Extrait

Date 01-10-2013 13:20:00 | Catégorie : Nouvelles


Quand j’ai rencontré Nina, je travaillais au marché gare. C’était un bon moyen de continuer à jouer sur scène et d’éviter de manger des rats. Parce que des rats y en avaient plein le marché gare, des gros, des voraces, des qui mangent des pneus de bagnoles et qui font peur aux gros dures.

Ce lieu était le plus sordide et le plus sale que je connaissais. Il regroupait tout ce que l’homme était capable de penser de plus dégeulasse en ce bas monde, je ne connaissais pas plus bas- les portes de l’enfer au coin de la rue. Le moindre échange entre ces murs, quelque soit ta couleur de peau, ton appartenance religieuse, ton point de vue philosophique ou sexuel tournait toujours autours d’un point centrale qui déterminait la direction de ta vie jusqu’à ta mort, et cette direction, c’est l’argent qui te la faisait prendre, comme la grande faucheuse habillée de talons haut et d’un sourire plus énigmatique que la Joconde conduit le condamné à la guillotine.

Avec mon âme toute neuve et mes yeux verts qui se promenaient sur tous les visages à la recherche d’une lueur d’espoir, je déchargeais des camions, je préparais des commandes, ramassait des cagettes jetées au bas des quais dans des rigoles pleines de sang, un sang noir comme les tripes du diable, en évitant de toucher les testicules de lapins, les têtes et les pates de toute la faune comestible qui flottaient dedans.

Chaque fois qu’on se voyait, Nina avait la pudeur de ne pas me parler de mes mains abîmées et de mes ongles sales. Elle savait que je n’étais pas à ma place, que je naviguais à contre-courant, c’était comme jeter un mouton dans la cage aux lions. Mais fallait bien que j’avance, que quelque chose se passe. Ma montagne, je l’escaladais sans corde, sachant très bien que les aigles pouvaient venir me picorer les yeux comme bon leurs semblaient et que sur le moment je m’en foutais complètement. L’amour de soi vient avec le goût de vivre parait il.

Au marché gare, la vie était aussi facile qu’au bagne, et le temps qui se tortillait au bout de cette chaine que nous avions tous aux pieds se chargeait de te rappeler que t’étais coincé là pour un bon moment et même si tu ne voulais pas, c’était bien pareil. Notre temps, on le faisait en s’économisant au maximum rapport aux journées qui étaient interminables. En fin de semaine, on soufflait avec le sourire, on reprenait possession de notre corps si bien que le week-end, on avait tous l’impression de partir en vacances.

L’équipe était composée de braves types. Chacun avait des rêves simples et accessibles. Et si l’on considère les 7000 francs qu’ont gagnaient tous à cette époque, nos rêves étaient rêvés bien rapidement. Les choses étaient plus simples avant. Quand tu rêvais, t’avais encore une chance de t’en sortir. C’était le rêve qui provoquait les belles choses dans une vie, qui les déclenchait ; aujourd’hui pour déclencher ton avenir, faut d’abord vérifier que t’as bien les moyens d’en avoir un. Le vrai sommeil coûte cher.

Fenouillard, c’était le patron. Nous on l’appelait le gros parce qu’on l’aimait pas et aussi parce qu’il était vraiment gros. Chaque fois qu’il nous voyait trainer les savates, à fumer des seiches ou à blaguer sur la nouvelle secrétaire du voisin, il gueulait tout ce qu’il pouvait :

- Bande de feignants ! y a qu’à décharger le camion et rentrer les 30 caisses de pommes à l’intérieur, SINON CA VA S’ABIMER ET JE VAIS ETRE OBLIGE D’EN VIRER UN, VOUS M’ENTENDEZ !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

En général, ça ne nous faisait pas accélérer mais on pouvait pas le tenter à l’infini des fois qu’il prenne une vraie décision. Alors on s’y mettait tous et en 10 minutes les caisses étaient déchargées et rangées. Et juste après, on reprenait notre rythme de croisière, ce qui faisait encore plus enrager le gros qui se calmait en tournant en rond dans l’entrepôt en réajustant son béret et en nous regardant de travers.

