Azéline Chapitre 8

Date 20-10-2013 11:20:00 | Catégorie : Nouvelles


Béryl se demande pourquoi elle peut voir et entendre Azéline, alors que Marie-Madeleine ne la voit pas. Par contre elle l’a entendue, pourrait-elle communiquer avec elle ? La jeune femme n’aimerait pas trop ça, Azéline fait partie de son jardin secret, d’ailleurs c’est à elle qu’elle a demandé de raconter son histoire, pas à quelqu’un d’autre. Elle aurait pu correspondre avec sa tante, elle n’en a jamais rien fait. L’album de cartes postales est très épais, la vie d’Azéline est riche. Béryl se demande si elle retranscrit les faits comme il le faudrait. Lorsqu’elle lit une des cartes, l’histoire et la vie de son amie lui arrivent à l’esprit instantanément. A partir de quelques mots, les personnages qu’elle a rencontrés et les lieux qu’elle a fréquentés apparaissent. On ne peut pas vraiment comparer ça à un film, plutôt à des souvenirs qui passeraient d’Azéline à Béryl.


Chère Azeline,
Tu devrais faire attention, cette Germaine a une mauvaise influence sur toi. Tu me parles de cabarets, ce ne sont pas des lieux pour une jeune fille convenable. En même temps, raconte moi ce que tu y vois, je suis curieuse.
Ici, il pleut, il fait froid et il ne se passe pas grand-chose.
Je t’embrasse,
Ton amie Guillemette



Ce soir, Germaine a annoncé à Azéline qu’elles allaient « faire le mur », nous sommes mercredi et demain il n’y a pas d’école. Azéline ne sait pas comment elle compte s’y prendre, elle a dit qu’elle avait un plan, Azéline n’en doute pas, Germaine est pleine de ressources. Elle ose tout.

Tous les après midis avant de partir en cours, elle prend cinq minutes pour fumer à la fenêtre du dortoir. Elle sort un long fume cigarette, et elle prend tout son temps pour savourer son Aldi. Elle se cache à peine, et on a l’impression qu’elle aimerait presque se faire pincer pour pouvoir dire à l’autorité, représentée par les pauvres Mesdames Menesguen et Quéré, tout ce qu’elle pense des interdits qui veulent la brider.

Pour le moment elles sont dans la cantine. Les jeunes filles sont disposées en tables de huit, comme dans les chambres, elles n’ont pas le choix de leurs compagnes. Augustine et Antoinette savent que quelque chose se trame. Germaine ne leur a parlé de rien, elle les trouve trop timorées, ça fait rire Azéline, elle qui se trouve si bonasse. Il faudra tout de même bien dire quelque chose, elles vont se rendre compte que leurs camarades sont sorties. Germaine mange sa soupe comme si de rien était, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession. Azéline est en ébullition, elle a l’impression qu’elle va commettre un acte terrible !

Après le repas, Germaine traîne devant son assiette, et s’arrange pour sortir la dernière, son amie l’observe, elle n’a aucune idée de la façon dont elles vont s’y prendre pour sortir sans attirer l’attention. La jeune fille aux cheveux courts dit assez fort pour qu’on l’entende :

« je vais aux toilettes avant de monter, tu viens Azie ? ».

Azéline suit comme une petite fille. Arrivées devant les toilettes, Germaine prend la main de sa protégée et l’entraîne vers le fond de la cour,

« j’ai repéré une fissure dans le mur, regarde, nous ne sommes pas grosses, on peut passer sans problème »,

« mais nous allons abîmer nos affaires ! », Azéline porte ses nouveaux bas de soie, et elle y tient comme à la prunelle de ses yeux.

Les deux indisciplinées se glissent dans la fente et passe de l’autre côté du mur, il fait noir mais finalement ce n’est pas plus mal, personne ne peut les voir. Elles rejoignent la rue et les réverbères.

« J’ai repéré un petit cabaret ou il y a de la musique, on va boire et danser mon Azie !! ».

Elles marchent pendant une demie heure environ, elles croisent des gens qui marchent vite, ils rentrent chez eux après une journée de travail. Elles semblent être à contre courant, et c’est assez excitant. Le nombre des restaurants et des cafés augmentent au fur et à mesure qu’elles avancent. A l’approche de la rue où se trouve le cabaret, elles croisent de plus en plus de jeunes gens,

« tu vois c’est là qu’il faut être quand on est jeunes, dit Germaine, la spécialiste, c’est là qu’on s’amuse ! ».

Elle s’arrête devant une maison de pierre, qui a une double porte en bois,

« regarde Azie, nous entrons en Enfer ! ».

