Les retrouvailles ( suite )

Date 12-09-2013 11:24:07 | Catégorie : Nouvelles



Les retrouvailles ( suite )


III- Safi, le 17 mai 1967


Ma très chère Tity, mon amour ;


Toujours pas de nouvelles de ta part. Je ne sais pas si nous avons eu un garçon ou une fille. Je suis prêt à faire n’importe quelle folie pour voir mon petit ou ma petite et le ou (la) prendre entre mes bras. C’est pour te dire combien cette attente me fait atrocement mal. Je n’arrive plus à dormir. Des cauchemars! Des cauchemars me guettent chaque nuit. Je n’arrive plus à me concentrer sur la préparation de mes examens de fin d’année. Quand est-ce que vous allez revenir dans votre pays? Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi vous êtes partis. Pourquoi les juifs ont-ils quitté le Maroc où ils vivaient depuis plus de 2000 ans? Cet exode volontaire ou forcé doit certainement avoir un sens. Nous avons toujours été accueillants. La preuve, c’est que même les juifs qui ont été persécutés dans la péninsule ibérique pendant l’inquisition catholique du XVème siècle ont rejoint le Maroc pour pouvoir y vivre en sécurité. Pendant la seconde Guerre Mondiale, nombreux juifs ont fui l’Europe centrale et se sont réfugiés chez nous. Ton père sait certainement que sous le protectorat, notre roi Mohamed V, que Dieu ait son âme, a eu le courage et la détermination de sauver des vies juives. Les services de protectorat ne l’ont-ils pas décrit ainsi:
« Très aimé des marocains et notamment de la grande majorité de ses 200.000 sujets juifs dont il garantit la protection »
Les lois anti-juives élaborées sous le régime de Vichy n’ont fait que sceller le pacte entre notre roi et la communauté juive marocaine; et c’est cette protection totale qui va donner naissance au mythe du « Roi sauveur des juifs »
Rappelle-toi, dans notre quartier, musulmans, juifs et chrétiens ont toujours vécu en harmonie. Ils étaient tous des marocains à part entière. Chaque communauté respectait l’autre. Les familles s’invitaient les unes les autres, les petits jouaient entre eux sans distinction de religion.
Souviens-toi, les juifs de notre ville exerçaient librement leurs métiers, et les habitants n’ont jamais relevé un quelconque malentendu avec eux. Cacon le boulanger, Benysty Meyer le tailleur, Melloul le commerçant, Bengriech le vendeur de pépins d’arganier, l’épouse de M. Billon qui travaillait comme ouvreuse au cinéma Roxy, Merran le boucher, Abitbol qui travaillait dans l’industrie agro-alimentaire, Halioua le vendeur de sauterelles grillées, Sabbah le propriétaire de l’hôtel qui se trouve dans la rue où nous habitons et bien sûr j’oublie d’autres.
Le soir quand il faisait beau, toutes les femmes juives de notre rue sortaient sur la place Sidi Boudhab. Elles s’assoyaient sur de petites chaises et commençaient à bavarder avec les marocaines musulmanes. Nous jouions aux billes devant elles. Elles nous faisaient des remarques, nous conseillaient de ne pas salir nos vêtements. Elles nous demandaient de ne pas nous éloigner quand nous allions écouter les chansons populaires, ou admirer les spectacles des halka qui se tenaient sur la même place.
Nous n’avions pas d’électricité dans notre maison, et ta maman m’invitait à venir chez toi pour apprendre mes leçons et faire mes devoirs. J’étais traité comme un membre à part entière de ta famille. Je restais longtemps chez toi à discuter, à plaisanter. Tu faisais des remarques humoristiques sur tout ce qu’entreprenait ta maman. Quand il faisait froid, on se couvrait les pieds avec une couverture. C’était le moment où notre complicité atteignait son paroxysme. Tu me chatouillais ou me pinçais et je ne me laissais pas faire puisque moi aussi je pinçais tes jambes. Quel jeu délicieux! Quelles frivoles plaisanteries ! Quels moments débordant de bonheur ! Ton père, lui, était toujours collé à sa radio pour écouter les informations. Il lui arrivait, de temps en temps de nous demander de nous taire. Avec le temps, je commençais à me sentir chez moi. Chaque fois que je voulais rentrer à la maison, ta maman me filait toujours de la nourriture « Pour ta maman », disait-elle. Elle me demandait de lui rappeler qu’elles devaient aller toutes les deux aller soit chez Benzaken pour chercher de la broderie ou à la kissariat de Mursiano pour acheter quelques mètres de tissu.
Mon père qui travaillait chez El Baz Nissim, le grand marchand de bois de construction, nous disait toujours du bien de son patron. A chaque occasion, à chaque fête religieuse juive ou musulmane, mon père savait qu’il allait toucher une prime. M. El Baz est venu chez nous, en personne, le jour où mon père est mort. C’est lui d’ailleurs qui s’est chargé des funérailles.
Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ceci alors que tu le sais mieux que moi. Quelles histoires! Quelles aventures nous avons vécues ensemble!
