Sur la route

Date 08-03-2014 09:23:07 | Catégorie : Nouvelles confirmées


Sur la route

Ouf ! C’est vendredi ! Cela rime avec fin de semaine et week-end de repos. Ce dernier est amplement mérité. Je viens de passer une semaine de folie. Agent immobilier, ce n’est pas un métier de tout repos, vous savez ! Il faut démarcher, estimer, vanter, visiter mais aussi charmer, négocier … mentir. Un immeuble n’est jamais vétuste mais il possède « un certain cachet », s’il n’est équipé d’aucun confort moderne, il sera « rustique ». On m’a un jour demandé de vendre une maison qui était réputée hantée. Je suis parvenue à convaincre une vieille célibataire excentrique en arguant qu’elle ne se sentirait jamais seule. Je suis rarement à cours d’argument.

Il est vingt-deux heures et je viens de conclure l’affaire du siècle. Des vendeurs aux abois, désespérés de ne pas vendre leur vieille bicoque depuis de nombreux mois, ont fini par la brader, en soupirant bruyamment et la larme à l’œil. J’étais leur dernier espoir, les autres agents ayant jeté l’éponge. Il m’a fallu ensuite trouver un candidat acheteur assez naïf. J’ai fait passer la bâtisse pour un trésor inestimable, digne du patrimoine mondial, à un poil de la reconnaissance par l’UNESCO. L’acquéreur n’y a vu que du feu. En faisant croire qu’il n’était pas le seul sur le coup, je vais même empocher un beau dessous de table. Comment pensez-vous que j’ai pu m’acheter la belle décapotable rouge dans laquelle je roule actuellement sur cette route sinueuse ?

Au loin, je crois apercevoir une silhouette féminine. Je ralentis et vois une jeune fille faire de l’autostop. Elle doit avoir seize ou dix-sept ans, tout au plus. C’est dangereux, elle pourrait se faire agresser par n’importe quel fou qui passe par ici. Allez, c’est une bonne journée qui s’achève et je n’ai pas rempli mon quota de B. A. Je m’arrête sur le bas-côté boueux de la route et l’auto-stoppeuse s’approche de la porte passager que je lui ouvre.

« Bonsoir, où allez-vous ?
- Au village un peu plus loin.
- Montez.
- Merci. »

La jeune fille s’assied délicatement et sans bruit. C’est comme si elle avait un nuage sous les fesses. Elle porte un pull de couleur claire, capuche sur la tête. Je n’ai pu découvrir de son visage qu’un regard couleur noisette et des cheveux sombres qui dépassent. Ses mains sont enfoncées profondément dans la poche kangourou de son sweat. Le silence est pesant dans l’habitacle. J’allume la radio, tentant de capter une station potable. Mis à part Bouse FM, La ferme on air et des craquements, il n’y a rien. Je réduis donc le poste au silence. Je tente alors de communiquer avec ma passagère, très silencieuse.

« Je m’appelle Lucie et vous ?
- Blanche.
- Vous habitez la région ?
- Oui. »

Pas très loquace, la petite ! On arrive à un pont qui surplombe la voie ferrée. Je m’y engage et, arrivée au milieu, mon auto-stoppeuse sort de son mutisme et se met à hurler : « Attention ! ». Un véhicule arrive à toute allure face à moi. Juste le temps de me déporter à l’extrême droite du pont et il passe en trombe à quelques centimètres de mon rétroviseur gauche. Je crie : « Espèce de chauffard ! Tu as eu ton permis dans un paquet de Bonux ? » à l’adresse du chauffeur de cette bagnole dont je ne vois plus que les deux phares rouges s’éloigner rapidement. Je me retourne vers ma passagère : « On l’a échappée belle ! Merci de m’avoir …. »

Et là, je me fige car le siège à mes côtés est vide. Un coup d’œil au verrou de la porte : il est toujours fermé de l’intérieur. Je m’extrais de la voiture, cherchant du regard la jeune auto-stoppeuse sur le pont mais rien … aucune âme qui vive … du moins jusque là où mes yeux fatigués peuvent distinguer quelque chose dans la pénombre ambiante. Sans conviction, je crie « Blanche ! » à plusieurs reprises. Mais ma voix ne reçoit en réponse que l’écho sur l’arc métallique du pont.

Assez perplexe, je me rassieds derrière le volant en réfléchissant aux hypothèses plausibles. Peut-être a-t-elle eu tellement peur qu’elle s’est jetée hors du véhicule … mais comment a-t-elle refermé derrière elle ? Ou alors ai-je somnolé et rêvé tout en continuant à conduire et c’est cette voiture folle qui m’a sortie de ma torpeur. Ou encore suis-je tout simplement dans mon lit, sous ma couette, et que tout ceci est tout simplement sorti de mon imagination ? Brusquement, je m’assène une gifle. Me mirant dans le rétroviseur intérieur, je vois ma joue se colorer de rose. Mais je suis toujours sur ce pont ferroviaire. Il faut vraiment que je regagne mes pénates.

Trente minutes plus tard, je m’allonge dans mon lit avec un sourire béat aux lèvres. Très vite, mon cerveau s’embrume, ma vision devient floue et je glisse lentement et avec délectation dans un sommeil que je souhaite réparateur.


