Le grand mensonge

Date 03-08-2013 16:30:00 | Catégorie : Nouvelles



Le grand mensonge

I- Comme d’habitude, ce matin, je me suis rendu dans ma petite chambre qui me sert de bureau et qui se trouve au fond du jardin. C’est là où je m’enferme pour lire ou pour écrire. Et parfois même pour méditer.
J’ai donc mis un peu d’ordre dans mon lieu de travail, avant de commencer à chercher un sujet qui pourrait intéresser mes lecteurs. Le mot « lecteurs » est un peu fort, surtout quand on sait que mon public se limite à ma femme et mes deux enfants.
Au bout d’une demi-heure, j’étais incapable de trouver une histoire qui pourrait ne pas ennuyer ma famille, ni susciter sa colère, car, souvent, la critique tourne à la dérision, parfois même à la moquerie. Surtout de la part de ma femme qui qualifie toujours mes activités de « paresse déguisée ».
Je suis sorti alors pour faire un tour dans le jardin et respirer l’air frais dans l’espoir de dénicher une nouvelle salvatrice. Voyant que l’inspiration me boudait, j’ai fumé un tout petit joint, dose nécessaire pour une créativité artificielle, avant de rejoindre mon bureau et de plonger, la tête la première, dans les abîmes de la fiction, quitte à ne pas plaire à ma progéniture une fois de plus.
En y entrant, j’ai trouvé trois personnes que je ne connaissais pas et qui avaient l’air d’attendre mon retour. Trois hommes assis près de la table sur laquelle je travaillais. Le plus âgé, la cinquantaine, avait l’air d’un campagnard quelconque. Ses habits sales, son visage ridé et ses mains tannées attestent le besoin et la misère. Il tenait un long bâton. L’autre, plus jeune, se distinguait par son aspect vestimentaire très soigné. Il portait une djellaba blanche immaculée, un tarbouche rouge, et des babouches jaunes. Quant au troisième, habillé à l’occidentale, il avait, à peu près, mon âge.
Que voulaient-ils ?
Par où étaient-ils entrés ?
Qui leur a donné l’autorisation ?
Je me suis dit qu’il s’agissait peut-être d’estivants qui voulaient louer une maison. Cette pratique est fréquente dans notre ville côtière, surtout en été. Mais la période des grandes vacances n’était pas encore arrivée.
Les trois hommes étaient en train de discuter vivement entre eux, mais à voix basse.
Des policiers peut-être ? Mais je n’ai rien fait qui soit hors la loi.
En leur demandant si je pouvais les aider, ils se sont échangé des regards hésitants. J’ai senti qu’ils étaient un peu tendus, qu’ils voulaient bien me renseigner sur le motif de leur visite, mais qu’aucun des trois ne voulait prendre l’initiative.
- En quoi puis-je vous être utile messieurs ? Si je peux vous aider…
C’est alors que le plus âgé a pris la parole en disant :
- C’est nous qui sommes venus vous aider, monsieur.
- M’aider en quoi ? Je ne fais pas de travaux chez moi, je ne déménage pas… et je n’ai jamais demandé à qui que se soit de m’envoyer des gens pour m’aider.
-Calmez-vous, monsieur. C’est une initiative personnelle. Depuis plus d’un mois nous avons remarqué que vous peinez à commencer votre nouvelle histoire. Vous craignez la critique de votre famille. Alors, nous avons décidé de venir vous donner un coup de main.
Comment savaient-ils que j’avais de la peine à écrire la moindre nouvelle ? Qui leur a parlé de la critique souvent acerbe de ma femme ?
Je n’ai pas voulu me lancer dans une enquête qui risquait de prendre énormément de temps, j’ai donc poursuivi :
- Vous êtes des écrivains alors ?
- Non monsieur, nous ne sommes pas des écrivains. Permettez-nous d’abord de nous présenter. Nous deux - et il a désigné l’homme à la djellaba blanche immaculée - nous sommes les futurs personnages de l’histoire que vous comptez écrire. Notre projet est d’élaborer, nous mêmes, notre propre récit. Cela fait un bon moment qu’on vous laisse parler librement. Vous orchestrez selon votre gré le déroulement des événements Vos personnages n’ont jamais eu l’occasion de prendre la parole pour agir sur le devenir de vos récits. Mêmes vos lecteurs adoptent passivement vos points de vue.
