Chef d'oeuvre ? Pas chef d'oeuvre ? Black boy

Date 22-11-2013 16:50:00 | Catégorie : Essais confirmés


1975 : on a les hapax existentiels qu’on peut.


« Les temps sont difficiles », chantait Léo Ferré il y a quelques décennies. (Oui, je sais, je vous mets du Ferré un peu partout depuis cet été, mais quoi ? on commémore, ou on ne commémore pas). Les temps difficiles, donc.

Récemment, on a vu et entendu pas mal de gens s’exciter sur des questions de banane, de guenon, de ministre… vous me suivez ?

Black boy est le livre grâce auquel je me place, depuis la première lecture que j’en ai faite il y a près de quarante ans, et ce de façon définitive, au nombre des gens qui trouvent franchement dégueulasses certaines attitudes observées et lues ça et là. Je viens de retrouver par hasard une phrase de Pierre Desproges qui me paraît coller assez bien à l’actualité : Il est plus économique de lire Minute que Sartre. Pour le prix d'un journal on a à la fois La nausée et Les mains sales. Oui, les temps sont difficiles…

Christian Bobin prétend que certains livres peuvent changer une vie. Il a raison. Black boy a tout changé pour moi. Le propos ici n’est pas de vous infliger une confession vaguement teintée d’autobiographie, mais pour vous faire saisir l’importance déterminante (et au cas présent tout à fait fortuite) que peuvent revêtir certaines lectures, j’indiquerai juste que je sors d’une famille qui n’a jamais été négrophile ni philosémite, et nettement arabophobe.

J’aurais pu dire que c’était une famille raciste, pour faire l’économie de ces litotes, m’objectera-t-on, mais le mot est tellement teinté d’abjection à mes yeux que j’hésite toujours à leur appliquer, même si ça fait plus de vingt ans que je n’ai pas revu ces gens. A cet égard, je me sens un peu dans la position de ces enfants ou petits-enfants de collabos dont les pères ou grands-pères sont traités de salauds même des lustres après leur disparition, mais ne parviennent pas eux-mêmes à les voir comme tels, d’ailleurs pas toujours forcément pour une simple raison de piété filiale.

Black boy a été en quelque sorte le prélude à ce qu’il me faut bien nommer un hapax existentiel. On a les hapax existentiels qu’on peut. Celui que j’ai connu ne correspond peut-être pas en tout point à la définition qu’en ont donnée les créateurs de ce concept, mais je tiens néanmoins à le revendiquer comme tel. Il a de plus la singularité de s’être manifesté en deux temps.

Premier temps : fin 1974, début 1975, lecture de Black boy ; lecture imposée par un professeur de Français, au collège. Black boy n’avait évidemment rien à voir avec le programme de Français d’une classe de cinquième. Je me suis toujours demandé pourquoi cette enseignante, - à qui je voudrais dire aujourd’hui : « Madame T***(1) , si vous êtes toujours de ce monde, et où que vous soyez, grâces vous soient rendues de m’avoir mis ce livre entre les mains ! » -, pourquoi cette prof, donc, a choisi ce livre entre tous. Tant qu’à s’écarter si résolument du programme officiel, elle avait l’embarras du choix. En ce début de septennat giscardien, toute une littérature engagée et gauchisante prospérait, mais c’était d’une qualité si inégale et le plus souvent d’une telle aridité ou d’une si consternante pauvreté d’expression, on peut faire de la si mauvaise littérature avec de bons sentiments… Le choix de Black boy s’est donc avéré un petit miracle de bon goût littéraire. En vérité, j’ai quelques idées sur les raisons de ce choix, mais ce n’est pas ici le lieu pour les proposer. Je me bornerai à signaler que Mme T*** avait eu une claire vision sociologique de sa classe de cinquième, dont les lieux de résidence se situaient au sud du XVIIIème arrondissement, et au nord des IXème et Xème arrondissements. Pour ceux qui connaissent Paris, c’est un périmètre qui va grosso-modo de la place de Clichy à la Gare du Nord, en passant par un morceau de la Goutte d’Or. Voilà pour le premier temps de mon petit hapax à moi.

Second temps, quelques mois plus tard, en plein été, je manque me noyer à Biarritz sous une vague de plusieurs mètres. Pour ceux qui n’ont pas connu l’été 75, ou l’ont oublié, je précise que ce n’était pas celui de la canicule (c’était 76), ni celui de la catastrophe de Los Alfaques (1978). L’été 1975, pour moi, reste d’abord celui où William Sheller chantait Rock’n’dollars, et ensuite, mais seulement ensuite, celui où j’ai failli mourir - sans même m’en rendre compte d’ailleurs car cette énorme vague m’avait à moitié assommé. J’étais sous plusieurs tonnes d’eau, je tournoyais dans le liquide, et je ne pensais à rien, mais à rien du tout : j’avais la cervelle complètement vide et, non, je n’ai pas vu défiler en accéléré toute ma vie, d’ailleurs il n’y aurait pas eu grand-chose à voir – j’avais douze ans et demi.

Alors quel lien entre ces deux épisodes ? Trente-huit ans plus tard, je crois que je suis toujours en train de travailler dessus. En lisant et en écrivant. Il faudrait peut-être aussi chercher du côté des effets produits par la lecture de ce livre : il ne m’a pas ouvert les yeux que sur le racisme, mais aussi sur ce que Zola appelait joliment le « mensonge charitable des religions », à savoir la vie éternelle, l’immortalité de l’âme, le paradis... Peut-être fallait-il en effet que je frôle la mort d’assez près pour être capable de saisir toute la signification des lignes suivantes, écrites par Richard Wright en 1944, qui ne figurent pas dans Black boy mais auraient tout à fait pu en être l’exergue :

La vie se suffit à elle-même si elle est vécue et sentie directement et avec suffisamment d'intensité, et nous devons, j'aime à le proclamer, nous méfier de ceux qui, prétextant l'urgence d'une situation de crise, tentent d'interposer l'écran étranger et douteux de la soi-disant réalité entre notre regard et les besoins criants d'un monde qu'il est de notre condition de ne voir que de manière trop poignante et trop brève.

Je n’ose songer à ce qu’il serait advenu de moi si je n’avais jamais lu ce livre. Sans doute quelque chose de pitoyable : un lecteur de Minute, par exemple. Sinon, éventuellement, il restait la noyade.



(1) : C’est comme ça, je n’y peux rien, son nom commençait réellement par un T, si je veux qu’elle se reconnaisse, je ne peux pas moins faire…


Liens :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Wright_(%C3%A9crivain)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Black_boy
http://en.wikipedia.org/wiki/Richard_Wright_(author) (plus complet que la version française)

http://fr.wikipedia.org/wiki/Hapax#Hapax_existentiel
http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Onfray#Hapax_existentiel






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