Le seul qui n’était jamais inquiété c’était Nénesse.

Son nom de baptême, c’était Ernest, enfin je crois que même celui-ci, c’était pas son vrai. En tout cas, c’est avec ce nom que Nénesse avait décidé de repartir dans la vie et de laisser dans la rue celui qu’un jour ses parents lui avait choisi. Nous on aimait bien l’appeler Nénesse, rapport à cette convivialité purement masculine qu’on aimait bien entretenir pour garder au ventre un semblant de joie et de chaleur, ce qui nous aidait à tenir dans toute cette mélasse glaciale. Donc Nénesse, c’était la béquille du gros, celui sur lequel, il pouvait toujours compter sans pour autant être obligé de tourner en rond et de réajuster son béret. Nénesse, c’était un ancien de la cloche que le gros avait recueilli. J’ai jamais su comment ça c’était passé, toujours est-il, qu’ils avaient passé un accord et que le gros permettait à Nénesse de loger au premier dans l’entrepôt, moyennant quoi, Nénesse attaquait tous les jours à 4 heures du matin pour terminer à 18 heures. Le samedi matin, il allait à la douche municipale et quelques fois il se permettait une bonne bouteille de bourbon ou une chemise propre. Comme tout bon Antillais, Nénesse avait toujours le sourire aux lèvres et ne disait jamais rien de déplaisant. Son moteur, c’était notre présence à tous - la convivialité. Je suppose qu’il devait se sentir bien seul, là haut, sur son matelas déglingué, aux milieux des murs immenses vides et sales. Pour certains, la vie ressemblait à un champ de magnolias, pour Nénesse la vie était comme un morceau de charbon.

Un jour, 5 heures du matin, dans les sous-sols de l’entrepôt au milieu des palettes d’oignons, j’enfilais un jean vieux de 2 semaines de crasse. J’ le lavais jamais histoire de faire enrager le gros. Et puis grincements sur les marches métalliques, bbbbbbbBOUM ! Rats qui se faufilent, se sauvent, sauvent leurs peaux et Freddy qui descend l’escalier comme s’il avait un missile dans le cul.

- Putain ! Qu’il disait. PUTAIN D’ENFOIRE DE MERDE !!!!!!!!!!!

Ses yeux étaient injectés de sang et sortaient presque de leurs orbites. Un contraste quand on le connaissait, parce qu’à l’accoutumé on le rattrapait assez vite, le Freddy avec ses 110 kilos.

Il était vraiment mal. Il se déplaçait comme un animal terrorisé, comme un poulet qu’on essaye d’attraper le couteau à la main, en gueulant des : « MERDE ! PUTAIN ! FAIT CHIER ! » Le sous- sol étaient chargés en marchandises et dès qu’il se trouvait devant une palette d’oignons, il envoyait ses poings s’écraser dedans en bavant des mots enragé qui sanglotaient aux coins de sa bouche déformée par l’émotion.

Moi de mon côté, je ne savais pas bien quoi faire et je ne pouvais pas m’empêcher de fixer ses yeux.

Je m’imaginais ce qui se passerait si ses yeux sortaient vraiment de leurs orbites : est ce qu’il y aurait du sang ? C’était comment une tête sans regard ? Est ce qu’on voit l’âme enfin ? Est ce qu’il faudrait que je les ramasse pour les replacer moi- même parce que forcément Freddy n’y verrait plus rien ?

Et puis, j’ai pas eu le temps de m’imaginer plus longtemps que Freddy s’est tourné vers moi et m’a lancé un :

- OHHHHHHHHHHHHH !!!!!!! TU M’ECOUTES.
- Un quoi !... Ouai, ouai, Fredo, j’t’écoute…….Euh ! Qu’est que tu disais ?
- C’est un enculé de merde
- Ouai, t’as raison, un enculé………Mais pourquoi ? Mais qui au juste ?
- Le gros, ce putain de gros phoque.

