Quand on n'a pas de tête, on a des jambes

Date 15-03-2014 12:55:38 | Catégorie : Nouvelles


Je dois tout noter, ne rien oublier. Pour me souvenir de cet endroit de folie. Pour rapporter ce qui m'est vraiment arrivé. Et si je perdais définitivement la tête, comme tous ces hommes en blanc le pensent, il me resterait cette mémoire de papier, ce témoignage sur le vif. Pour mes enfants, que je n'aurais peut être jamais. Pour mes amis qui me croient dérangé. Pour ma famille qui m'a fait enfermer.

Je n'ai que vingt cinq ans et je suis promis à un destin exceptionnel. C'est ce que mon père m'a toujours dit. Mon grand père aussi, d'ailleurs. Nous sommes une famille de polytechniciens. De père en fils. Et comme je n'ai que des sœurs et pas l'ombre d'un frère, ni petit ni ainé, je dois continuer cette tradition familiale. Chez nous, les filles deviennent professeur de français agrégée normalienne, médecin spécialisé dans les nœuds au cerveau ou alors simplement pharmacienne herboriste. Les garçons assurent le prestige d'une carrière toute tracée dans le sillon austère de notre fière république. Grand-papa a été ministre dans les années soixante-dix. Au bon vieux temps où notre glorieux pays comptait forcément dans le concert des nations. Maintenant il milite au sein d'associations catholiques. Pour le respect des traditions, contre le mariage pour tous, pour la France aux Français. Avec de jeunes vieilles et des réactionnaires fanés, qui regrettent tous en chœur l'Empire que nous avions au début du vingtième siècle, avant la décadence sociale et le vote des femmes. Papa est président directeur général d'une entreprise française, multinationale de la haute technologie, championne de l'export, reine des marchés émergents, généreuse donatrice des partis politiques dominants, autant ne pas vexer dans aucun des deux camps. Il est, selon ses dires, l'homme qui monte. Celui que notre président, ce social démocrate dont la rose est passée, verrait bien un jour aux commandes d'un ministère. La preuve par A + B de l'ouverture politique sur la société civile et le grand capital. Mes oncles sont soit généraux, reconvertis dans le nucléaire ou les travaux publics, soit hauts fonctionnaires, puissants et invisibles, cerbères inflexibles d'un état démocrate, du moins en théorie.

J'ai bien débuté dans la vie avec cet héritage. Une enfance très sage. Bachelier à seize ans, école polytechnique, major de promotion. Puis j'ai épousé une sainte véritable, fille de militaire, petite nièce de ministre, duchesse avec des terres. Professeur de latin certifiée, passée par la faculté laïque, en plein milieu gauchiste, quelque part dans le treizième arrondissement de Paris, elle a survécu à la permanente agitation des syndicats étudiants, aux grèves de fonctionnaires qui débrayent pour un rien, aux avances douteuses de Roméo plébéiens en quête d'un trophée aristocratique pour leur tableau de chasse. Il ne nous reste plus qu'à perpétuer notre espèce. Trois filles et cinq garçons, ce serait idéal, si on écoute belle maman qui en a pondu dix. Nous avons tout de suite habité un bel appartement au centre de Versailles. Ma chère et tendre enseigne dans un lycée local tandis que je termine un doctorat de physique, tout en occupant un bon poste d'ingénieur en chef, dans la filiale de pointe d'un grand groupe de l'industrie guerrière. Jusque là, tout fonctionnait à merveille. Nous étions amoureux, fidèles l'un à l'autre, partenaires de bridge le samedi chez maman. Le couple emblématique d'une génération dorée, née avec dans la bouche une cuillère en argent.

Je ne sais pas à quel moment tout a basculé. Ce dont je me souviens, c'est qu'un matin d'automne, je me suis réveillé dans une chambre blanche, attaché à mon lit. Les médecins m'ont fait passer une multitude de tests, logiques et puis physiques, sources d'un mal de crane qu'ils soignent avec des pilules jaunes et vertes, entre deux piqures supposées me permettre de dormir. Chaque fois que je leur demande pourquoi un tel traitement, de quoi je suis malade et pour combien de temps, ils ne répondent pas, appellent une infirmière et me gavent de dragées. Et quand je reprends enfin connaissance, après cette collation chimique, je me retrouve sanglé à une chaise, sous les feux de la rampe, avec autour de moi des hommes et femmes en blanc. J'ai quand même réussi, au prix de mille astuces, à gagner la confiance d'un aide soignant qui m'a divulgué un peu du secret de mon isolement. Selon les experts du cru, je serais complètement fou. Un psychotique paranoïaque, de ceux qu'on soigne à l'électricité et aux douches glacées dans des sanatoriums cachés du plus grand nombre. Je résiderais là depuis presque douze mois. Une année pleine de crises, de furies et de larmes, dont apparemment je ne garde pas souvenir.

