Évidence chimique

Date 04-04-2014 20:13:10 | Catégorie : Nouvelles


Évidence chimique


Des voitures à perte de vue. L’autoroute déversait des flux d’automobiles en direction de Paris. Comme une fourmilière en folie, à l’arrivée d’un gros tamanoir. Avancer, dans ces conditions, relevait de l’utopie. Et il n’était que huit heures du matin. Corentin pensa qu’il ne rejoindrait pas son bureau avant midi, à cette allure d’escargot. Surtout bloqué comme il était depuis deux heures.

Sa journée débutait plutôt mal. Déjà qu’il n’avait pas vraiment envie de travailler aujourd’hui, avec un chef qui le harcelait constamment, des collègues jaloux de son parcours fulgurant, le tout dans une entreprise en train de perdre son âme. Son moral n’affichait pas le beau fixe, loin de là. Marjorie, la femme de sa vie, ne reviendra plus. Elle en avait décidé de manière unilatérale. Un vendredi soir, de retour d’un congrès professionnel, il avait trouvé leur appartement bien vide, dénué des affaires de sa chérie. Cette dernière lui avait laissé une courte lettre, plus laconique qu’autre chose. “Je te quitte, ne m’appelle pas. Marjorie”.

Corentin avait tenté de lui parler mais elle avait changé de numéro de téléphone mobile. Il avait contacté ses parents, sa meilleure amie, son travail, son travail mais rien à faire, elle était injoignable. La loi du silence régnait et personne ne passait plus de dix minutes sur ce sujet avec lui.
Depuis, il errait dans leur ancien nid d’amour. Il n’avait plus goût à rien et son travail s’en ressentait. La motivation était importante dans le marketing et la communication. Un chef de marché devait montrer son énergie et sa détermination aux équipes de créatifs. Surtout dans une agence de publicité aussi réputée que Blake and Brothers. Sa baisse de régime énervait fortement son directeur artistique. Corentin tentait pourtant de se motiver tous les matins dès le réveil. En vain. Au lieu de trouver le sourire, il n’obtenait que des larmes. Son miroir lui renvoyait cette image de gars largué par sa copine. De perdant.
Il usait de subterfuges pour se donner un coup de fouet. Pas la cocaïne, très en vogue chez les fils de pub, facile d’accès dans son milieu. Il laissait cette substance interdite et dangereuse à son chef qu’il soupçonnait même de s’être fait greffer des plaques dans le nez pour mieux aspirer la poudre blanche. Non, lui restait dans la légalité. Celle des petites pilules délivrées sans ordonnance aux dépressifs en tous genres et aux étudiants en période de bachotage. Des rouges, des jaunes, des vertes ; un arc-en-ciel pharmaceutique. De la drogue chimique, en version légale et politiquement correcte.

Ce matin là, Corentin avait absorbé son cocktail multicolore. Et la dose dépassait largement le raisonnable. Bienfait de l’industrie pharmaceutique, le mélange atteignait l’objectif fixé. Corentin pétait la forme, plus que d’habitude, plus que jamais. Marjorie n’apparaissait plus dans ses pensées matinales. Il pouvait retrouver son rendement de jeune cadre dynamique. Il avait déjeuné sur une base solide et pas sur le classique duo café-biscuit qu’il s’octroyait chichement en général. Corentin était prêt à conquérir le monde. De nouveau. En gagnant.

Il s’était réveillé très tôt pour partir dans les meilleures conditions, en dehors des plages horaires pendant lesquelles se concentre le trafic autoroutier. Parti à six heures du matin de Fontainebleau, il pensait arriver à Paris, sur la prestigieuse avenue des Champs Elysées, quelques soixante minutes plus tard. Il serait ainsi seul au bureau pour écluser les messages en retard, les mémos planifiés et laissés de côté, un ensemble de tâches qu’il avait négligé ces derniers jours. Le premier collaborateur, certainement le fayot de service ou le stagiaire du mois, ne pointerait pas le bout de son nez avant deux heures. Le téléphone ne sonnerait pas, les clients ne lui demanderaient pas de modifier une campagne ou d’expliquer un visuel. Pas d’emmerdeur à l’horizon. La tranquillité.
Voici dans quel état d’esprit Corentin avait pris la route. Chargé comme une mule, l’œil brillant et le geste saccadé, il avait démarré sa jolie petite voiture rouge, un modèle japonais, et s’était dirigé vers l’autoroute. Sa musique préférée, un ensemble harmonieux et planant de guitares saturées et de cris primitifs, tournait en boucle sur son moderne lecteur numérique. Corentin avait fait rugir le moteur de son coupé sport, dans une ferveur artificielle sublimée par la lourde pharmacopée qu’il s’était administrée au saut du lit. Tout se déroulait à la perfection jusqu’à cette portion de route, signalée en travaux, réduite à une file pour une dizaine de kilomètres. Il n’avait pas eu la présence d’esprit de quitter l’axe principal pour une voie secondaire. Comme beaucoup des autres automobilistes qui s’étaient agglutinés sur cette étroite langue de bitume, défoncée de surcroît et inappropriée à la grande circulation. Ce qui devait arriver se produisit ; un accident entre des conducteurs trop pressés avait été suivi d’un camion renversé sur la chaussée. Tous les ingrédients étaient réunis pour une longue immobilisation, sans possibilité de rebrousser chemin. Corentin se retrouvait coincé.