Freddy s’est mis à devenir tout rouge, ses yeux se sont à moitiés fermés et l’émotion la submergé. Freddy pleurait. Des sanglots terribles dévastaient son visage sur lequel rampaient des grosses larmes semblables à celles des enfants qui pleurent parce qu'’ils ne savent pas quoi faire de la douleur, alors ça sort en bloc, comme ça, en décharge de désespoir.

- J’..je ..j’sais pas……J’sais pas comment je vais faire.
- Mais faire quoi Freddy ?
- La bagnole, le crédit……..Je vais perdre mon job.
- Mais pourquoi, t’as déjà une bagnole.
- Non, non ….Hum… La mienne est en train de me lâcher.
- Bon alors quoi ?
- J’ai trouvé une autre bagnole… Hum ! hum…. Mais j’ai besoin d’un crédit, sans le crédit… Hum ! hum… Pas de bagnole et …. J’avais rendez - vous avec le banquier aujourd’hui…. 2 fois que je reporte….Le banquier va me virer et si……… Hiff !Hiff !!!!!! Pas d’argent …..Pas de bagnole….. Plus de travail.
- T’avais rendez- vous avec le banquier aujourd’hui et le gros te laisse pas prendre ton après- midi, c’est ça Freddy ?
- Oui ! Hum ! Hum ! C’est ça, Hum ! Hum !!!!
- Met toi en maladie. Putain, Freddy réagit !!!! Le gros le sait bien que si t’as plus de bagnole, tu peux plus venir bosser.
- Oui mais j’ai peur, si le gros me fait contrôler par la sécu.
- Il peut pas te faire contrôler aujourd’hui si tu bosses jusqu’à midi et que tu rentres après chez toi.
- T’es sûr.
- Sûr Freddy.
- Merci mon pote.
- Ca été un plaisir de te voir faire le poulet.
- Le quoi ?????
- Laisse tomber.

Le gros avait accordé de longue date son après-midi à Freddy, mais c’était rétracté le jour même, sans raison, pour lui annoncer à 5 heures du matin. C’était la troisième fois que le gros lui faisait le coup et il savait bien qu’il pouvait se le permettre avec Freddy. Malgré ses 35 ans, Freddy était resté un enfant et c’est en cela qu’il était le plus beau de tous, même s’il aurait fallu qu’il réagisse comme un homme de temps en temps.

Ce jour- là, il arrêta son service à midi prétextant des maux de tête, des maux de ventre et des crampes à la jambe droite. Le gros le laissa partir et Freddy obtint son prêt chez le banquier ce qui lui permit de s’acheter une nouvelle voiture pour pouvoir continuer à venir travailler au marché gare. Le point négatif dans tout cela, c’est qu’il s’était endetté pour un bon bout de temps et qu’il serait obligé de revoir le gros pour la même durée.

Le problème avec le gros, comme avec tous les gros du monde entier, c’est qu’il connaissait suffisamment son degré de pourriture pour n’engager que des braves types pourvus d’une âme et donc d’une conscience et qui de ce fait n’atteindraient jamais le degré de pourriture d’un gros. De la graine d’esclave. Le gros par définition n’aurait jamais pu travailler avec un autre gros : le manque d’espace aurait été catastrophique, sang et haine qu’on aurait retrouvé sur les sols.

Quand on en avait marre de supporter sa présence, on s’absentait tous à tour de rôle pour aller boire un café, un blanc ou fumer une cigarette loin, très loin du dépôt.

Pour moi, c’était sur le coup des 10 heures, ça coupait bien ma journée et ça rendait l’attente plus supportable jusqu’au déjeuner de 13 heures. Je sortais toujours du marché gare, j’avais besoin de respirer autre chose que l’odeur des salades et de l’argent qui sentait pareil que l’âme des gens. Le plus souvent, j’allais m’acheter ma demi- baguette et je trouvais toujours un fromager pour me refiler un morceau de brie en douce, et puis, j’allais voir le pompiste.