C'est pour cela qu'il me faut tout noter, maintenant que je suis conscient de mes gestes, que je perçois mon environnement, que je peux enfin communiquer avec le personnel médical, sous certaines conditions. Je pense que ces cachets, ces bonbons pour dormir, ne servent qu'à m'abrutir, dans le but évident de me rendre docile et mieux me contrôler. D'après mon confident de circonstance, mon état s'améliore. J'ai déjà meilleure mine, surtout depuis que je ne reçois plus le moindre électrochoc, plus de douche gelée. Même que je me promène sans ma belle camisole. Je ne suis pas persuadé qu'il me rassure avec ces mots.

J'ai accepté la thérapie par le dessin. Ce n'est pas que j'aime gribouiller sur du papier mais au moins j'ai de la matière, des cahiers et des stylos, pour tenir mon journal, pour raconter mon histoire, entre deux séances de torture ou avant que leurs mixtures me plongent dans le noir total. Ma cachette secrète, celle où je dissimule mes feuillets, se trouve dans un lieu que même dans ce récit je ne cite jamais, par peur d'être découvert, dans le cas plus qu'extrême d'un scanner cérébral puis d'un lavage de cerveau. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Ce soit disant hôpital psychiatrique n'est qu'un laboratoire, un centre de recherches dédié à l'étude de sujets supérieurs à la norme, une race de héros, la mutation de l'homme vers une étape ultime, celle de l'omniscience totale et de la pensée divine. Et je l'ai toujours su, depuis mes premiers cubes, mes petits pâtés de sable. J’étais en avance sur tout le monde, précoce partout et à chaque fois, capable de lire sans aide les desseins de l'univers cosmique, à travers des chiffres que personne ne comprend. Quelques bribes me reviennent, celles de mon doctorat de sciences, de ce maître de thèse, aveugle béotien, ignare et réducteur, survivant fier de lui d'une engeance destinée à s'éteindre bientôt, par délit d'ignorance. Je le revois, raturant ma copie, la souillant de traits rouges, du sceau de l'infamie. Lui l'homo erectus effrayé par le feu, par le tonnerre nocturne déclenché sous ses yeux. Je me rappelle lui avoir fracassé le front, à grands coups de tablette, pour lui donner un avant goût de sa chute, de la fin de ses pairs, de ces brutes épaisses et bornées, drapées et suffisantes dans leur savoir de nains. Comment avais je pu laisser ce primate vieillissant, savant de pacotille, lire mes équations, effleurer mes théories, converser avec Dieu ? Autant demander à un chimpanzé de dessiner, au tableau, la double hélice, divine mère des animaux, signe du tout puissant et de son plan parfait, de donner à la Terre un fils issu de ses amours avec la déesse de la nuit.

Depuis ce geste fondateur, je me suis révélé aux yeux de mes pairs et des autres. Ils ne m'ont pas compris, ont essayé des exorcismes dignes de leurs ancêtres, ont appelé des vieux birbes pour sonder ma psyché, ont prié les saints et les apôtres de me rendre la raison. Leur postulat de départ est faux. Ils devraient le savoir. Je ne suis pas malade. Je suis comme Galilée, clamant aux ignorants suprêmes que la Terre était ronde, alors que ces infirmes la voyaient aussi plate qu'une pizza au thon.

Aujourd'hui je vais mieux, pensent ces incrédules. Ils me laissent vaquer à quelques futiles occupations, à des travaux essentiellement manuels, à des activités bêtement sportives dans la cour de l'hospice, où jouer au ballon avec les infirmiers leur semble un moyen sûr d'évacuer mon trop plein d'agressivité. Nos parties de balle au pied ou au panier, quelque soit le nom de cette discipline, me permet de repérer les lieux, d'enregistrer la topographie de notre terrain de jeux et de ses alentours. Je suis un être supérieur et ils l'ont oublié. Ou ne l'ont pas compris. J'échafaude mon stratagème. Je prépare ma fuite. Je muscle mes jambes et mon corps. Je les endors dans leur certitude que je me suis soumis. Dimanche, je quitte tous ces primaires, au petit matin tôt, trop occupés qu'ils seront à dresser leur chapelle, prête dans le règlement interne, pour la messe de onze heures où tous les résidents, soignants et malades, sont obligés de donner dans le chant religieux, dans la génuflexion, dans la chanson de gestes. J'ai remplacé mes gouttes par une solution aqueuse, troqué mes gélules soporifiques contre des antalgiques, débranché la pauvre alarme équipant les issues, j'en passe et des meilleures, qu'il est inutile de détailler ici. Tel le marathonien, je suis fin prêt à parcourir les quelques kilomètres qui séparent cette forteresse de la plus proche bourgade. Dans le fin brouillard matinal, en plein milieu des champs de blé, personne ne me verra. Nul pandore ne pourra m'empêcher de prendre ce train dominical dont m'a souvent parlé mon aide soignant favori. Je reprendrai mes travaux, à la recherche du message de l'éternel, de notre père à tous, pour ma nouvelle espèce, afin de guider le troupeau dans la grande direction. Mon journal deviendra un jour, le témoin objectif, le récit très fidèle de ce qu'il fallait endurer pour parvenir enfin à l'ultime vérité.



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