Deux heures assis dans son véhicule, bloqué sur l’autoroute, impuissant face au spectacle désolant de bouchons à répétition, Corentin avait assisté à tous les cas de figure de la malchance quotidienne du conducteur francilien. L’accident de voiture, le camion renversé, la panne d’essence, les travaux sur la voie, les pompiers et même la maréchaussée, lui imposaient de prendre son mal en patience, ingurgitant de temps en temps une pilule magique. Mais sa patience était trop entamée. Beaucoup trop.

Corentin connut le phénomène de la fusion de fusible, réservé d’habitude aux consommateurs d’acide lysergique et autres joyeusetés chimiques. Ce syndrome frappait quelques fois ceux qui abusaient de substances censées donner un coup de fouet au cerveau. Surtout quand les molécules supposées inoffensives se mélangeaient avec d’autres, tout autant innocentes mais conçues pour aplanir les symptômes de la dépression nerveuse. Un tel cocktail pharmaceutique se transformait alors en bombe à neurones. Inutile de développer une thèse en pharmacie pour en décrire les effets. La sagesse populaire formalisait cet état sous le poétique vocable de ‘pétage de boulon’ et c’était exactement ce qui arriva à Corentin. Il arrêta son moteur, descendit de sa voiture, escalada la rambarde et courut à travers champs. Cette course effrénée vers le grand nulle part relevait du grand n’importe quoi. Mais Corentin s’en fichait comme de sa première gélule. Il voulait échapper à l’oppressante situation qu’il vivait et que son cerveau survolté exagérait. Le jeune homme ne raisonnait plus car il réagissait ; c’était aussi simple que cela.

Après une heure de course en rase campagne, Corentin atteignit une ferme. La chance était avec lui car dans la cour se trouvait un vieux vélo. Corentin ne se posa pas trente-six questions et l’enfourcha aussitôt. Il décida de rejoindre la première petite route sur la droite et de rouler en direction du sud. Son périple dura quelques heures. Il ne ressentait toujours aucune fatigue, plus dopé qu’un coureur cycliste, plus allumé qu’un cierge de Noël, dans un état second. De temps à autre, il s’arrêtait pour boire un peu d’eau à une fontaine, pour remettre son bas de pantalon dans ses chaussettes ou pour dégourdir son épine dorsale. Aux environs de midi, il arriva dans une bourgade plus peuplée que tous les villages qu’il avait traversé jusque là. Dès qu’il vit le panneau indiquant la gare, il se dirigea vers cette dernière. Sur place, il gara la vieille bicyclette contre un mur et se rua sur le premier quai. Son attente se résuma à deux minutes ; le temps pour un train de marquer un arrêt dans cette gare. Corentin vérifia sa destination et grimpa dans le premier wagon.
Assis dans un compartiment, il s’assoupit rapidement.