Après une affreuse nuit de cauchemars plus angoissants les uns que les autres, me laissant une impression de mal-être et des sueurs froides qui trempent mon pyjama orné de nounours tétant leur pouce, je finis par me hisser péniblement hors du lit. La douche chaude m’apporte un peu de réconfort et surtout un regain de vitalité. Un bon café fort et je suis presque réveillée. Je sors de mon porte-documents le compromis de vente de la maison de Monsieur et Madame Chamel et je découvre également un journal. Je ne me souviens pas avoir acheté le canard hier. Mais comme je ne sais plus ce que je fais parfois …

À la recherche d’un passe-temps peu énergivore, je décide de lire cette feuille de chou qui arbore en première page la photo d’un pont qui surplombe les rails avec un gros titre : « Drame familial ». L’image à la une nous envoie vers un article en page sept. On y parle de la fille de Monsieur et Madame C., prénommée Blanche. Là, mon cœur tressaille légèrement, laissant un vide de quelques secondes dans ma tête. Suite à une rupture amoureuse douloureuse, elle s’est rendue sur un pont et a sauté au-dessus du parapet à l’arrivée d’un train, atterrissant sur les voies de chemin de fer avant de se faire déchiqueter par le monstre de métal, provoquant un traumatisme psychologique chez le conducteur de la locomotive, des dégâts au train (sûrement pas aussi impressionnants que ceux sur le corps de l’adolescente) et perturbant le trafic ferroviaire pendant plusieurs heures. Déjà que la SNCB n’est pas la championne de la ponctualité ! Elle avait enfin une bonne raison cette fois.

Mais tout ceci a un coût, qui a été dûment réclamé auprès des pauvres parents éplorés et désormais endettés, qui ont dû mettre leur immeuble en vente pour couvrir les frais. L’article est illustré par une photo de leur habitation … mais c’est celle que je viens de vendre hier !

Je recherche une date sur le papier bon marché qui me laisse les doigts gris d’encre : 13 janvier 2013. Nous sommes le 8 mars 2014. Il ne date pas d’hier ! Comment aurais-je pu me le procurer ? Il y a une part de mystère qui me titille et me laisse dans un flou artistique générant une certaine angoisse, celle de l’inconnu, de l’insaisissable.

Je reprends pied dans la réalité et j’appelle le couple Chamel pour leur annoncer que j’ai un compromis tout chaud pour eux. C’est Madame qui décroche et annonce d’une voix cassée et faiblarde :

« Allo, oui.
- Bonjour, c’est Lucie. Ça y est ! On a un contrat signé pour le prix que vous avez consenti. »

À l’autre bout du fil, j’entends des sanglots étouffés et des bruissements de téléphone qui change de main, ce qui est confirmé car la voix de Mr Chamel résonne dans le combiné :

« Allo. Bonjour … euh … on ne trouvera pas d’acheteur pour un meilleur prix, je suppose. »

Je lui réponds avec aplomb car il ne peut pas voir que mes joues s’empourprent.

« Non, je suis désolée. C’est le maximum que vous obtiendrez. Votre maison est vétuste et mal située.
- Nous savons.
- Je passe tout à l’heure vous faire signer les papiers. »

Il est quatre heures lorsque j’actionne la petite cloche de cuivre suspendue à droite de la porte. La maîtresse de maison vient m’ouvrir et m’invite à pénétrer dans la salle à manger. Lors de mes premières visites, je n’avais jamais prêté attention aux photos de famille qui trônent sur l’énorme buffet. Mon regard s’arrête sur celle d’une jeune fille au regard noisette et cheveux bruns et brillants. Mon cœur s’emballe. J’interroge mon hôte :

« C’est votre fille ?
- Oui, ma petite Blanche. »
Et elle fond en larmes.
« J’ai lu un article sur ce qui s’est passé. Vous vendez pour payer les frais ?"

Elle renifle bruyamment et frotte sans ménagement ses yeux rougis avec un mouchoir blanc qu’elle tache de rimmel.

« Oui. Le problème est que le produit de la vente est insuffisant pour solder notre prêt hypothécaire, les frais d’avocat car nous avons tenté de nous défendre mais en vain, les frais d’autopsie …

Là, je me demande bien la raison d’une autopsie dans ce cas. La jeune fille aurait-elle pu mourir d’autre chose que d’avoir été déchiquetée par un train ? Peut-être ont-ils dû reconstituer la morte, comme on le ferait avec un puzzle. Mais un vingt ou trente pièces, même un enfant de dix ans peut le faire …

… les frais de l’enterrement …

Evidemment, s’ils facturent un cercueil par morceau !

… et surtout tout ce que la SNCB nous réclame !

Ce couple leur permettra peut-être d’éviter la faillite.

Mon mari a fait le calcul, regardez vous-même ! »

Elle me tend une feuille de papier quadrillé avec plein de chiffres écrits en minuscule. Là, le comptable de service fait son entrée en pull jacquard à col en V. Il me salue d’un signe de tête et attend mon verdict sur son calcul.

« Il vous manque en effet quelques milliers d’euros pour tout payer.
- Enfin, nous vous sommes reconnaissants d’avoir enfin su trouver un acheteur. Vous êtes plus efficace que tous vos confrères. Un grand merci ! »

Un malaise m’envahit et la photo de Blanche semble me fixer avec un air mauvais.

Quelques mois plus tard, lorsque Monsieur et Madame Chamel iront chez leur notaire toucher le chèque de la vente de leur maison, il leur sera remis une enveloppe avec pour seule inscription « De la part d’une amie de Blanche ». À l’intérieur, ils trouveront la somme qui manque pour payer toutes leurs dettes.




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