A chacun son dû

Date 12-10-2013 10:20:00 | Catégorie : Nouvelles



A chacun son dû

I- Partie

Dégageant une fumée dense et noire, le bus qui se dirigeait vers la capitale peinait à escalader la route en lacets près du barrage Boulouane.
L’engin, très vieux, risquait de s’immobiliser d’un instant à l’autre. Ses longs gémissements attestaient clairement qu’il était à bout de souffle.
Cent vingt kilomètres parcourus en trois heures.
Il restait la moitié du trajet pour atteindre la ville.
Entassés comme des sardines dans une boîte, beaucoup de voyageurs somnolaient encore malgré le soleil rouge qui venait de pointer à l’est. Seul un coq attaché d’une ficelle jaune lançait, de temps en temps, un strident cocorico en faisant sursauter les voyageurs au sommeil léger. Le roi de la bassecour trônait sur des bagages jetés dans l’allée centrale du véhicule. Il arborait fièrement son plumage et éjectait de temps en temps sa fiente liquide sur l’habit en laine d’un voyageur qui dormait profondément.
Odeurs de mazout, de fumée de cigarettes et de fiente.
Intriguée par ce moyen de locomotion sans âme ni âge qu’elle venait de prendre pour la première fois, Mina, une fillette de dix ans, n’avait pas fermé les yeux depuis le départ du bus. Assise entre son père à droite, et Hajja à gauche, elle contemplait le paysage désolé, constitué de collines parsemées d’arbustes, qui filait lentement vers l’arrière de l’autocar. Elle se sentait gênée. Elle n’avait jamais fait de voyage avec autant de monde. Le vieil âne que possédait son père lui suffisait largement à parcourir toute sa tribu.
Bouche ouverte, Hajja, une grosse femme dormait profondément la tête calée contre la vitre de secours.
Elle ronflait.
Après la mort de son mari, cette femme qui n’avait pas d’enfants se retrouva confrontée à d’inextricables problèmes d’héritage. Elle tenta de récupérer ses droits par des moyens pacifiquement amiables. Mais elle fut tellement déçue par des promesses non honorées qu’elle s’adressa en fin de compte au tribunal de la ville. Tous les amis et les voisins la rassuraient qu’elle aurait gain de cause. Son optimisme nourrissait son espoir : La récupération de son dû réglerait une bonne partie de ses problèmes.
Mais un jour, un homme qu’elle ne connaissait pas se présenta à son domicile et l’informa que son dossier était entre les mains du juge Jalal, que ce dernier pourrait l’aider à entrer en possession de son héritage. Le cœur de Hajja commença à battre très fort. Elle se sentait légère comme une plume. Enfin, elle allait jouir de son héritage. Mais lorsqu’elle entendit l’émissaire lui annoncer qu’elle devait, au préalable, verser une certaine somme d’argent au juge, elle sursauta. Le prix du service était exorbitant.
Hajja rejeta catégoriquement la proposition inhumaine de l’intermédiaire.
Elle fit confiance à la justice de son pays.
Elle perdit son procès quelques mois plus tard.
Le comble d’injustice qu’elle venait de subir la contraignit à faire face à la dure réalité de l’existence. Sans aucun revenu, elle pleura pendant quelques semaines avant de se rendre à l’évidence. Elle décida de partir à la recherche d’un travail. Elle commença à fréquenter un quartier chic de la ville en proposant aux habitantes une marchandise très prisée : Des bonnes à des prix dérisoires.
Par pure coïncidence, elle rencontra, un jour, la femme du juge Jalal ; celui-là même qui avait traité son affaire d’héritage. La famille habitait une des plus belles villas du secteur. Tous les détails de l’injustice que lui avait fait subir le juge l’envahirent. Elle retint son calme en se jurant de récupérer indirectement son dû.
« - Rassurez-vous madame, vous aurez votre bonne au cours de cette semaine », déclara-t-elle à la femme du juge en saisissant les quelques billets d’argent qui devaient couvrir les frais du voyage et le montant de la transaction.
La grosse savait parfaitement où elle pouvait dénicher ces types d’ouvrières pour une bouchée de pain.
Le jour suivant, elle prit donc le bus et se dirigea vers Had Bkhati, une région où il n’avait pas plu depuis des années. Elle savait à l’avance qu’elle ne reviendrait pas les mains vides.
En effet, en y débarquant, elle constata l’ampleur de la misère dont souffraient les habitants.
D’immenses terres arides balayées par des vents chauds.
A part les chiens bien nourris des cadavres, aucun autre animal n’avait pu résister à cette catastrophe naturelle. Par centaines, les familles estropiées quittaient cette région et se dirigeaient, à pieds, vers les villes de Marrakech ou de Safi dans l’espoir de trouver un travail.
Un cortège de revenants qui progressait péniblement à cause du vent violent qui lui faisait face. Certains gosses pleurnichaient parce qu’ils n’avaient plus la force d’avancer. Tout le monde portait un petit bagage sur la tête ou sur le dos. Les hommes ouvraient cette marche lugubre. Les femmes et les enfants les suivaient.
La grosse femme comprit que sa tâche serait facile.
Elle se renseigna auprès de quelques passants. Ces derniers lui indiquèrent la maison d’El Orch ; un pauvre homme qui avait une fillette de dix ans.
A une centaine de mètres de la chaumière, une meute de chiens excités vint lui barrer le chemin en aboyant hystériquement.
El Orch les chassa à l’aide de pierres avant de saluer l’étrangère.
( A suivre)




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