J’aimais bien le pompiste. Un brave type dans l’ensemble, perdu comme d’autres, ni plus ni moins, et qui passait son temps à magouiller ou à essayer de se dépêtrer de ses histoires avec les femmes. Chaque fois que je le voyais, il avait toujours un joint à la bouche, je crois qu’il avait complètement remplacé les cigarettes par les pétards ; et comme il remplissait quelques réservoirs gratis, les flics le laissaient tranquille. Eric qu’il s’appelait. Le regard un peu fourbe, une hygiène dentaire qui laissait à désirer, mais un bon gars dans l’ensemble.

- Vient fumer avec moi qu’il me disait à chaque fois.
- Des clous mon pote, j’ai déjà eu assez de mal à me sortir du lit à 4 heures du mat. Si je fume, je pionce.
- T’es pas cool petit boy.

Eric appelait tout le monde petit boy quand il avait trop chassé le dragon.

- J’sais pas comment tu fais pour éviter les conneries en te défonçant autant.
- Tu parles comme une grand- mère, et puis, qui te dit que j’en fais pas.
- Putain ! Si tu donnes 100 litres alors qu’on t’en paye la moitié, c’est ton patron qui va faire la gueule.
- Ah ! Ah ! t’as entendu parler de ça ?
- Tu déconnes ça t’es déjà arrivé.
- Et pas qu’une fois, mais j’ai un bon plan petit boy eh ! Eh ! Eh !

Dans ces cas -là, Eric me gratifiait de son plus beau sourire de travers qui laissait entrevoir ses dents de devant à moitié cassées, ses yeux mis clos cachaient des pupilles pas plus grosses que des têtes d’épingles et il me glissait toujours comme s’il ne voulait pas qu’on l’entende :
« petit boy, y a toujours une femme ».

Aussi fou que cela pouvait l’être et malgré un physique loin, très loin d’être avantageux, Eric réussissait toujours à se dégotter les plus belles femmes, avec en prime, et c’était là son intelligence ou disons le pouvoir de sa filouterie, toujours des femmes qui pouvaient lui rapporter quelque chose. Dans ce cas précis, la victime en question était la fille de son patron. Et cette femme, en plus d’être très belle et très riche, était également très mariée à un gros producteur de légumes qui possédait plusieurs box au marché gare et qui de ce fait croisait Eric tous les jours à la pompe. Pour rajouter un peu de piment à son affaire, Eric s’était comme qui dirait mis en affaire avec notre gros producteur local qui avait convenu avec lui de lui régler en liquide et à moindre coût les 20 derniers litres qu’Eric mettait quelques fois dans les réservoirs de ses camions. Et c’est la fille qui arrondissait les angles avec son père de patron, quand Eric devait rendre des comptes sur les pertes de carburant. Au final, Eric se tapait un joli petit lot bien marié à un pigeon qui engraissait dans tous les sens du terme, une souris avec une âme de loup. Le renard et le corbeau. Eric connaissait ses classiques.

Mais un jour, la mécanique s’enrailla.

Quand je croisais Eric, il était anormalement tendu malgré le joint qu’il avait en travers de la bouche. Ses cheveux partaient en batailles comme s’il venait de se réveiller et sa vieille R5 était garée juste à côté de la pompe avec un matelas et des couvertures à la place de la banquette arrière.

- Qu’est ce qui se passe mec ? que je lui dis
- Ces putains de gonzesses, je te jure !!!!!
- Quoi ? T’en as trouvé une autre et tu t’es fait chopé.
- Pire, petit boy, c’est lui.
- Il t’a chopé la tête dans ses nichons ?
- Non, non, pas jusque-là, mais pire encore, figure toi qu’il se doute de quelque chose l’enculé !
- Avec la femme qu’il a, c’est pas étonnant.
- Y à rien de pire qu’un homme qui se méfie. Ce que j’aimerais savoir c’est pourquoi ???? Ca fait bien 2 ans que ça dure avec sa salope de femme.
- Va savoir si c’est pas elle qui lui a mis la puce à l’oreille.
- Quedal, elle m’aime trop. C’est elle qui m’a installé, qui m’achète ma vaisselle et mes draps. Imagine, elle voulait pas dans mon pieux autre chose que des draps façon nappe de vichy, à la fin j’en pouvais plus des carreaux rouges et blancs. C’est bien simple, chaque fois que je me mettais au lit j’avais l’impression de passer à table.
- Qu’est- ce que tu fais avec un matelas dans ton coffre.
- J’ai flippé, petit boy, c’est pas moi qui payait les factures et c’était pas mon nom sur les quittances de loyer, ça devenait dangereux pour moi.