Azéline lève la tête et n’en croit pas ses yeux, la porte est en fait la bouche d’une tête horrible, elle est surmontée d’une rangée de dents encadrée par des canines énormes. Le haut de la porte forme les lèvres de cette bouche immense. Au dessus un gros nez et des yeux monstrueux achèvent de dessiner le portrait de ce croque mitaine gigantesque. Les deux jeunes filles entrent en Enfer. La musique bat son plein, il y a des tables qui entourent une petite scène où il y a un piano, et un homme jouant de la guitare. Une femme habillée d’une tenue très voyante chante une chanson très entraînante :

« A la Bastille
On aime bien
Nini Peau d'Chien :
Elle est si bonne et si gentille !
On aime bien
Nini Peau d'chien
A la Bastille. »

Les gens reprennent le refrain en cœur. Au fond de l’établissement, il y a un comptoir de bar où quelques personnes sont adossées un verre à la main. Les deux étudiantes s’installent à une table, Germaine commande deux verres de vin blanc,

« Allez ça va nous réchauffer ».

Le serveur amène les boissons, il porte un costume noir avec un gilet, une chemise blanche et un nœud papillon, deux petites cornes émergent de ses cheveux :

« voilà pour les p’tites mamzelles ! »

Azéline est complètement conquise, c’est un endroit incroyable pour la petite campagnarde qu’elle est, tous ces gens ont l’air sympathiques, joyeux ils chantent, ils boivent, ils rient. Ca la change de l’ambiance du café de Lannargan où il n’y a que des piliers de bar. La chanteuse a changé de refrain, elle raconte l’histoire d’une Tonkinoise :

« Je suis gobé d´une petite
C´est une Anna, c´est une Annana, une Annamite
Elle est vive, elle est charmante
C´est comme un z´oiseau qui chante
Je l´appelle ma p´tite bourgeoise
Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise
Y en a d´autres qui m´font les doux yeux
Mais c´est elle que j´aime le mieux »

« Qu’est ce que c’est qu’une Tonkinoise ? » demande Azéline à Germaine.

« Bah c’est en Chine ma belle ! » répond Germaine,

« ça fait partie de l’Indochine, il va falloir que tu progresses en géographie si tu veux devenir maîtresse d’école ».

Les murs sont tendus d’un tissu rouge, aux murs sont accrochés des tableaux représentants des scènes où on voit des personnages aux prises avec Belzebuth. Un jeune homme s’approche de la table des deux amies,

« Bonjour, je me présente Henri Marchand, je viens d’entendre votre conversation, vous voulez devenir maîtresse d’école ? » dit-il à Azéline,

« je suis moi-même à l’école normale, et mon compagnon aussi, nous permettez-vous de nous assoir à votre table ? ».

Sans attendre leur réponse, ils s’assoient. Il est petit, brun, avec des yeux très bleus et des taches de rousseur.

« Mon ami s’appelle Jules, il est un peu timide. »

Jules rougit, il est beaucoup plus grand qu’Henri, il a des cheveux roux dont la couleur jure avec le décor du café. Germaine prend la parole,

« bonjour, veux-tu une cigarette Jules ? », Jules prend la cigarette, il a l’air aussi perdu qu’Azéline dans cet environnement surréaliste.

« C’est un endroit rigolo ici, je pense que je vais m’y plaire, vous venez souvent ? » demande Germaine,

« Dès que possible, répond Henri, ça fait du bien de décompresser, on travaille beaucoup, et avec ces bruits de guerre qu’on entend partout, on a envie d’en profiter tant qu’on peut encore le faire. »

Azéline ne s’est pas encore inquiétée de ces rumeurs de guerre dont on entend parler un peu partout, elle était tellement préoccupée par son installation à Rennes, qu’elle ne s’est pas vraiment intéressée à l’actualité. Des jeunes garçons de son âge sont susceptibles de partir et elle voit l’inquiétude dans leurs yeux. Jules dit en regardant autour de lui comme si il se parlait à lui-même,

« Guillaume II a déclaré que la guerre entre l’Allemagne et la France était inévitable ».

Une dimension tragique vient d’entrer dans le cabaret, c’est ce moment que choisit la chanteuse pour annoncer :

« Chanson triste d’Henry Duparc,


Dans ton cœur dort un clair de lune,
Un doux clair de lune d’été.
Et pour fuir la vie importune,
Je me noierai dans ta clarté,
J’oublierai mes douleurs passées,
Mon Amour,
Quand tu berceras mon triste cœur et mes pensées »


La suite de la soirée se passe dans les rires et les plaisanteries, les jeunes gens font connaissances et se promettent de se revoir souvent. Azéline et Germaine rentrent juste avant minuit, elles retrouvent le chemin vers la fissure dans le mur, elles traversent le parc sans faire de bruit, et montent par l’escalier de service dont Germaine a dérobé la clé de la porte d’entrée. Les autres filles sont endormies, elles se couchent toutes les deux sans faire de bruit. Azéline a le sentiment que la vie est courte et fragile, qu’il ne faut pas en gaspiller une minute. Elle a l’impression d’avoir dormi tellement longtemps, en laissant le sommeil l’envahir elle se dit qu’il est temps pour elle de s’éveiller à la vie.
FB arielleffe





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