la famille. Vers trois heures, c’est sa sœur qui prend la relève et s’empare de la chambre à son tour. Quant au père, en quittant son travail vers quinze heures, il fait toujours un détour par le petit bois, pour « se dégourdir les jambes et respirer un peu d’air frais ». En réalité, il fait ce tournant pour fumer une ou deux cigarettes avant de rentrer chez lui ».
Hassan savait très bien que le faux dévot d’épicier, qui était à sa gauche et qui remuait incessamment ses lèvres, faisant semblant de réciter des versets de Coran, ne cessait de harceler la fille du mécanicien chaque fois que celle-ci venait chez lui pour faire des achats.
« Que fait cet hypocrite, quand la jeune fille repart ? Pourquoi regagne-t-il immédiatement l’antichambre où il dort ? »
La masturbation est interdite dans la religion musulmane, comme la prostitution et l’homosexualité d’ailleurs.
« Tiens ! Tiens ! Même le maire du village fait semblant de plier l’échine humblement devant Dieu, alors qu’il passe toutes les nuits chez madame Miss, la tenancière d’un bar- restaurant à Safi ».
Le bistrot, réputé pour son calme, était fréquenté par les gros bonnets de la ville. Il avait l’avantage de se métamorphoser en maison close à partir de minuit. Le maire de Gzoula s’y rendait chaque soir pour une passe ou une partie carrée, laissant ses quatre femmes en jachère.
C’est l’apparence qui compte.
Replié sur quant à soi, le peuple élu étale son alléchante façade en faisant semblant de vivre. Il fait semblant d’accomplir ses prières, fait semblant de faire le carême, fait semblant d’aimer sa femme, d’aimer ses femmes à qui il fait semblant de leur accorder des droits. Tous les droits.
Sauf que la femme musulmane ne peut pas présider une prière. Elle ne peut labourer un champ, elle ne peut tuer une bête. En héritage ; elle n’a droit qu’à la moitié de ce que reçoit le mâle, (2) et si elle est non musulmane, elle n’a droit à rien. Le témoignage de la femme musulmane n’est pas reconnu par la justice. Parfois elle n’a pas le droit de voter, de conduire une voiture, de voyager toute seule, de se dévoiler le visage. Elle n’a pas le droit de refuser le mari qu’on lui propose. Si un couple n’arrive pas à avoir des enfants, c’est la femme qui est automatiquement stérile.
« Elle n’entre au paradis que si son mari le lui permet ! », répétait souvent l’imam dans son prêche.
Hassan devenait furieux chaque fois qu’il entendait les hommes de religion ou les responsables politiques galvaniser les foules par leurs mensonges :
« Il n’y a pas de prostituée dans les sociétés musulmanes, il n’y a pas d’alcool dans les sociétés musulmanes, il n’y a pas de voleurs, il n’y a pas de drogués, il n’y a pas d’homosexuels. Le Sida est inexistant dans notre société. Et si par malheur, vous trouvez un nombre infime de porteurs de VIH, c’est certainement dû aux touristes. Ce sont donc les mécréants qui nous apportent ce fléau. Nous ne sommes pas le peuple élu pour rien. Tout ce que racontent les ennemis des musulmans n’est, en réalité, que purs mensonges. Les ennemis envient les musulmans. Ils sont jaloux de leurs traditions, de leurs mœurs, de leur… progrès ».
« Ils veulent corrompre notre jeunesse, la détourner du droit chemin ».
Parfois les mêmes démagogues nuançaient un peu leurs mensonges :
« Il est vrai que les musulmans ne sont pas brillants, - nous ne dirons pas dans tous les domaines -, mais un léger manque se fait sentir dans certains secteurs. Toute fois, que les musulmans soient rassurés. Bientôt ce petit retard ne sera qu’un souvenir ».
La meilleure nation arrive !
« N’ayez aucun souci ! Nos échecs sont nécessaires pour nous dans la mesure où ils vont nous permettre de décoller dans de meilleures conditions ».
« Malheureusement la panne est tellement complexe que le décollage risque de s’éterniser », pensait Hassan.
Les responsables dilapidaient les budgets. Ils dépensaient l’argent dans les voyages personnels, construisaient des palais, s’offraient des cadeaux, assuraient l’avenir de leurs arrières petits enfants avant de se retourner vers le Tout Puissant et l’invoquer pour qu’il les aide à venir à bout des problèmes du pays.
Mais Dieu n’a jamais pris au sérieux leurs prières parce qu’ils faisaient semblant de prier.
