L'envers du décor

Date 09-10-2013 17:49:52 | Catégorie : Nouvelles confirmées



Alice s’extirpe de l’attraction qu’elle vient de tester pour la première fois. Il s’agit d’un immense pylône qui offre une chute vertigineuse. L’adrénaline est au rendez-vous. Elle s’éloigne, se frayant un chemin entre les visiteurs et leurs enfants qui courent partout, émerveillés par les manèges, tous plus attrayants les uns que les autres. Le bruit environnant et assourdissant, un mélange de cris de joie et de frayeur de la part des clients et les musiques et encouragements au micro de la part des forains. Alice marque une pause devant une maison hantée mécanisée. Elle détaille les diverses décorations animées qui ornent la façade, lorsqu’elle entend « Pssst ! ». Elle cherche aux alentours d’où peut provenir l’appel et aperçoit une poupée de chiffon aux yeux en boutons, lui faire signe de sa main de coton. Intriguée, Alice se met à suivre cette vision étrange. Difficilement, elle se faufile entre le stand de tir à la carabine et la cabane aux croustillons.

La poupée sautille sur un chemin de terre battue, qui sillonne en direction d’un petit bois. Elle est étonnamment rapide et Alice doit presser le pas pour ne pas perdre sa trace. La route mène à une clairière parsemée de roulottes de tailles et de couleurs différentes. La poupée entre dans l’une d’elle. La caravane est si petite qu’Alice doit y pénétrer à quatre pattes. A l’intérieur, elle découvre une immense table, digne de celle du Roi Arthur. Au bout, un poisson rouge géant préside une sorte de réunion syndicale des lots de foire. C’est à se demander comment tout ce petit monde et le mobilier tient dans un si minuscule espace. Alice prend place sur la dernière chaise libre qui ne possède que trois pieds. Autour de la table, se trouvent côté à côté des nounours, des peluches de toutes formes, des déguisements qui semblent être portés par des êtres invisibles, des kits d’accessoires de cow-boy ou de princesse « made in China », etc. Tout ce petit monde hétéroclite bavarde bruyamment. Alice sent un mécontentement gronder au sein de l’assemblée. Le Président s’empare d’un marteau gonflable assis à sa droite et lui frappe violemment la tête contre la table. Le jouet émet des couinements ridicules ; ce qui ramène le calme dans la salle. Le poisson se racle la gorge avant d’entamer son discours.

« Camarades ! Nous sommes réunis aujourd’hui pour lister nos revendications afin d’améliorer nos conditions de travail. Je vous écoute un par un. »

Les peluches demandent de ne plus être entassées dans des sacs en plastique géants pendant leur transport. Les jouets emballés émettent le souhait que leurs congénères, dont le carton est trop abîmé, ne soient pas jetés mais donnés à des œuvres de charité. Enfin, la parole est donnée à Alice.

« Pardon. Je ne suis pas un jouet. J’ai suivi la petite poupée assise là-bas.
- Et tu trouves normal de t’imposer ici ? Serais-tu une espionne de l’autre camp ?
- Quel camp ?
- Les forains !
- Je ne suis qu’une cliente de la foire. Je … »

Alice n’a pas le temps de terminer sa phrase qu’un vent d’indignation se lève et que ses hôtes se mettent à lui jeter tout ce qui se trouve sur la table en criant : « A bas l’oppresseur ! ». En se protégeant la tête de ses bras, la jeune fille court vers la petite porte qu’elle referme prestement derrière elle. Elle entend les derniers projectiles s’écraser sur le bois.

Son regard est attiré par une lumière vive qui s’échappe d’une roulotte multicolore un peu plus loin. Elle s’en approche et observe à travers la vitre exempte de rideaux. Quelle n’est pas sa surprise en découvrant une ribambelle de canards en plastique de toutes les couleurs en train de se sécher devant un feu de cheminée, une serviette de bain autour du cou. Ce sont sûrement ceux de la pêche pour enfants qui profitent d’une petite pause bien méritée. Mieux vaut ne pas les déranger au cas où ils seraient encore plus virulents que les jouets.

« Hé ! »

Un frisson d’effroi parcourt l’échine d’Alice. Elle se retourne et découvre un homme avec une longue barbe. Les traits fin de son visage contrastent avec son imposante pilosité. L’inconnu interroge l’intruse :

« Que fais-tu ici ? »
Sa voix est étrangement aiguë.
« Je … j’ai suivi une poupée de chiffon.
- Mélanie ! Elle ne peut s’empêcher d’aller de l’autre côté C’est pourtant interdit et elle le sait.
- Comment se fait-il que les jouets bougent et parlent ici ?
- Parce qu’ils ne sont pas encore domptés. Nous sommes trois à effectuer ce travail. Nous avons dû nous recycler car nous ne pouvions plus bosser directement à la foire. Viens, je vais te présenter les autres. »

