Prologue : Chroniques d'un Enfant des Ages Obscurs ; avant relecture ; Dernière Partie

Date 02-03-2014 11:34:50 | Catégorie : Nouvelles confirmées


- Tu es injuste Donatien… De toute manière, je ne vois pas ce quel lien ces histoires ont avec nos enfants ? Pourquoi tu t’en prends à moi ? Et surtout, pourquoi tu te détruis ainsi à rentrer au petit matin, saoul comme une bourrique, tenant à peine sur tes jambes ? Quand tu ne t’effondres pas carrément sur la table de la cuisine alors qu’Anthelme, Silëus et Ygraine sont en train d’avaler leur petit-déjeuner !
- Pourquoi ? Justement, c’est pour ne plus voir leurs sales gueules de demeurés. C’est pour oublier la tienne. Tu m’as imposé cette vie que je ne désirais pas. Tu as fait en sorte que mes parents m’humilient davantage que je ne l’étais déjà avant que je parte à l’armée. Pourquoi crois-tu que je fréquentais des graines de voyous, jusqu’a ce que ce cher Félicien me traine par la peau du cou au centre de recrutement de Besançon ? C’était parce que je n’avais pas ma place parmi eux. Puis, quand nous avons commencé à vivre en concubinage, Anthelme et Silëus collés à mes basques, je me suis retrouvé piégé. Encore plus après la naissance d’Ygraine à l’issue notre emménagement ici. Condamné à torcher des mômes, à aller faire les courses au supermarché une fois par semaine, à ce que leurs braillements résonnent continuellement à mes oreilles. Prisonnier des horaires des biberons, des couches-culottes, des bains, j’en passe...
- Tu exagères. C’est moi qui les ai pris en charge de leur naissance. Les trois qui plus est. Toi, tu n’étais pas présent. Depuis que nous sommes ici, lorsque tu l’es, tu es affalé dans le divan, à visionner tes matches de Foot ou de Catch. Tu t’endors devant le téléviseur en ronflant à faire dérailler un train. Tu n’as même plus assez d’énergie pour me baiser. Ca allait encore lors de notre séjour chez Victorien et Allondra. Nous n’avions qu’à mettre les pieds sous la table. Nous n’avions pas le souci de savoir ce que nous pourrions manger le lendemain – si nous avions assez d’argent pour nous payer de quoi nous nourrir. En outre, leur majordome Elias s’occupait du bon fonctionnement de la maisonnée : ménage, repassage, repas, etc. Il gérait tout. Heureusement qu’il dirigeait également notre espace d’une main de maitre, parce que seule, je ne m’en serai pas sorti. Car toi, à part pour te plaindre que tes parents ne te comprenaient pas, que ton existence était sans intérêt, que tes frères et ta sœur te dénigraient dès que tu n’étais plus à leurs cotés, tu ne savais rien faire d’autre. Et aujourd’hui encore, alors que nous sommes indépendants d’eux et que nous vivotons comme nous le pouvons, rien n’a changé.
Alors, oui, usée jusqu'à la trame par l’Enfer que tu me fais subir, j’ai baissé les bras depuis longtemps. Si je suis toujours mariée à toi, c’est uniquement parce que les enfants ont besoin d’un père. C’est nécessaire à leur équilibre, bien que celui-ci ne soit pas le meilleur père qui soit au monde. Même si dans le village, tout un chacun se demande pourquoi je ne t’ai pas quitté depuis des années, même si certains s’interrogent sur les bleus ornant mon visage, mes bras ou mes épaules, lorsque je m’y promène, je n’ai jamais rien dit. Oh, j’aurai pu, évidemment. Il me suffirait d’aller à la gendarmerie et d’expliquer de quelle manière mon époux me bats, moi et mes enfants ! Mais non, je ne le souhaite pas. Encore une fois, pour Anthelme, Silëus et Ygraine. Ils ne méritent pas ce qui s’en suivrait si tout était déballé sur la place publique. Les regards apitoyés des commerçants, les moqueries de leurs camarades à l’école, les rumeurs et les on-dit qui se propagent plus vite qu’un feu de broussailles dans un village comme le notre. Non, je ne veux pas qu’ils soient les cibles privilégiées des commérages de Boussières sur le Doubs. Et je ne te parle pas des retombées que cette mise à nu de notre intimité aurait sur les Saint-Ycien. Je sais très bien qu’ils font semblant de ne pas connaître la vérité. Je sais parfaitement qu’ils détournent les yeux pour ne pas « voir » les témoignages de tes accès de colère que je porte fréquemment. Je suis consciente que, comme d’habitude, ils font comme si tout cela n’existait pas. Tu sais quelles conséquences engendreraient de telles révélations sur leur intégrité et sur leur notoriété. Leur réputation serait entachée pour toujours ; et fini cocktails mondains, après-midi au Rotary Club en compagnie de leurs « amis », ou soirées VIP à Besançon ou ailleurs…
- Arrête, Adryenne. Tu vas trop loin !