L’imam poursuivit son prêche :
« -Argumenter pour voir « jaillir la vérité », comme nous le répétaient les ennemis de l’Islam ? Est-il permis de le faire ? Non. Mille fois non ! ».
Il donna un violent coup de bâton sur le parquet. Un bruit assourdissant résonna dans toute la mosquée.
Silence.
La sentence venait de tomber.
Nul musulman n’avait plus le droit d’argumenter avec un « mécréant ».
«- Nous sommes musulmans. Nous sommes les meilleurs. (3). Tous les autres ne valent rien puisqu’ils ne suivent pas notre religion. Ils sont condamnés à vivre dans les abîmes de l’enfer»
Hassan voyait distinctement le monde divisé en deux parties : les musulmans et « les autres ».
A chaque partie correspondait une notion, une couleur, un mode de vie …
Permis pour les musulmans ; interdit pour les autres.
Hassan n’arrivait plus à suivre le raisonnement de Ali.
«- Tout ce que font les musulmans est permis, et bien entendu, tout ce que font les autres est… », L’imam n’acheva pas sa phrase. Tenant son oreille par le lobe, il l’orienta vers les fidèles. Comme une classe de gamins, ces derniers répondirent d’une seule voix : « IN-TER-DIT ! »
« Très bien ! Continuons : tout ce qui est halal pour nous est prohibé pour les ennemis de notre religion. Le blanc est pour les musulmans, le noir est pour les mécréants. Le paradis est pour nous, l’enfer est…. « POUR EUX » répondit l’auditoire.
Le noir. Le flou. Le gouffre. Le néant. L’enfer…
Ne comprenant plus rien, Hassan sombra dans des réflexions et des questions. Il se demanda :
« -J.P. Sartre fait dire à un de ses personnages : « L’Enfer, c’est les Autres ! » Mais Sartre n’était pas musulman ! Il ne fréquentait pas les mosquées. Il n’écoutait pas les imams. Qui sont donc les « Autres » pour cet auteur ? Et de quel « Enfer » parlait-il ? »
Hassan ne saisissait plus rien. Il voulait sortir pour respirer un peu d’air frais. Il aurait aimé aller à Zaraba pour se détendre un peu. Si, au moins, Abdelkébir était avec lui !
Mais s’il quittait la mosquée, qu’elle serait la réaction de cet imam dont le discours devenait de plus en plus hystérique, de plus en plus haineux ?
« Je dois faire un effort en faisant semblant de suivre son prêche ! », se dit-il.
« -Les mots : « tolérable, acceptable » doivent être bannis de notre langue. Ce sont des mots qui ont été inventés par les mécréants, car l’idée ou le fait (tolérable ou acceptable) vient s’intercaler entre le halal et le proscrit, entre le bien et le mal. La frontière devient alors vague, imprécise, mouvante. Si nous acceptons aujourd’hui ces maudits mots, nous risquons de ne plus les maitriser plus tard, et par conséquent, ne plus faire la distinction entre le halal et l’interdit… ».
Hassan bascula une nouvelle fois dans le doute :
« Mohammed Abdou, cet homme de religion qui a vécu au XIX ème siècle, a eu la chance de visiter l’Europe. Une fois revenu en Égypte il a déclaré qu’il avait rencontré l’Islam en occident, mais il n’y n’avait pas de musulmans, alors qu’en Egypte, il y avait des musulmans mais pas d’Islam.
Tout ceci est flou. L’Islam en Europe, les musulmans chez nous !
Mais qu’est-ce que c’est que l’Islam ? »
Hassan se demandait en quoi le mot « tolérer » pouvait nuire à la religion musulmane. Puisque ceci n’engageait que la personne qui tolérait, qui réfléchissait au fait ou à la pratique en question, l’analysait, faisait son choix et le classait. Il pouvait être permis, interdit ou toléré » Cette démarche n’engageait en réalité que l’individu.
« L’homme est libre dans ses choix ».
« L’être n’a pas à choisir, et le concept de « liberté individuelle » est une création occidentale dont il faut se méfier. Le musulman n’est pas libre… »
Hassan dont les idées flottaient plongea de nouveau dans l’obscurité, la méfiance. Il voulait des réponses claires à ses questions :
« Après avoir lu le Coran, W. Churchill a déclaré lors d’une visite à certains pays musulmans, que si ce qu’il avait lu est le vrai « Coran », les habitants de ces contrées n’étaient pas musulmans et si au contraire ils sont de vrais musulmans, alors le livre qu’il avait lu n’était pas « le vrai Coran ».
« J’étouffe. Je ne comprends plus rien.
Mais qu’est-ce que c’est que le Coran ? »