Alice suit l’inconnu à la silhouette fluette jusqu’à un chapiteau de cirque. Sur la piste circulaire recouverte de sable, Alice aperçoit une femme qui fait claquer ses deux fouets devant une peluche de dauphin. La « bête » semble nerveuse et tente de s’approcher de la dompteuse qui la repousse d’un coup de botte, avant de lui fouetter le flanc droit. La scène dure plusieurs minutes. Alice ne peut détourner les yeux de ce spectacle aussi déconcertant que surréaliste. Finalement, le dauphin de mousse se fige avec un fin sourire sur les lèvres. Satisfaite, la femme attrape l’animal par la queue et le met dans un filet qu’elle apporte au guide d’Alice.

« Tiens, il est prêt celui-là. Il m’a donné du fil à retordre. C’est qui elle ? en désignant Alice. Une nouvelle recrue ? Elle est un peu trop …
- Normale ! lance le barbu en rigolant à pleines dents.
- Excusez-moi … je ne comprends pas, interrompt Alice.
- En fait, nous sommes des monstres de foire. Je suis Barbara, la femme à barbe et voici Medusa. Elle possède huit doigts à chaque main et chaque pied. »

La dompteuse tend les mains vers Alice qui ne peut que constater, avec étonnement, la véracité des propos de Barbara.

« Enchantée, je m’appelle Alice, se sent obligée de dire la jeune fille à l’adresse de Medusa, sans pour autant lui tendre la main.
- Moi de même. Tu as vu comment je l’ai dompté l’animal ?
- C’était … impressionnant.
- Viens, je vais te présenter Philippe. »

Alice suit Barbara à l’extérieur du chapiteau. Elles pénètrent dans une roulotte dont la porte est si étroite qu’il faut y entrer de profil.

Au fond, un homme est assis dans un canapé, occupé à regarder la télévision en grignotant.

« Philippe, arrête de manger. Tu sais que c’est mauvais pour toi ! »
Barbara lui arrache le paquet de chips des mains. L’homme grogne :

« Rends-le-moi. Ça n’a plus d’importance maintenant. Je ne sais pas pourquoi tu passes toujours autant de temps à tailler et entretenir ta barbe. On ne retournera jamais de l’autre côté.
- Ce n’est pas parce que l’on ne veut plus de nous là-bas qu’il faut se laisser aller. Lève-toi. Nous avons de la visite. »

L’homme au visage émacié et aux pommettes saillantes se met debout et tend une main osseuse à Alice. En la serrant, elle a l’impression qu’elle va la briser. Barbara soulève la chemisette de son collègue. Alice découvre avec stupeur que l’abdomen de Philippe se résume à de la peau entourant sa colonne vertébrale. Seule une boule au niveau de l’estomac donne un peu de volume.

« Va te faire vomir avant d’être malade ! »

Philippe sort quelques instants de la caravane et revient, l’air soulagé. Alice ressent soudainement des élancements dans le crâne. Elle se tient la tête entre les mains, le cœur au bord des lèvres. Soutenue par Philippe et Barbara, elle est emmenée vers l’infirmerie du camp. En traversant la salle blanche, Alice observe autour d’elle. Sur les lits, gisent un nounours avec un bandage sur l’œil, une grande tête en bois à la mâchoire décrochée et un ballon dégonflé. Allongée, la jeune fille ferme les yeux afin d’atténuer les battements qui résonnent dans sa tête. Elle sent une main fraîche se poser sur son front. Elle découvre avec stupeur le visage déformé d’un homme en blouse blanche. Son œil gauche se situe au niveau de sa pommette et sa bouche s’ouvre par sa joue droite. Un Picasso vivant !

« N’aie pas peur. Je vais te soulager. »

Il s’empare d’une piqûre géante, en expulse un peu de liquide verdâtre avant de la diriger vers le bras d’Alice. Cette dernière se met à hurler :

« Non ! » avant de ressentir une sensation de chute vertigineuse qui prend fin lorsqu’une voix douce l’appelle.

« Mademoiselle ! Réveillez-vous. »

Alice ouvre lentement ses paupières lourdes. Au-dessus d’elle, un jeune homme est penché.

« Vous vous sentez mieux ? demande-t-il avec un petit sourire.
- Où suis-je ?
- A la fête foraine. Vous vous êtes évanouie en sortant de mon attraction. Les sensations ont été trop fortes pour vous apparemment. »

Il aide la jeune fille à se relever.

« Ça ira. Je vais rentrer chez moi me remettre de mes émotions. Veuillez m’excuser pour le dérangement. »

Alice se remémore son drôle de rêve. Quelle imagination fertile elle possède ! En passant devant le stand de la pêche aux canards, Alice regarde le mur portant les lots. Elle sourit à la poupée de chiffon qui lui adresse un clin d’œil complice.




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