Quelques semaines plus tard, Eric avait disparu.

Personne ne savait où il était passé, ce qu’il était devenu. La pompe resta inutilisée un petit moment avant que quelqu’un d’autre ne prenne sa place. Il y a toujours quelqu’un d’autre.

J’espérais simplement qu’Eric allait bien. Malgré sa roublardise, c’était un brave gars qui essayait de s’en sortir avec ses armes. Ses petites histoires m’ont manqué après son départ, tout comme les joints qu’ont partageaient, ensemble, quelque fois, pour se détendre et laisser les mauvaises idées s’évaporer dans la fumée blanche qui montait tout là haut.

Mais question détente, il n’y avait jamais rien de mieux que le vendredi après- midi. A 15 heures, je filais au bistrot juste au bout du quai et j’allais retrouver Lionel et les autres.

Les autres, c’étaient tous ceux qui comme Lionel faisaient tout pour ne pas rentrer chez eux avec les valises pleines. La pratique consistait à boire le maximum de whisky sodas en parlant de ses emmerdes de la semaine pour éviter d’en parler chez soi et de battre sa femme et ses gosses.

Lionel ne pouvait pas s’empêcher de parler du gros. Le gros s’était fait tailler tellement de costards qu’il aurait pu rivaliser avec la garde- robe de QUEEN Elisabeth.

Lionel, c’était une sorte de référence dans l’équipe. Le gros et lui avaient travaillé ensemble plusieurs années avant que le gros ne devienne patron. Et quand ce fût chose faite, quand le gros devint le gros, il débaucha Lionel avec un plus gros chèque et la promesse de conditions de travail plus digne. Le problème, c’est que le gros n’était pas un être humain. Lionel attendit des semaines que ces fameuses conditions de travail arrivent et quand il comprit qu’elles ne viendraient jamais, il s’enferma dans une logique syndicaliste sévère qui dégrada considérablement leurs rapports. C’est bien simple, quand le gros gueulait dans la journée, c’était au moins une fois à cause de Lionel.

- Tu l’as vu arrivé dans sa grosse AUDI qu’il me dit en s’envoyant une grosse rasade.
- J’le vois pas arrivé, moi, le gros. Ca me ferait chier que le gros soit la première vision de ma journée.
- Vous les bicots, vous savez pas commencer à bosser avant 4 heures du matin qu ‘il me dit en s’envoyant une nouvelle rasade.
- Oh T’as gueule LIO ! Boit plutôt un coup…… Jo !!! remet nous ça que je lui dis comme si j’étais un vieux routier du comptoir.
- EH ! LES GARS AVEC LA GUEULE QU’IL A, IL POURRAIT S’APPELER FRANCIS OU ALEXANDRE NOTRE BIC !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
- On m’a raté à la naissance.
- Aller ! Je déconne, bois un coup…… JO! 2 whiskys sodas lança Lionel.

Pendant que Jo préparait les verres, je regardais Lionel en coin et je lui dis calmement :

- Lio, tu commences à me gonfler avec tes remarques à la con.
- T’emballes pas mon grand, c’est juste de la déconnade. Tu sais bien que j’ai rien contre les arabes ou contre toi, c’est juste que j’ai le vin mauvais après 5 jours passés avec le gros. J’suis plus moi-même, voilà tout, et le whisky arrange pas les choses.
- Alors, arrête le whisky ou arrête le gros. On a toujours le choix dans la vie.
- C’est facile pour toi, à 19 ans t’as pas de responsabilités. Moi j’ai 20 ans de plus que toi, une femme et 2 gamines.
- Et tu crois que t’arrangeras les choses en t’attardant sur le gros et tout son pognon et sa bagnole et sa grande baraque.
- Son pognon, c’est sa maladie, il a tellement peur de le dépenser qu‘il passe sa vie au boulot. Et sa baraque, alors ! Sa putain de baraque aussi belle et grande qu’une baraque préfabriquée de lotissement HLM. DIT MOI A QUOI CA SERT, SI C’EST POUR EN ARRIVE LA !!!!!!!!!!!!!!!!
- Alors oublie et passe à autre chose.
- Ouais t’as raison.