Nous voulons donc que vous nous accordiez le privilège de construire nous-mêmes notre propre récit. Pour une fois, vous allez nous léguer quelques droits pour que nous puissions, nous aussi, nous exprimer librement.
Il ne manquait plus que ça !
A vrai dire j’étais furieux contre ces envahisseurs qui voulaient me déposséder d’une partie de ma liberté. Ils venaient m’agresser dans ma propre chambre. Pour moi, c’était une mutinerie, un coup d’état. Des provocateurs qui voulaient me déstabiliser en m’imposant leur propre loi.
Comme ils étaient décidés d’aller jusqu’au bout de leur projet, j’ai opté pour un discours modéré. Je voulais les dissuader afin qu’ils retournent vivre tranquillement dans le récit qui leur serait accordé.
J’ai donc entamé mon argumentation ainsi :
-Vous savez, l’histoire que je compte raconter à ma famille ne mérite certainement pas d’intervention de votre part. C’est un récit simple. Il n’y a pas d’intrigue. Il n’y a pas de héros principal, ou plutôt tous les personnages sont des héros.
Il s’agit de quelqu’un qui partait pour la capitale. Il allait représenter sa tribu au parlement. Il était habillé d’une djellaba blanche immaculée, Il portait un tarbouche rouge et des babouches jaunes.
Les trois étrangers ont échangé des regards plutôt malicieux. Regards de policiers qui remarquent que l’accusé va passer aux aveux.
J’ai continué :
- L’homme à la djellaba blanche immaculée avait tenu à ce que la tribu entière l'accompagne jusqu'au fossé qui barrait la piste à tout véhicule. Au-delà de cette tranchée, du côté du souk, une limousine noire l’attendait. Sa femme y avait déjà pris place. Elle était tellement maquillée que beaucoup de ses voisines avaient du mal à la reconnaître. Certaines l'avaient même prise pour sa secrétaire à cause de son aspect vestimentaire et de sa coupe de cheveux.
L'élu a escaladé un rocher qui surplombait la piste et sur lequel étaient écrites, en rouge, quelques lettres fraîchement repeintes. Il a improvisé un court discours pour remercier les habitants qui l'avaient soutenu, sans condition, depuis son arrivée dans la tribu. Il a insisté encore une fois sur les démarches qu'il allait entreprendre lorsqu'il rejoignait la capitale pour que les habitants de sa tribu puissent enfin jouir de leur richesse minière.
A la fin de ce discours, le cheikh a jeté son bâton par terre pour applaudir frénétiquement.
Sa femme a lancé un strident youyou.
Toute la tribu les a imités.
Les habitants étaient fiers de leur représentant.
Et il est parti.
Depuis ce jour là, seuls quelques villageois affirmaient l'avoir vu, de temps en temps, à la télévision. Il avait pris du poids. Il somnolait tout le temps dans son confortable fauteuil de parlementaire.
Il n’a jamais remis les pieds dans sa tribu.
Le vieil homme m’a interrompu en me signalant qu’apparemment je n’avais pas bien saisi l’objet de leur mission.
- Ecoutez monsieur m’a-t-il précisé, nous vous demandons de céder la parole à votre narrateur. Et il a désigné l’homme qui avait à peu près mon âge. Vous ne devez en aucune manière être présent dans cette histoire.
Mettez-vous à l’écart, et suivez tranquillement l’élaboration de ce récit.
Maintenant que vous avez commencé cette histoire, nous sommes obligés de faire avec et d’essayer de la faire évoluer dans le temps et dans l’espace. Je vais prendre les choses en main. Oublions donc cette intervention et revenons à notre sujet ».
Et c’est ainsi qu’ils m’ont dépossédé de ma nouvelle.
Le vieil homme m’a regardé droit dans les yeux, il a continué : ( à suivre)




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