L’imam croyait fermement au déterminisme.
« L’individu est dépourvu de volonté. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il entreprend n’est que l‘image ou le reflet de la volonté divine. C’est Dieu qui lui dicte ce qu’il doit faire…(4)

Il avait expliqué à Hassan lors de leur entretien à Zaraba que l’idée de son mariage ainsi que le choix de sa femme s’étaient effectués indépendamment de sa volonté, que c’était Dieu qui voulait que les choses soient ainsi.
En effet, les habitants du village ne trouvaient aucun point commun qui justifierait cette union. La vendeuse de pain était presque deux fois plus âgée que Ali. C’était une étrangère. Elle était très pauvre.
« Mais les binômes : bien/mal, permis/interdit, nécessitent une réflexion et un choix. Comment ces Imams osent-ils nous enlever la plus infime dose de liberté et de volonté ? Qui leur a donné le droit de choisir pour nous, et de parler en nos noms ? »
« Nous sommes des gens de bien et nous y baignons, tous ceux qui osent remettre en cause nos ordres ne sont pas des musulmans et ils doivent être tués. Leur exécution devient même un bien largement récompensé par Dieu…(6).
« Il ne manque plus que ça !, s’indigna le jeune Hassan. Les hommes de religion brandissent les menaces de crimes récompensés pour asseoir leur autorité et par voie de conséquence écraser le peuple. Ce dernier, terrorisé, se barricade dans le silence, la passivité, Le mensonge et l’hypocrisie. Les instincts de l’être humain se retrouvent étouffés, refoulés, écrasés, anéantis, pulvérisés ».
Hassan tremblait de tous ses membres. Il avait envie de lui crier :
« Mais, idiot ! La nature est plus puissante que l’homme puisque certains besoins sont tellement forts qu’ils font voler aux éclats tous vos discours par lesquels vous essayez de ligoter l’individu … Que faites-vous de l’instinct de survie ? Vos menaces poussent, plutôt, les êtres à se cacher pour donner libre court à leurs rêves, à leurs fantasmes. Ils accomplissent les actes que vous jugez « interdits », en cachette. En cachette, ils ne sont plus musulmans !
Ils mènent deux vie en parallèle, mais diamétralement opposées :
-Le réel naturel : toujours pratiqué en cachette parce qu’il est interdit
Le réel « halal », imposé : toujours exhibé fièrement en plein air.
Le halal n’est autre que de l’hypocrisie basée sur la menace, le mensonge, la démagogie, le populisme, le flou, le masqué…
« Regarde toutes ces jeunes filles qui portent le voile, marchent dans la rue le regard baissé, ne parlent jamais qu’à voix basse ; que font- elles la nuit quand elles sont toutes seules dans leurs lits ? Quand le sommeil se retire sans faire de bruit les laissant seules face aux tourments et aux tortures d’un besoin naturel insatisfait et cruellement étouffé pendant toute la journée. Les rôles s’inversent : Le besoin devient plus fort ? C’est lui qui accapare les corps de ces jeunes filles. Aucune échappatoire. Aucune hypocrisie. Le naturel l’emporte. Il l’emporte sur vos faux prêches. »
L’imam de la mosquée, les yeux exorbitants, parlait toujours à haute voix. Il tapait toujours de son gros bâton sur le parquet.
Hassan n’arrivait plus à suivre son discours.
Il était déjà sur un lit, dans les bras d’une de ces jeunes filles qui n’arrivaient pas à dormir. Elle avait ôté son foulard pour lui dévoiler ses cheveux et son cœur.

