L'homme à la Yashica (suite)

Date 02-09-2013 16:45:36 | Catégorie : Nouvelles


L'homme à la Yashica ( suite)

- Quel emploi ? lui demanda le juge, un homme obèse d'une trentaine d'années, au visage rubicond.
-Un poste d'instituteur ou de surveillant général, monsieur le juge. Un truc qui me permet de gagner un peu d'argent.
- Mais vous n'avez pas de diplôme à ce que je vois.
- Je montrais à mes éventuels recruteurs quelques photos de classes que j'avais prises auparavant en leur disant que j'avais bien enseigné dans ces écoles
- Continuez, continuez, dit le juge en feuilletant le volumineux dossier de M. Truc.
- Voilà, monsieur le juge, j'ai contacté au moins une douzaine d'écoles … »

Beaucoup de propriétaires de ces établissements privés résistèrent héroïquement à l'artillerie lourde mais contre façonnée de M. Truc. L'ex photographe était souvent congédié brutalement par les portiers, parfois sous la menace et les injures.
Pourtant un jour, grâce à sa ténacité, il parvint à ses fins et fut embauché en tant que dirigeant dans une école privée.
Comme personne ne s'était présenté pour le poste de directeur, resté vacant depuis deux ans, le propriétaire de l'établissement, un ex-marchand de grains, pour qui le personnel ne représentait qu'un ensemble d'ouvriers qui devaient appliquer ses décisions, finit par nommer l'ex-photographe à ce poste sensible. Il croyait avoir fait une bonne affaire.

Trois jours après avoir pris son service en tant que dirigeant pédagogique, les élèves de la classe du CM2-B lui collèrent le sobriquet de M. Truc.

Habillé toujours d'un long manteau noir et portant des baskets bleu foncé, cet homme corpulent ne cessait d'arpenter les couloirs. Il improvisait rapidement des solutions aux nombreux problèmes qui surgissaient quotidiennement dans l'établissement. Malheureusement, lesdites solutions se transformaient, à leur tour, en vrais problèmes inextricables frôlant parfois la catastrophe. Insensible aux dégâts qu'il causait au bon fonctionnement de l'école, M. Truc persistait à distribuer des ordres d'une manière policière. Il ne pouvait pas prononcer une seule phrase sans user de ce mot polyvalent, mais vide de sens: « truc » ; si bien que beaucoup de ses interlocuteurs avaient souvent du mal à le comprendre. Ainsi, on l'entendait le long de la journée dire des phrases du genre : « Dis au truc là de se mettre en rang », « Va porter ce truc à mon bureau et pose-le avec les autres trucs ».

Avec le temps, ce nouveau responsable commençait à recevoir les parents d'élèves pour les informer du travail de leurs progénitures. Il n'omettait pas de faire de temps en temps des digressions pour évoquer la cherté de la vie. S'il voyait que ses interlocuteurs s'intéressaient à son discours, il développait davantage ses idées en les illustrant d'exemples tirés de son propre quotidien. La conversation virait alors à un monologue pathétique.
Avant de repartir, beaucoup de parents lui glissaient un petit billet « Pour acheter quelque chose aux enfants ! ».
Très touchées, certaines mères quittaient le bureau de M. Truc en s'essuyant les yeux.

Cette période, d'une vingtaine d'années, fut l'âge d'or de la carrière de l'ex-photographe. Avec son salaire et l'argent qu'il glanait auprès des parents d'élèves, son mode de vie avait sensiblement changé. Il se permettait même, le soir avant de rentrer chez lui, d'aller prendre quelques bières chez madame Paoletta, une portugaise qui tenait un bistrot sale et très étroit au centre de la ville. Il osait, quand l'alcool faisait son effet, la courtiser en lui récitant des poèmes en arabe, langue que l'Européenne ne comprenait pas malgré les longues années qu'elle avait passées au pays.

Heureusement, aucun des parents d'élèves ne fréquentait ce bar crasseux.


(à suivre)





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