- Je vais trop loin ? C’est moi qui vais trop loin, quand tu t’en prends à nos enfants. Lorsque tu crache ton venin sur moi en me disant que tout est de ma faute ? Ou quand tu passe chaque nuit que Dieu fait je ne sais où, à trainer avec des soiffards, à dilapider le peu d’argent dont nous disposons, ou quand tu t’envoie en l’air avec des putes que tu as ramassé dans des endroits sordides. C’est moi qui suis la bonne à rien, alors que je m’escrime à tenir cette maison à bout de bras, que je tente de préserver le peu de dignité qui te reste encore auprès de tes proches et des Saint-Ycien. C’est de cette manière que tu me remercie…. ».
Soudain, alors que le son de la voix de ma mère montait en volume au fur et à mesure qu’elle débitait ces paroles, le poing de mon père a percuté son visage. La stoppant net, celui-ci s’est enfoncé dans sa joue. Il a frôlé son nez. Son regard est devenu un instant vitreux. Un filet de sang est apparu au coin de sa narine droite.
« Salope, a dit mon père. C’est tout ce que tu mérite. ».
Puis, son autre poing a percuté son sein gauche. Elle a eu le temps d’apercevoir la face devenue violacée de ce dernier. Son regard lançait des éclairs. Ses lèvres tremblaient de rage. Son souffle rauque laissait échapper une odeur de bière frelatée accompagnée de whisky de troisième catégorie. Les coups se sont alors enchainés.
Ses mains se sont transformées en massues. Il l’a de nouveau frappé au visage. Une fois au niveau de l’arcade sourcilière, la seconde au niveau de la tempe droite. Il l’a heurté au ventre, a martelé ses cotes.
« Pouffiasse, a-t-il insisté. »
Ma mère n’a rien pu répliquer. Elle était la proie de coups de plus en plus violents. A un moment donné, elle a tenté de diriger l’un de ses bras vers sa figure dans le but de se protéger. Elle n’a pas réussi. Celle-ci était projetée tantôt à droite, tantôt à gauche, sans qu’elle ne puisse contrôler son mouvement. Bientôt, elle a senti quelque chose se briser aux abords de sa cage thoracique. Parallèlement, mon père l’a agrippé par le col de son pull en laine. Emporté par son élan, il l’a soulevé comme s’il s’agissait d’un vulgaire ballot de paille. Il l’a propulsé contre le placard mural rattaché au meuble bas dans lequel elle rangeait la plupart de ses plats du Dimanche. Comme celui-ci était situé à deux mètres derrière elle, le choc n’a pas été extrêmement violent. Malgré tout, le bruit des ustensiles de cuisine se dispersant à l’intérieur des habitacles s’est répercuté jusqu'à nous. Il l’a tout de même légèrement étourdi ; le sol s’est mis à tanguer devant elle durant une ou deux secondes. Mais, elle n’a pas eu le temps de reprendre ses esprits que mon père s’est une fois de plus précipité sur elle.
Il l’a secoué comme un prunier. Sa tète a percuté le placard à plusieurs reprises. L’un de ses battants s’est ouvert, déversant sur le buffet paquets de pates, boites de haricots verts, de maïs, de carottes et autres légumes par terre. Certains d’entre eux l’ont même frôlé, manquant de la blesser davantage qu’elle ne l’était déjà. Ils se sont répandus sur le sol. Et quand mon père les a aperçus, cela n’a fait que décupler sa colère.
« Regarde moi ce bordel, a-t-il vociféré. Si tu ne m’obligeais pas à te corriger, tu ne serais pas ensuite contrainte à remettre de l’ordre dans ce foutoir. Tu n’a qu’à t’en prendre qu’à toi. Repense-y lorsque tu seras à quatre pattes à nettoyer tes cochonneries ! ».
Il a alors recommencé à la frapper, tantôt au visage, tantôt dans le ventre. Il a resserré son étreinte en passant de son col de pull à son cou. L’une de ses mains s’est subitement métamorphosée en carcan capable de lui broyer les os s’il le voulait. Ma mère m’a avoué plus tard qu’elle s’est rendu compte à cet instant précis qu’il hésitait à succomber à la tentation. Ses doigts se sont en effet contractés. De son autre poing, il a poursuivi le matraquage de ses cotes et de son ventre.
« J’étouffe… Je, a-t-elle murmuré en vain. »
Mais mon père, tout à son ouvrage, n’entendait désormais plus rien. Sa vision s’était rétrécie aux seules cibles sur lesquelles il déchainait sa fureur. Il s’est acharné sur elles, y déversant toute sa rage et son ressentiment. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes – quelques minutes ? -, totalement épuisé par l’énergie dépensée au cours de se brusque accès de violence, qu’il les a interrompu.
Le souffle court, le cœur fatigué par cette décharge soudaine d’adrénaline, de la sueur suintant le long de ses joues mal rasées, il s’est reculé. Il s’est appuyé contre le rebord de la table. Cette dernière était maintenant débarrassée des ustensiles et de la nourriture qui l’encombrait avant son arrivée dans la cuisine. Ils avaient valsé aux quatre coins de la pièce et étaient dispersés partout sur le sol.