III -

Pour les femmes, le bain maure est un lieu de confidences, de plaintes et de planifications.
La mère de Hassan n’oublia jamais le jour où elle rencontra pour la première fois la vendeuse de pain au hammam. Le jour où celle-ci lui raconta toutes ses misères : Elle fut obligée de laisser derrière elle tout ce qu’elle avait de plus cher. Un bébé de trois ans. « Qu’est-il devenu ? Sait-il que sa maman est toujours en vie ? ». Elle avoua qu’elle voulait bien retourner dans sa tribu pour revoir son enfant, ne serait-ce qu’une fois. Mais elle avait peur de son ex-mari. « Il peut me tuer ».
Elle parla de ses parents adoptifs, des tortures qu’elle avait endurées auprès de ses demi-frères. Elle maudit le destin qui s’acharnait contre elle. « Il est écrit que je ne peux jamais connaitre ma mère, ni mon enfant. Il est écrit que mon enfant ne peut jamais connaître sa mère ».
Elle ne cessait de pleurer.
La mère essaya tant bien que mal de la consoler, sachant très bien que ses paroles ne pourraient jamais adoucir ses malheurs. Elle opta, toutefois pour ce comportement réconfortant dans l’espoir que Dieu entendra ses prières.
« Que le Tout Puissant nous évite un tel sort », pria-t-elle silencieusement.
En consolant l’étrangère, la maman se consolait elle-même.
Et en bienfaitrice qui cherchait à contenter Dieu, elle invita la boulangère à venir de temps en temps chez elle. Mais la vendeuse de pain refusa gentiment, ce qui contraria la mère de Hassan et la rendit malheureuse pendant presque un mois. Elle voyait dans ce refus un présage. Dieu n’avait, peut-être, pas accepté ses prières. Elle renforça ses prières en envoyant un paquet de cierges à Sidi Kanoun, le mausolée du saint le plus proche du village.
Aicha voulait refaire sa vie. Elle aimerait bien se marier une seconde fois, mais avait peur de vivre d’autres malheurs, d’autres cauchemars.
La mère, de nature réservée, ne révéla le passé de la boulangère à son fils que le jour où celui-ci vint l’informer de la disparition de Aicha et raconter ce qui était arrivé à l’imam.
Hassan savait qu’un jour ou l’autre la vendeuse de pain allait disparaitre du village, mais il n’osait pas le dire à sa mère de peur de la rendre plus malheureuse. D’ailleurs, il n’avait jamais dit à personne pourquoi cette femme avait disparu.