Cinéma Roxy ! Cimetière juif ! Mausolée des sept fils de Ribbi Benzmiro ! Essaouira…
J’espère que tu reviendras bientôt pour reprendre nos aventures.
M’hamed, l’insomniaque.
Tous les jeunes de la ville parlaient d’un film qu’on projetait au cinéma Roxy. Il voulait bien aller le voir lui aussi, mais il n’avait pas un sou. Sa maman, elle non plus, ne pouvait pas lui venir en aide. Depuis le jour où Régine avait commencé à souffrir sérieusement du mal de ses genoux, elle fit appel à la maman du jeune garçon pour qu’elle l’aide à faire le ménage et à préparer les repas. La petite somme d’argent qu’elle lui remettait couvrait à peine les dépenses quotidiennes.
Tity voulait bien, elle aussi, aller voir ce film, mais elle n’avait que cent centimes, juste le prix d’un seul ticket.
Un dimanche matin, la jeune fille se rappela que la femme de M.Billon pouvait bien leur rendre un petit service en les autorisant à entrer tous les deux au prix de cent centimes. Tity vint donc voir le jeune garçon et l’invita à aller avec elle au cinéma.
« J’ai l’argent pour payer nos deux places ».
Devant la salle de spectacle, elle demanda à son compagnon de l’attendre et partie discuter avec madame Billon. Quelques instants après, l’ouvreuse le héla. Elle les conduisit tous les deux bien au fond du balcon. Il n’y avait pas beaucoup de spectateurs. Tity l’informa:
« Madame Billon n’a pas voulu prendre l’argent. Elle m’a dit que nous étions ses invités ».
« C’est très gentil de sa part! », répondit M’hamed. Il ajouta timidement : « Avec sa superbe poitrine, elle est vraiment très attirante »
Ce compliment naïf mais maladroit fit bouder la jeune fille. Elle resta silencieuse et ne voulait plus répondre à ses questions. Devant l’insistance du jeune garçon sur les causes de sa mauvaise humeur, elle lui répondit, tremblante et tendue de tout son être.
« Tu t’intéresses trop aux femmes et aux jeunes filles. Respecte au moins ma présence ». Et elle se retrancha une seconde fois derrière son silence.
Profitant de l’obscurité du lieu, le jeune homme tenta de la consoler et de lui demander pardon. Il mit sa main gauche sur les épaules de la jeune fille: « Excuse-moi, je ne savais pas que j’allais te faire mal ». Elle se blottit contre lui en posant doucement sa tête sur la poitrine de son compagnon. Elle lui chuchota: « Embrasse moi si tu veux que te pardonne ». Il effleura furtivement son front. ». « Non pas sur le front, mais ici » Et elle lui désigna sa bouche.
Il l’attira à lui et pressa avidement ses lèvres contre les siennes.
C’était la première fois qu’il embrassait une jeune fille. Il avait chaud. Ses oreilles bourdonnaient. Il tremblait.
Le film hindou, en noir et blanc relatait une histoire d’amour entre deux jeunes : une fille et un garçon. Avant de partir faire la guerre, le jeune soldat promit à la fille de l’épouser à son retour. Durant la guerre, la fille ne reçut aucune nouvelle de son fiancé. Mais elle avait pris l’habitude de rédiger, de temps en temps, des lettres d’amour qu’elle comptait remettre à son fiancé quand il reviendrait. Il ne revint pas. A la fin du conflit, elle apprit qu’il était mort. Désespérée, elle se suicida, laissant derrière elle une dizaine de lettres.
En quittant la salle, Tity essuyait ses larmes. Elle était très bouleversée par la fin tragique de l’histoire. Elle trouvait la réaction de l’héroïne du film tout à fait noble. Elle ajouta : « A sa place, moi aussi, je ferais la même chose ».
M’hamed essaya de la raisonner en lui rappelant qu’il ne s’agissait que d’une histoire fictive. Elle ne voulut rien savoir. Elle demanda à son compagnon s’il parviendrait à survivre après la mort de celle qu’il aimait.
« Certainement pas », répondit-il.
« Tu te donneras la mort », conclut-elle.
« La mort, je ne sais pas, mais je deviendrai fou, et la mort viendra toute seule ».
Depuis ce jour là, leur relation prit un autre tournant. D’un air tout à fait naturel, Tity commença à lui dévoiler ses vrais sentiments. Elle n’était pas de celles qui même en éprouvant un irrésistible désir d’amour, simulaient une certaine résignation mêlée d’indifférence et qui pour s’abandonner cherchaient des prières et des promesses truffés de mensonges. Non, elle était spontanée et toujours consentante. Elle se maquillait et se coiffait devant son ami Elle lui demandait même son avis sur sa façon de s’habiller, sur son allure, sur sa silhouette…
Les attouchements les pincements et les agitations d’autrefois cédèrent la place à des câlins, à des caresses. Leurs gestes devinrent nobles et pleins de bienveillance. S’ils se retrouvaient seuls, leurs mains ou leurs lèvres se frôlaient, se touchaient.
Si Tity n’était pas avec lui, M’hamed brûlait de souffrance. Il trouvait le temps long, vide et monotone.
Il se demandait si ce n’était pas là les signes précurseurs de cet illustre sentiment qu’on appelle l’amour.

