Les deux fesses

Date 09-09-2013 11:36:41 | Catégorie : Nouvelles






Les deux fesses



I - Ils venaient de Khmis Negga, de Ras El Ain, de Youssoufia, de Sidi Tiji et de tous les douars des alentours du petit village de Chemmaia. Ils fuyaient leurs terres et se dirigeaient par centaines vers la ville de Safi, à quatre vingt kilomètres à l’ouest, dans l’espoir de trouver un travail. La sécheresse qui sévissait depuis des décennies leur avait fait perdre le peu de bétail qu’il leur restait.

S’appuyant sur un long bâton, Rahou ouvrait cette marche lugubre. Sa longue barbe blanche qui flottait dans l’air, découvrant de temps en temps, une petite croix en bronze qu’il avait accrochée sur son djellaba au niveau de son cœur, ses pas réguliers et bien rythmés laissaient voir une certaine détermination chez cet homme de quatre vingt ans.
Moïse conduisant le peuple d’Israël vers la Terre Sainte.
Derrière lui, ses compagnons traînaient par petits groupes. Ils étaient exténués de fatigue. Visages sombres, ils avançaient péniblement le long du sentier très accidenté, oubliant, enfin, tous les problèmes qui les opposaient avant cette migration forcée. Sous un soleil accablant, les gémissements des vieillards et les pleurs des petits qui ne supportaient plus la fatigue, venaient troubler, de temps en temps, cette marche tristement silencieuse.


II - Après être dépossédés de tous leurs biens par cette nature inhospitalière, beaucoup d’habitants avaient quitté ces lieux depuis des années. Seules deux bourgades situées l’une en face de l’autre, mais sur deux collines opposées avaient résisté à cette sécheresse inhabituelle. La petite source d’eau qui se trouvait au creux des deux collines avait retardé leur départ sans toutefois calmer leurs esprits. En effet, ces deux tribus étaient en conflit depuis des générations à cause du petit filet d’eau qui formait une frontière naturelle entre les deux belligérants et qui serpentait sur une centaine de mètres avant de disparaître ingurgité par la terre assoiffée. Chaque tribu accusait l’autre de ne pas respecter le planning d’exploitation de ce bien très cher. Aussi, la guerre entre ces deux frères ennemis n’avait-elle jamais connu de répit. Les habitants des deux camps se tenaient, tout le temps, sur leur garde. Gare à celui qui faisait un faux pas. Avant de prendre une décision quelconque, chaque tribu devait consulter son conseiller de guerre. On analysait minutieusement le pour et le contre d’une riposte, d’une défense, d’une attaque ou d’une contre attaque.

Pour cela, la tribu Ouled M’rah avait entièrement confiance en Rahou, un vieil homme moustachu qui avait fait la campagne d’Indochine avec l’armée française.

Personne n’osait remettre en cause son savoir faire guerrier, eu égard aux innombrables et brillants exploits qu’il avait réalisés à l’autre bout du monde. N’avait-il pas tué à l’aide de son kalachnikov, des centaines de soldats aux yeux bridés ? N’avait-il pas fait prisonnier des milliers d’indochinois ? Que serait la France aujourd’hui sans les valeureux services qu’il lui avait rendus?

Chaque fois que l’occasion se présentait, Rahou répétait à son auditoire qui n’avait, bien entendu, aucune idée sur l’évolution du monde et qui avait toujours vécu à l’écart des conflits mondiaux ne souciant que des problèmes qui se posaient au niveau de l’exploitation de l’eau de la source:

« Reni Coty, le prizidane de la France, m’a remis en pirsonne citte midaille », et il exhibait fièrement une minuscule croix en bronze qui avait perdu tout son éclat et que l’ex-soldat gardait jalousement au fond du capuchon de son djellaba, bien enveloppé dans un petit bout de tissu tout crasseux.

Personne n’avait jamais compris à quoi pouvait servir ce morceau de métal. Personne n’avait jamais entendu parler de « Reni Coty ».

Grâce à son expérience et au petit poste de radio qu’il avait ramené avec lui- preuve tangible qu’il avait bien quitté le pays-, Rahou était devenu l’érudit, le politicien, l’intellectuel de toute la région, bien qu’il ne sache, comme tous les autres habitants, ni lire ni écrire. Il lui arrivait même d’analyser méticuleusement la politique française, critiquait acerbement l’hégémonie américaine et se mettait hors de lui chaque fois qu’il évoquait la misère du continent africain. Comme ils ne comprenaient rien à ce que disait ce vieux poilu, les habitants croyaient qu’il délirait à cause des insolations qu’il avait contractées en Asie.

Pourtant, toute sa bourgade le respectait. Elle le vénérait même.

Rahou n’avait pas de famille. Avant d’être enrôlé dans l’armée française, il avait ramené et épousé une jeune berbère d’une lointaine contrée. Elle était d’une beauté exquise. Ses yeux bleus, ses longs cheveux roux et sa peau lisse faisaient le bonheur des hommes ; ils rendaient, par contre, toutes les femmes de la tribu extrêmement malheureuses et surexcitées.

Le couple s’installa dans une vieille cabane un peu à l’écart du hameau. A cette époque, Rahou était encore jeune. Son corps bien bâti, faisait de lui l’ouvrier le plus recherché dans toute la région.

Malheureusement le gouvernement français confisqua cet homme robuste à sa tribu et l’enrôla dans l’armée coloniale.

Il fut emmené, quelques mois après, en extrême Orient, pour tuer des gens qu’il ne connaissait pas et qu’ils ne lui avaient rien fait de mal.

Restée seule, Itto, sa belle femme, fut alors la cible de toute la junte masculine et féminine de la bourgade : Les hommes , et à leur tête l’imam (le chef religieux du douar) usaient de tous leurs moyens pour bénéficier des dernières faveurs de la jeune berbère ; quant aux femmes, conscientes du danger que représentait « la vipère » -comme elles aimaient la surnommer- cherchaient par tous les moyens à la faire disparaître du champ de vision des mâles de la tribu.

Aussi, un beau matin, la berbère avait-elle disparu.

Les hommes furent inquiets. Les femmes soulagées.

Personne n’osa poser de questions sur les circonstances de cette mystérieuse disparition.

Lorsque la guerre prit fin en Indochine et que la France n’avait plus besoin de soldats africains, elle les ramena doucement pour les décharger sans ménagement dans leurs pays d’origine tout en leur promettant des indemnités qu’ils n’avaient malheureusement n’avaient jamais touché.

Rahou, que la guerre et le climat de l’Asie de l’Est avaient outrageusement usé, retourna donc au bercail pour se retrouver au cœur du conflit qui opposait sa tribu à la tribu voisine. Il crut fermement qu’il était de son devoir de mettre à la disposition de son clan toute l’expérience qu’il avait acquise en Indochine. Il devint ainsi son conseiller de guerre et oublia très vite la disparition de la ravissante Ittou




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