IV -

Depuis plus de deux ans, il faisait le prêche du vendredi dans la grande mosquée du village. Personne ne savait d’où il était venu. Un jour, il débarqua dans le petit village. Il n’avait comme bagage qu’une petite sacoche qu’il tenait à la main. De son visage émanait une froideur insondable et un calme inquiétant. La vendeuse de pain, que les villageois surnommaient la boulangère, l’informa qu’il n’y avait pas d’hôtel, mais qu’il pouvait toutefois se reposer, pour quelques instants, dans la mosquée. Elle lui désigna le minaret qui se dressait à quelques mètres. Il la remercia.
L’étranger : une vingtaine d’années. Il était habillé d’une djellaba blanche et portait une chéchia de la même couleur. Une barbe noire clairsemée lui cernait le menton. Par contre la moustache était bien rasée.
La mosquée était ouverte. Il enleva ses espadrilles avant de s’engouffrer dans le lieu de culte. L’absence de fenêtres rendait la salle de prières fraîche et un peu sombre. Il choisit une place près du Minbar, estrade sur laquelle se tenait l’imam au moment où il prononçait son prêche.
Il s’allongea de tout son long sur le tapis usé qui recouvrait le sol, mit sa sacoche sous la tête, et fixa le plafond nu.
Il s’assoupit.
Il fut réveillé par un vieil homme qui lui tendit un petit récipient plein d’eau tiède et lui montra où il pourrait faire ses ablutions s’il voulait accomplir la prière du midi.
Au moment où l’étranger revint à la salle, il prit place entre une dizaine de personnes qui étaient en train de réciter le Coran à haute voix.
Beaucoup d’habitants du village accomplissaient la prière du vendredi dans cette mosquée. Ce jour- là, ils formaient trois rangs d’une centaine de personnes. Paisibles et silencieux, ils écoutaient ou faisaient semblant d’écouter avec recueillement la lecture du Coran.
Une fois cette récitation terminée, un remue ménage couvrit la salle. On s’apprêtait à commencer la prière quand une voix s’éleva. Une voix douce, claire, plaintive. Une voix qui psalmodiait le Coran. Elle prononçait parfaitement chaque syllabe en allongeant les voyelles alors que les prieurs allongeaient leurs cous pour voir d’où provenait cette voix mélodieuse.
C’était le jeune barbu.
« - Qui est-ce ? » « D’où vient-il ? ».
Tous les auditeurs furent séduits par cette voix et cette façon de lire. A la fin de la prière, quelques uns l’invitèrent à venir manger chez eux, le plat du jour : « le couscous ».
Normal : on était le vendredi. Et le musulman aime bien faire la charité et manger le couscous le vendredi.
Les habitants du village apprirent que le jeune étranger s’appelait Ali, qu’il venait de loin. De très loin. On facilita son séjour. Laaouiri, le marchand de grains, lui remit les clés d’une petite chaumière qui se trouvait à la sortie du village. Jadis, elle lui servait de lieu de stock ; mais comme il fonçait vers la faillite, il ne l’utilisait plus. Il conseilla donc à Ali de s’y installer jusqu’à ce qu’il trouve mieux.
Dans l’espoir de séduire d’éventuels électeurs, Ghilani , le président du conseil municipal, lui proposa un petit appartement meublé en plein centre du village.
Il lança, à haute voix, cette remarque dans le but d’intimider son éternel adversaire :
« Un homme respectable ne vit pas avec des rats »
Laaouiri devint pale et commença à tituber.
Cette inimitié aux odeurs électorales fut bénéfique pour Ali. Les habitants du village adoptèrent Ali comme s’il était un des leurs.
Le jour où l’imam de la mosquée mourut à la suite d’une longue maladie, tous les habitants étaient unanimes pour que le jeune Ali lui succède.
Aussi ce dernier fut-il promu à ce rang de prestige et de respect.
L’imam Ali devint le musulman festif. Il présidait les cérémonies : mariages, circoncisions, enterrements.
Il mangeait à sa faim.
Il gagnait de l’argent sans faire d’effort.
Mais un imam qui fait le prêche le vendredi et les jours de fêtes doit d’abord « parfaire sa religion » avant de commencer à donner des conseils aux musulmans.
Il fallait que Ali se marie.
Comme le jeune imam achetait du pain à la boulangère qui lui avait indiqué la mosquée le jour de son arrivée au village, ils avaient sympathisés. Elle lui avoua qu’elle aussi était venue de loin. De très loin. Elle n’osa pas lui révéler son vrai nom. Une femme ne se confie pas du premier coup à un homme, surtout si celui-ci venait de loin. Elle lui dit qu’elle s’appelait Khadija, qu’elle avait perdu ses parents, que la tuberculose avait emporté son mari, et que la misère l’avait chassée de son patelin. Elle vendait du pain depuis presque deux décennies.
Le jeune homme lui fit part, à son tour, de toutes ses galères. « Ma mère étant morte juste après ma naissance, mon père s’est remarié quelques semaines après. Sous l’influence de sa nouvelle femme, il m’a presque renié. Il ne voulait plus de quelqu’un qui lui rappelait les misères qu’il avait connus avec la défunte. En réalité c’était ma belle mère qui ne voulait pas de moi. Je n’étais donc pas à ma place. J’étais un fardeau. Une dépense supplémentaire et inutile ».
Les frais de scolarité étant très chers, le petit Ali fut donc obligé de s’inscrire dans une école coranique, alors qu’il allait sur ses dix ans.
Ces confidences rapprochèrent les deux étrangers. Elles les rapprochèrent à tel point qu’un jour ils finirent par se marier. La cérémonie se déroula dans une intimité presque totale. Comme les futurs mariés n’avaient aucune pièce d’identité, il fallait au moins deux témoins pour rendre ce mariage légitime. Ghilani et Abderrahmane se proposèrent volontaires pour cette mission matrimoniale.
Pour son deuxième mariage, Aicha abandonna son vrai nom et opta pour celui de Khadija. Elle avait toujours cru que les noms des femmes du prophète Mohammed allaient lui porter chance. Comme le nom « Aicha » ne lui causa que des malheurs, elle tenta celui de « Khadija ».


V -

Comme l’internat fermait pendant les grandes vacances, Hassan était obligé de quitter son lycée pour venir passer l’été auprès de ses parents. C’était la période la plus dure, la plus monotone et la plus ennuyeuse. Il passait ses journées à regarder les véhicules qui traversaient son village, à compter le nombre toujours croissant des cireurs et des mendiants. Kbeibir qu’il rencontrait de temps en temps quand celui-ci n’était pas occupé à soutirer les porte monnaie des campagnards ou quand il n’était pas ivre mort, lui racontait des blagues dans l’espoir de rendre plus supportable son séjour dans le village. El Ghali, son collègue au lycée, ne pouvait pas, lui non plus, lui venir en aide. Il était lui aussi assigné à garder la boutique de son père, pendant que celui-ci partait ramasser les récoltes de ses terres.