J’ai fait signe à Jo et on a remis ça jusqu’à 5 heures de l’après- midi, jusqu’à ce qu’on soit assez assommé par l’alcool pour rentrer chez nous et essayer de rattraper le cours de ce qu'’on appelait notre vie.

Le vendredi était un jour salvateur, le seul jour où tu te sentais vraiment un être humain mais au bout du compte, tu savais que cette vie, c’était pas grand- chose. Tout se résumait à ce dernier jour de labeur, la quille du vendredi, et à nos états d’âmes qui se mélangeaient à ceux de nos compagnons d’infortunes dans le bruit plaisant des verres qui claquaient à travers la fumée épaisse ,blanche et bleue qui remplaçait l’atmosphère et te sortait les yeux des orbites, pendant que la douceur de l’anis et du whisky te montait au nez en même temps que la puanteur des toilettes- pisse et détergent bon marché- seuls les murs délabrés étaient témoins de tous ces rires francs et lourds lancés à gorges déployées par une faune en voie d’extinction : L ‘ETRE HUMAIN. J’étais dans cette vie quelque part entre la réalité et le cauchemar et, pour moi, c’était mieux que de parler aux carottes et aux tomates.

En règle générale, on travaillait tous 8 heures sur le papier, mais dans la réalité c’était plutôt 12 voir 15 heures et bien sûr payées comme sur le papier.

Lionel avait connu ça avec le gros et voulait s’écarter de ce cycle infernal qui te permet de profiter beaucoup plus d’une caisse de concombre que de ta propre famille. Tous les autres, moi y compris, étions soumis au même régime. Et si tu voulais garder ton job, valait mieux éviter de contester. Il est toujours plus facile de changer de cheval quand t’en as déjà trouvé un autre.

Si on se penche sur la question, on vivait aussi bien que quelqu’un qui ne travaillait pas. Les aides sociales et les petites combines permettaient à beaucoup de gens de profiter d’un semblant de vie sans pour autant supporter le froid et les gros. On peut considérer que l’argent n’est pas le moteur d’une existence heureuse, mais tout le monde sait que tout se paye ici- bas, surtout le bonheur, et que l’argent n’a jamais été rien d’autre qu’une clef censée ouvrir les fers que nous avons tous aux pieds et qui nous empêchent d’atteindre la plus grande des richesses, cette grande invisible qu’est la liberté, la liberté de vivre comme bon nous sembles.

Au bout d’un an, j’en ai eu marre du marché gare. Mon contrat se terminait et si je continuais, je me dirigeais tout droit vers une vie de prolo alcoolique aigrit et enragé. Il m’a fallu 2 minutes pour estimer que je méritais mieux que ça, le temps d’une clope en regardant flotter des couilles de lapins assassinés le matin même.

J’étais en train de casser une palette de pommes. Il devait y avoir 50 caisses de royal gala, pesant chacune entre 12 et 15 kilos, quand le gros est venu me trouver. A sa façon d’avancer d’un pas décidé sur le quai, à son regard fixe et à son crâne dégarni à moitié couvert par son béret, j’ai compris que j’allais en prendre une bonne.

- Qu’est- ce que t’es en train de faire ? Qu’il me dit presque en hurlant.
- Je casse la palette qu’on vient de nous livrer faut que je range les caisses dans le magasin.
- T’appelle ça du boulot !!!!!!!!
- J’ comprends pas ?
- SI TU COMPRENDS PAS, MOI JE VAIS TE LE RENTRER DANS LE CRANE : ARRETE DE ME FAIRE DU TRAVAIL D’ARABE !!!!!!!!!!!! OU CA VA VRAIMENT BARDER

Ses yeux étaient rouges, gonflés de colère, son béret se faisait la malle et il restait planté devant moi, juste au bord du quai, attendant que quelque chose se passe.