Ce matin là, il se leva tôt comme d’habitude, prit ses feuillets et se dirigea vers le cimetière juif. Il s’installa près de la tombe de feu Benhayoun, le grand père paternel de Tity, sortit son crayon et se mit à écrire. Mais les souvenirs forts, violents et combien attendrissants vinrent secouer son esprit. Il tenta tant bien que mal de se dégager de cette emprise douce et ensorcelante avant d’abdiquer et de se laisser entraîner par le flot des moments passés à côté de Tity dans cet endroit là.
Comme le professeur d’histoire-géographie de la jeune fille était en congé de maladie, le surveillant général du lycée demanda à toute la classe de quitter l’établissement. Devant la porte, Tity se rappela que son ami M’hamed lui non plus n’avait pas cours de dix heures à midi. Elle attendit sa sortie et lui proposa de l’accompagner au cimetière juif. Elle voulait revoir la tombe de son grand père Benhayoun. M’hamed ne comprit rien au désir de la jeune fille, mais celle-ci l’encouragea en lui précisant qu’il allait certainement apprécier la place où reposait son aïeul.
Elle marchait posément à côté de lui. Elle avait éclos en peu de temps. Elle n’était plus la bouillonnante gamine de quatorze ans aux gestes vifs qui aimait le jeu et le badinage. Ses hanches se balançaient avec souplesse, avec noblesse, faisant bondir une poitrine prononcée. De tout son corps émanait une sensualité qui mettait en feu son compagnon chaque fois qu’il la voyait venir vers lui.
En arrivant sur les lieux, le jeune garçon fut charmé par le monument sous lequel reposait le défunt. Une stèle en marbre gris sur laquelle étaient gravés le nom et prénom du disparu (Ihoud Benhayoun), sa date de naissance (I872) et celle de son décès (1958) ; suivis de quelques lettres en hébreu et de l’étoile de David placée juste au milieu de la pierre tombale. Deux arbustes de chaque côté de la tombe semblaient protéger le grand-père de la chaleur et du vent marin.




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