Tous les jours Laaouiri, faisait appel à Hassan pour que ce dernier lui lise le journal. Ce marchand de grains n’avait pas d’enfants. Son obésité accentuée le poussait à parler très fort d’une voix suraiguë et à respirer difficilement. Il riait jovialement chaque fois qu’on évoquait Ghilani, ou Abderrahman, ses deux pires ennemis. Durant leurs entretiens quotidiens, le jeune garçon sentait à quel point le marchand de grains était malheureux. L’unique sujet de conversation quotidienne portait inéluctablement et inlassablement sur les élections communales à venir. Le vieux voulait à tout prix occuper le poste de président du conseil ne serait-ce qu’une fois dans sa vie. A la veille de chaque scrutin, une fausse dévotion s’emparait de Laaouiri. Il ne cessait d’invoquer Dieu et tous les Saints de la région pour qu’ils puissent l’aider à battre Ghilani et Abderrahman. Il organisait des buffets gargantuesques pour tous les habitants du village, prononçait des discours que lui chuchotait Si Jilali, un ex- candidat à la présidence qui avait renoncé à la politique pour se consacrer, lui et ses deux enfants, au transport en commun.
Mais à l’annonce des résultats, Laaouiri s’emportait hystériquement contre le ministère de l’intérieur pour avoir falsifié les scores et contre les habitants du village pour avoir renié tous les repas dont il les avait gavés.
Et il piquait une crise d’épilepsie.
Ghilani et abderrahman trouvaient toujours un prétexte pour s’arrêter et discuter longuement devant le hangar de Laaouiri. Le premier était président du conseil, le second son adjoint. Ils ne repartaient que quand la crise se déclenchait chez leur adversaire. Ils regagnaient ensuite la mosquée pour faire une prière et remercier Dieu de leur avoir offert ce spectacle gratuitement. En réalité, ils étaient tous les deux de ceux qui disent à un mongolien : « Arrête de faire l’idiot ! »
Seul Abdelkébir, un autre collègue qui habitait près du village, venait chaque vendredi passer la journée entière avec Hassan. Ils s’achetaient quelques bières chez Si M’barek, le tenancier de l’unique bar, et ils partaient à « zaraba » (nom forgé par les villageois à partir du mot « les arbres »), un petit bois qui se trouvait à la sortie nord du village, pour les boire tranquillement et parler à tête reposée de leurs problèmes, de leurs rêves et de leurs espoirs. Abdelakébir lui avoua qu’il ne pouvait plus se passer de ce moment de détente. « C’est ma bouffée d’oxygène », lui répétait-il.
Pour « cette bouffée d’oxygène », il lui arrivait de voler une poule ou un coq et de les revendre pour se procurer de l’argent. Ce problème financier ne se posait pas pour Hassan. Son père qui savait bien qu’il fumait lui laissait chaque matin une petite somme avant de partir à son agence immobilière. Hassan était un fils unique gâté.
Un vendredi, Abdelkébir ne vint pas pour sa « bouffée d’oxygène ». Hassan partit donc tout seul au petit bois pour déguster ses bières.
A peine arrivé, il entendit le bruit de pas qui se rapprochaient. Il voulut cacher les bouteilles, mais c’était trop tard.
Ali, le jeune imam de la mosquée se tenait devant lui.
Souriant, il salua Hassan et lui demanda ce qu’il faisait tout seul. En réalité, sa question n’avait aucun sens puisqu’il avait remarqué la dizaine de bouteilles de bière qui trainaient au pied d’un arbre. Le jeune homme invita l’imam à s’asseoir. Celui-ci accepta sans se faire prier.
Il lui offrit une bière qu’il refusa en maudissant Satan.
L’imam saisit cette occasion pour parler longuement de l’alcool et de ses méfaits. Il récita quelques versets du Coran pour illustrer ses arguments. Le jeune homme l’écoutait à peine. Chaque fois que l’imam lui demandait son avis sur ses idées ou ses arguments, il lui répondait : « Oui, c’est ça ! »
Voulant mettre un terme à cette discussion, il lui dit : « Ecoute Ali, si je bois de l’alcool c’est pour me détendre, pour oublier mes malheurs, pour supporter tous les hypocrites, tous les menteurs, tous les voleurs. Je bois pour ne pas sombrer dans la folie. Je ne te demande pas d’être comme moi mais je n’aime pas non plus recevoir de conseils, surtout quand ils proviennent des hommes de religion »
Il lui répondit : « tout le monde a des problèmes, et le vrai musulman est celui qui vient à bout de ses problèmes »
- Mais qui te dis que je suis musulman ?
-Tu fais tes cinq prières comme tous les musulmans
-Non, si je vais à la mosquée, ce n’est pas parce que je suis musulman, mais pour m’assurer qu’effectivement, l’hypocrisie bat le plein dans ma société. Oui, notre vie est faite de fausses apparences. Les gens se donnent des airs faux quand ils font leurs prières. Les comportements qu’ils affichent quand ils sont au sein de la mosquée n’ont rien avoir avec la réalité. Et c’est ce caméléonisme qui me dérange».
L’imam fit semblant de ne pas être d’accord. Le jeune adolescent se tut et laissa tomber le sujet de discussion.
Ali n’était pas à l’aise. Il supportait mal ce lourd silence. Il hésita un bref moment, jeta des coups d’œil à droite et à gauche. Hassan sentit qu’il voulait avouer quelque chose mais qu’il n’avait ni la force ni le courage.
Un moment après, l’imam lui tendit quelques billets et lui proposa d’aller acheter encore quelques bières.
Le jeune adolescent lui répondit qu’il n’en voulait plus, sauf bien entendu s’il acceptait de les boire avec lui.
Cette invitation directe fit sourire l’imam, qui déclara qu’il ne pouvait pas, vu le statut et le rang qu’il occupait dans le village. Hassan sauta sur l’occasion, l’alcool aidant, pour souligner : « Toi aussi tu n’es qu’un caméléon, qui ne vit que comme le veulent les autres, tu n’as pas de personnalité et … »
Ali l’interrompit et lui demanda d’aller chercher des bières. Il le supplia presque. Il lui conseilla d’acheter trois ou quatre litres de vin rouge.
Le jeune homme était sûr que l’imam allait trinquer avec lui.
Satan était parti ailleurs.


