Le choix

Date 22-10-2013 06:54:28 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Line se promène parmi les visiteurs du parc d’attractions. La dernière fois qu’elle est venue ici, c’était il y a déjà de nombreuses années, avec Philippe, celui qui lui avait déclaré vingt ans plus tôt : « Nous deux, c’est pour la vie ! ». Mais il a récemment revu ses ambitions à la baisse car il l’a quittée voici quelques mois.

Elle fut anéantie par le chagrin, au point d’en perdre son emploi de secrétaire. Son patron, un avocat à succès, en eut assez de ses absences à répétition et de la perte de son sourire. Cela nuisait à son image de marque. Lorsque ses richissimes clients venaient au cabinet, il souhaitait qu’ils trouvent une autre interlocutrice qu’une secrétaire émaciée, cernée et au teint gris. Il la congédia sans état d’âme.

Il y a environ un mois, se sentant anormalement fatiguée et essoufflée, Line s’est rendue chez son médecin de famille qui l’a orientée rapidement vers un cardiologue. Après quelques examens, le verdict est tombé. Line, âgée de seulement 58 ans, a appris qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre. Une affection cardiaque ronge son palpitant. On lui annonça en douceur que son état allait peu à peu se dégrader, ses capacités physiques s’altérer jusqu’à ce qu’elle finisse alitée, comme un légume dans l’attente de la Grande Faucheuse.

Quel tableau ! Pour l’aider à encaisser le coup, elle fut invitée à consulter un psy, prêt à entendre sa souffrance. Mais les séances ne lui apportèrent aucun réconfort.

Seule, chez elle, obligée de s’économiser physiquement pour prolonger sa courte espérance de vie, elle eut le temps de cogiter. Et si elle pouvait choisir le moment de sa fin plutôt que de l’attendre sagement ? Sage ! Elle l’avait été toute sa vie : enfant modèle, épouse fidèle, employée du mois … et tout cela pour quoi ? Etre délaissée de tous. Elle a toujours tenté de faire plaisir autour d’elle en s’oubliant elle-même. Mais qu’aimait-t-elle vraiment ? Elle aurait voulu des enfants mais Philippe était contre cette idée. Elle aurait souhaité faire du parachutisme mais il avait le vertige. Tout ce qu’elle avait pu obtenir, ce fut de le traîner dans ce parc aux attractions impressionnantes. Elle se souvient encore de la poussée d’adrénaline sur le grand huit ou la sensation de voler sur les nacelles suspendues.

Marre de rester enfermée, en appliquant à la lettre les recommandations du corps médical : prendre une batterie de médocs, ne pas faire d’effort, manger sans graisse et rester allongée la plupart du temps.

Elle a finalement choisi de jouer les rebelles, pour ne rien regretter. Le train l’a déposée aux portes du parc ce matin. Elle a analysé soigneusement la carte afin de commencer par les attractions douces en début de journée et finir par les plus redoutables. Plusieurs fois, elle s’est posée sur un banc, juste pour observer les parents entraînés par leurs enfants vers la prochaine attraction, les amoureux enlacés et les grands-parents avec un petit bout dans une poussette. Line les enviait tous.

Maintenant, il est midi. Elle choisit le menu complet du fastfood, comprenant plus de graisses que de protéines. Après le repas, elle entre dans la salle du cinéma qui projette un film en trois dimensions. C’est une employée qui vient la tirer de son sommeil, à la fin de la séance. A la sortie du troisième grand huit, Line est essoufflée mais euphorique. L’heure de la fermeture approche à grands pas et elle se dirige vers la « Chute vertigineuse ». Elle est invitée à prendre place et ferme le harnais de sécurité sur sa poitrine. Son cœur lui fait mal et elle peine à respirer. Le jeune homme, chargé de vérifier les attaches, lui demande : « Ça va, Madame ? Vous allez bien ? ». Line lui répond avec un grand sourire et un hochement de tête.

La nacelle entame sa lente ascension jusqu’au sommet qui culmine à plus de septante mètres. La vue est magnifique car le parc est situé dans un écrin boisé bordé d’une rivière. Un petit cliquetis annonce l’amorçage de la chute artificiellement accélérée par motorisation afin de procurer un maximum de sensations fortes aux visiteurs.

En moins d’une minute, la machine s’immobilise à quelques centimètres du sol et les harnais s’ouvrent automatiquement. Line glisse lentement de son siège. Sa voisine a juste le temps de la rattraper et de l’allonger sur le sol en appelant de l’aide. Le jeune homme accourt et trouve Line inconsciente. Au moyen de son talkie, il appelle le médecin, en commençant un massage cardiaque. Le secouriste arrive avec une mallette imposante. Un diagnostique rapide l’informe que le cœur de Line s’est arrêté de battre. Il prépare des palettes de réanimation, ouvre la veste et le chemisier de la patiente puis reste immobile. Avec stupeur, il découvre une inscription sur sa poitrine : « Ne me réanimez pas, s’il-vous-plaît. » Le temps semble suspendu. Après une longue hésitation, le médecin range son matériel et rhabille la défunte. Finalement, il recouvre de sa veste, portant le logo du parc, le visage souriant et paisible de Line.




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