Je l’ai fixé droit dans les yeux. J’avais toujours ma caisse de royal gala dans les mains. Mon monde, à ce moment là, ne se résumait qu’à ma colère qui essayait de sortir de mes yeux comme une nuée de chiens enragés et à ceux d’un homme qui évaluait sa respectabilité à son tour de taille, son béret et sa grosse voiture. Je n’avais pas les mains moites, je ne tremblais pas, je sentais la colère ramper en moi par tous mes pores, m’envahir à l’intérieur comme la chaleur insupportable d’un mauvais whisky qu’on boit trop vite, mes mains se sont serrées tellement fort que j’ai broyé les poignées de la cagette et avant que tout ne se casse la gueule par terre, j’ai tout jeté sur le gros.

Le gros essaya de rattraper ce qui restait de la caisse et manqua de basculer en arrière en bas du quai. Son teint avait viré au blanc pâle, son béret se baladait au milieu des pommes qui flottaient par terre dans une mare de sang et de pisse nauséabonde. Une rivière de royal gala.

Le gros resta immobile un instant, figé par cette réaction qu’il ne me connaissait pas. Je m’avançais vers lui dans l’idée de lui envoyer mon poing dans la gueule, le balancer par-dessus le quai. Mais j’ai pensé à Nina et à son regard. Elle n’aurait pas aimé me voir agir ainsi, même si j’étais dans mon droit. Ca m’a calmé, net, instantané, comme un coup de fouet reçu en pleine figure. Le gros c’était lui, là devant moi, flasque, haineux, laid et inculte. C’était pas moi. Sainte Nina.

La veille de mon dernier jour, le gros vint à nouveau me trouver. Il avait le regard moins dure, sa voix était douce presque suave. Il me présenta un grand calendrier.

- Tu finis demain ?
- Oui c’est ça.
- J’aimerais que tu recommences à cette date…….

Il me montra sa date sur le calendrier avec son gros doigt de boucher et il termina par :

- Mais cette fois en CDI.
- QUOI !!!!
- Tu fais du bon boulot, on a besoin de toi.
- Non merci.
- T’es bien sûr, tu sais le boulot de nos jours……..
- J’ai jamais été aussi sur de moi.

Et puis, je suis arrivé au bout de ma dernière journée avec dans ma mémoire des petites anecdotes qui refaisaient surface dans mon intérieur, les mauvaises, les biens dégueulasses, bloc de haine, d’incompréhension, de bêtise. C’était comme de payer l’addition, comme le jour du jugement dernier avec cette lumière au bout du tunnel qui grossit, t’enveloppes dans un drap blanc de soie doux et glissant, repos, paix, béatitude, plus jamais ça, chez les turcs qu'’ils devaient tous aller se faire foutre. J’ai dit au revoir aux copains, mais je ne les ai pas rejoints chez Jo. Je méritais mieux et eux aussi. J’ai marché en direction de la sortie, seul au milieu des box vides et fermés du marché gare. J’ai balayé d’un regard tous ces blocs de bêton, derrières, bien derrières moi, suintant, tous collants, désespoir et colère en inscription invisible sur ces murs transpirant de crasse et d’indifférence, façades haineuses qui avalent les corps pour les recracher morts, foutus, lessivés par les mauvais rêves, bouches édentées et corps fracassés contre la vie qui passe trop vite ; et je me suis promis, comme le prisonnier se promet la liberté, de ne jamais remettre les pieds ici. Et même si plus tard, je devais ne pas tenir ma promesse, cet endroit m’aura appris au moins une chose : la première impression sur tout, la vie, les hommes et tutti-quanti est souvent la bonne. Souvent vous m’entendez, SOUVENT !!!…………………………………………………………………






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