VI -

L’alcool délie les langues et révèle les coins sombres de la vie.
Après avoir ingurgité quatre ou cinq verres, Ali se détendit et fit tomber toutes les voiles qui cachaient sa vie privée. Hassan découvrit que cet imam ne faisait pas exception. Lui aussi, menait une double vie. Ce n’était pas la première fois qu’il buvait du vin, ni la première fois qu’il fumait une cigarette. A Fès où il faisait ses études coraniques, il connut tous les bistrots qui servaient du mauvais vin. « Je n’avais pas d’argent pour fréquenter des bars propres, maintenant, chaque fois que je vais en ville, je me rattrape sur toutes les bonnes choses ».
- Y compris les filles ? lui demanda le jeune homme en riant.
- Non, pas de filles. Avant, quand j’étais étudiant, j’allais au bordel. Aujourd’hui, ce n’est plus la même chose. A Safi, la ville la plus proche de notre village, il y des femmes mais il n’y a pas de maisons de joie. Je dois ramener la prostituée chez moi. Chose que je ne peux pas faire.
- Pourquoi ?
- Le village est petit et mon statut social ne me permet pas de courir ce risque.
- Et comment, sexuellement parlant, te défoules-tu alors ?
- Avant notre mariage, la vendeuse de pain passait de temps en temps chez moi pour ranger l’appartement alors nous profitions tous les deux de ce moment.
Quelle société hypocrite ! La perversité et l’obscénité de la vie privée condamne les gens à soigner les apparences. Ils vivent dans l’ombre, dans le simulacre, dans le faux semblant.
Ali parla de toutes les misères qu’il avait vécues quand il était petit. Sa mère quitta le foyer alors qu’il avait à peine trois ans. Il en gardait de vagues souvenirs. Elle s’appelait Aicha lui dit-on. Tout petit, il participait lui aussi à l’alerte générale de la ferme. On le plaçait sur un monticule aigu et difficile à escalader pour surveiller la route qui menait au domaine. A neuf ans, il perdit son père. Ce dernier succomba à ses blessures à la suite d’un accrochage avec les hommes d’un clan adverse de narcotrafiquants. Il avait reçu trois balles en plein poumon.
N’ayant plus personne pour s’occuper de lui, il quitta un jour le domaine où il avait vu le jour, et se dirigea vers la ville de Fès. Il y traina avec d’autres gamins pendant presque une semaine jusqu’au jour où il fut arrêté par la police et emmené dans un orphelinat. Son âge ne lui permettait plus de suivre des cours d’enseignement général. Il fut donc orienté vers les études religieuses. Il apprit le Coran mais n’obtint aucun diplôme. Comme beaucoup de ses camarades, un jour il quitta cette institution à cause du traitement inhumain qu’on réservait aux pensionnaires. En effet, au cours de sa scolarisation, il était souvent exploité sexuellement par ses pairs et ses professeurs. Il ne pouvait pas se plaindre. Il avait peur d’être sévèrement puni par ceux là mêmes qui le violentaient. Ils étaient les juges et les bourreaux.
A l’âge de dix huit ans, il quitta définitivement ce pensionnat.
Il roula sa bosse à travers le pays pendant des mois, donnant des cours religieux chaque fois que l’occasion le lui permettait, et finit par atterrir au village de Gzoula. C’était un vendredi.
Comme il faisait très chaud ce jour là et que l’étranger voulait un coin pour se reposer, la vendeuse de pain lui indiqua la mosquée du village.