Ce n’est qu’à ce moment là qu’il s’est aperçu qu’aucun bruit ne régnait autour de lui. Les pleurnichements de ma mère, ses paroles, s’étaient tari. Il a regardé dans sa direction. Il s’est rendu compte qu’elle n’était plus à la place où elle devait se tenir normalement. Il a observé les lieux, comme s’il avait du mal à comprendre pourquoi il se trouvait là. Et ce n’est qu’alors qu’il a discerné son corps étendu à ses pieds, baignant dans son sang. Tendant l’oreille, il a malgré tout perçu ses râles. Un sourire de contentement s’est dessiné sur ses lèvres.
« Ca t’apprendras à vouloir me donner des leçons, a-t-il marmonné. ».
Puis, il l’a enjambé comme si c’était normal pour lui de la voir dans cet état et dans cette position. Il s’est dirigé vers la porte de la cuisine, écrasant au passage les restes de nos petits-déjeuners, les carcasses de boites de légumes, ou les débris de nos bols de café et de nos verres de jus d’orange. Il a pénétré dans le couloir, l’a longé, tout en broyant une seconde fois les vestiges des objets de décoration ornant moins de dix minutes auparavant le sommet du buffet campagnard présent dans le passage. Au bout du corridor, au lieu de pénétrer dans le dressing où Silëus, Ygraine et moi étions réfugiés, plutôt que d’ouvrir la porte menant vers l’exterieur de la maison, il a gravi les marches de l’escalier qui se discernait de l’autre coté. Notre plus grande crainte, à mon frère, ma sœur, et à moi, c’est qu’ensuite il nous rejoigne dans la pièce où nous entassions en essayant de faire le moins de bruit possible, et qu’il s’en prenne également à nous. Cela a déjà été le cas, et nous en gardons tous un mauvais souvenir. Car ensuite, nous avions chacun eu du mal à justifier nos retards en classe, les marques rougeâtres qui ornaient notre visage, ainsi que les vêtements dépenaillés que nous portions. Nous avions essayé d’inventer une explication plausible pour nos professeurs. Or, ils avaient eu du mal à nous croire. Préférant pourtant apparemment ne pas en savoir davantage, ils avaient accepté nos éclaircissements : « nous nous sommes chahuté en chemin ; des camarades nous ont secoué un peu fort ; nous nous sommes accroché au grillage de la maison en courant, parce que nous ne voulions pas rater le bus. ». Et cela n’était jamais allé plus loin.
Finalement, au fur et à mesure de sa montée, le crissement si particulier de ses pas sur le bois constituant les différents degrés de l’escalier a décru. Personnellement, je l’ai un instant imaginé, titubant, s’appuyant contre la paroi du vestibule menant à nos différentes chambres. J’ai tenté, sans succès, d’entendre son marmonnement si caractéristique de soiffard. La porte de la chambre conjugale a résonné une dizaine de secondes plus tard. Puis, le silence s’est définitivement installé dans la maison.
Silëus, Ygraine et moi avons pu respirer plus librement. Tout à coup, un poids oppressant a été ôté de poitrine. Nous nous sommes regardés. Que devions-nous faire ? Retourner dans la cuisine pour voir comment notre mère se portait ? Sortir de l’habitation et aller à l’école comme si rien ne s’était passé ?
« Si l’écho de nos chaussures à le malheur de remonter jusqu'à lui, nous risquons de le réveiller, a murmuré Silëus.
- Je n’ose pas songer à la raclée que nous allons recevoir, s’il redescend et qu’il nous aperçoit, a renchéri Ygraine, avant de sangloter de nouveau.
- Je pense qu’il vaut mieux que nous rejoignions le car. A notre retour, il sera sorti pour faire sa tournée des bars. Nous serons plus tranquilles. Je suis sûr que maman est en train de reprendre ses esprits et qu’elle s’apprête à ranger le bazar qu’il a mis dans la cuisine, ai-je ajouté. Nous pourrons alors parler avec elle sans crainte.
- Je crois que c’est la meilleure solution, a conclu Ygraine en tamponnant ses yeux humides à l’aide d’un mouchoir sale qu’elle venait de tirer de la corbeille à linge rangée derrière elle. ».
Nous sommes alors sortis du dressing à la queue leu-leu. Nous avons jeté un coup d’œil à droite, à gauche, puis en direction de l’escalier. Nous avons ouvert la porte d’entrée. Nous ne craignions pas que les charnières hurlent, papa les avait huilé moins d’une semaine auparavant. Nous avons longé le chemin caillouteux entre les deux arpents de pelouse aux massifs floraux rabougris qui les séparaient. Nous avons atteint le trottoir. Puis, nous nous sommes mis à courir vers l’arrêt de bus apparaissant au carrefour de la rue dans laquelle nous habitions, comme si fuir était soudain devenu une question de survie.




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