VII -
Un jour, Khadija quitta le village sans faire de bruit. Personne ne sut ni quand ni comment. Les habitants du village ne se rendirent compte de cette disparition que lorsqu’ils trouvèrent l’imam Ali ivre mort sur les marches de la mosquée.
Il avait ingurgité cinq litres de vin, pissé dans ses vêtements blancs d’imam, vomi sur le petit tapis étalé devant la porte de la mosquée.
Il tenait entre ses bras la dernière bouteille de vin à demi vide. Il lui parlait doucement.
Œdipe demandant conseil à Antigone.
La foule qui s’était formée autour de lui tenta vainement de comprendre ce qu’il grognait. Personne n’osa s’approcher de lui. On essaya de deviner les causes de cette dégringolade. Ali, le pieu, le religieux, celui qui montrait le droit chemin aux musulmans du village se vautrait dans la déchéance et les souillures de la vie d’ici-bas. Comment s’était-il laissé séduire par Satan ?
Ghilani et le maire du village arrivèrent sur les lieux une demi-heure plus tard. Ils conduisirent Ali chez lui. Et c’est là qu’ils constatèrent que sa femme n’était pas à la maison. L’ex-imam tenta difficilement de leur expliquer les causes de son absence. Comme d’habitude, le maire n’avait rien compris. Ce n’est que lorsque le président du conseil lui expliqua dans un langage très simple ce qui s’était passé que le représentant de l’Etat prit sa tête entre ses mains et laissa échapper un « Mon Dieu ! Quelle tragédie ! ».
Ali fut conduit ensuite à l’hôpital municipal de la ville de Safi. Il y demeura une semaine avant de rejoindre le village de Sebt Gzoula. Il avait perdu la raison. Il ne reconnaissait personne. Tenant sous le bras un tas de carton sur lequel il dormait la nuit près de la gare routière, il criait le long de la journée : « Dans la loi musulmane, l’incestueux mérite la lapidation ! Dieu ne nous a-t-Il pas averti en disant dans le Livre Saint : (Il vous est interdit d’épouser vos mères, vos filles, vos sœurs… « Le Coran ; surate An Nissa’ ). Il refusait les pièces de monnaie que les voyageurs tendaient à « ce fou qui apprend par cœur le Coran ». Il préférait une cigarette ou un verre de thé. Chaque vendredi, Hassan lui offrait quatre bouteilles de bière. En les prenant, Ali se rendait sur le champ à zaraba pour les boire. Il se mettait instinctivement sous le même arbre où il avait bu la première fois à Gzoula.
Les notables du village trouvèrent un nouvel imam. Il était plus vieux et plus posé que Ali. Il centra son premier prêche sur la nation musulmane « La meilleure nation que Dieu Ait créée ».
Baissant la tête, les prieurs faisaient semblant d’écouter pieusement son discours.

M. LAABALI

(1) : (Tous ceux qui obéissent à Dieu et à Son Prophète seront accueillis dans des Jardins arrosés d’eaux vives où ils demeureront pour l’éternité, et ce sera pour eux la félicité suprême. [14] Celui qui, en revanche, désobéit à Dieu et à Son Prophète et qui transgresse Ses lois, Dieu le précipitera dans l’Enfer pour l’éternité, où un supplice avilissant lui sera infligé). « Le Coran ; surate An Nissa’ ».
(2) : (Dieu vous prescrit d’attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles) « Le Coran ; surate An Nissa’ »,
(3) : (La vraie religion pour Dieu, c’est l’islam), « Coran ; surate Al Îmran ») :
(4) : (Ô mon Dieu, Souverain suprême ! Tu donnes le pouvoir à qui Tu veux et Tu l’enlèves à qui Tu veux ! Tu honores qui Tu veux et Tu abaisses qui Tu veux ! Tu détiens le Bien et Ta puissance n’a point de limite !… « Le coran ; surate : Al Îmran »
(5) : Celui qui quitte la religion de l’islam, tuez-le. " (récit d’Ikrima, Bukhari LXXXIV 57i







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