Il dormait depuis moins d’une heure quand une main tapota sur son épaule.
— Contrôle des billets, dit une voix neutre, montrez moi votre titre de transport, monsieur.
Corentin ouvrit difficilement les yeux car il était assommé par le cocktail chimique qu’il s’était administré le matin et aussi par son long périple cycliste. Il ne comprit tout d’abord pas la raison d’une telle demande, ayant oublié qu’il se trouvait dans une rame. Devant son air hébété et sa dégaine débraillée, le contrôleur répéta sa requête.
— Votre billet, s’il-vous-plait, demanda t-il poliment.
— Je n’en ai pas, avoua Corentin. J’ai dû sauter précipitamment dans le wagon.
— Quelle est votre destination ? s’enquit le contrôleur. Je comprends votre situation et je peux vous délivrer un billet sur place.
— Le terminus de la ligne, improvisa Corentin.
— Nous disons donc Nevers, répondit le fonctionnaire. Voici votre titre de transport. Il vous en coûte trente euros. Payez-vous par carte bancaire ou en espèces ?
— En espèces, confirma le voyageur.
Il paya son dû et rangea le ticket, ainsi que le reçu, dans la poche de sa veste. Le contrôleur continua sa tournée en laissant Corentin à ses pensées. Ce dernier se demandait où tout ceci allait l’emmener. Il ne regrettait pas son geste insensé car son envie de liberté résonnait dans sa tête comme un leitmotiv. « Échapper au quotidien », lui scandait son cerveau.

Le reste du voyage se déroula sans imprévu, Corentin en profita pour se reposer et décida d’attendre son arrivée dans la cité nivernaise avant de choisir entre un retour sur Paris ou une descente vers le sud. Une soixantaine de minutes plus tard le train s’arrêta à son terminus. Tous les passagers descendirent et Corentin suivit le mouvement, en automatique, tel un habitué de cette ligne de province. Il se dirigea vers les consoles de réservation et commanda un billet à destination de Nice via Lyon. Pendant un instant, il fut tenté d’appeler son bureau pour donner de ses nouvelles et expliquer son retard. Mais il opta pour la fuite et le secret. « Qu’ils aillent tous au diable ! », pensa t-il.

Le trajet jusqu’à la capitale des Gaules lui permit de recouvrer des forces. Il changea de train à la gare de la Part-Dieu et son humeur changea quand il posa son séant sur un fauteuil en première classe. Dans cette rame à très grande vitesse qui lui rappelait ses vacances passées, il se remémora son adolescence dorée quand il habitait dans une petite ville de la banlieue lyonnaise et qu’il partait sur la Côte d’Azur avec sa famille. Ses souvenirs d’une époque bénie, sans soucis ni responsabilités, où Marjorie et lui n’étaient encore que de jeunes amoureux de lycée, lui redonnèrent un semblant de sourire.
— Vous allez aussi à Nice ? lui demanda la femme assise en face de lui.
Corentin ne l’avait pas remarquée. Elle paraissait âgée d’à peu près vingt-cinq ans. « Une jolie blonde aux yeux bleus », pensa t-il. « Pas le genre de Marjorie, moins sophistiquée, pas le style de poupée à l’ancienne qui décore les maisons de nos grands-mères ».
— Oui, répondit-il. Je m’appelle Corentin, j’ai vingt-sept ans et je m’accorde des vacances impromptues ; un petit coup de folie en somme.
— Mon prénom est Caroline et je suis étudiante en arts plastiques, répliqua sa voisine. Je rentre d’une semaine d’échange universitaire avec l’Institut des Beaux Arts de Paris. Je suis impatiente de revoir ma ville natale car j’étouffais dans la capitale et je n’en supportais plus le quotidien.
— Comme je vous comprends, confirma Corentin. Moi-même, je ne suis pas parisien d’origine et je n’habite pas cette ville. J’ai choisi de résider loin de toute cette agitation dans un petit village à côté de Fontainebleau.
— Que faites vous de beau dans la vie ? demanda Caroline.
— Je travaille dans une agence de publicité à Paris, avoua Corentin.
— Vous n’avez pas l’air très heureux de cette situation, ironisa la jeune femme. Est-ce la raison de votre voyage à Nice ?
— Oui, c’est exactement cela, mentit Corentin. Et puis, je ne connais pas cette cité azuréenne dont tout le monde prétend qu’elle est somptueuse et agréable à vivre. Alors, je me suis convaincu que partir en ces lieux serait une excellente escapade, une parenthèse merveilleuse dans mon existence citadine.
— Vous avez mille fois raison ! s’exclama Caroline. Quand vous aurez goûté aux plaisirs de cette superbe ville vous ne voudrez plus jamais revenir dans la grisaille parisienne au milieu de ces rustres qui ne disent pas bonjour et vous poussent du coude dans les transports en commun.

La conversation dura jusqu’à Nice. Caroline et Corentin s’entendaient comme larrons en foire et, visiblement, ces deux là se plaisaient. Le jeune homme habilla la vérité de façon à ne jamais aborder l’existence d’une certaine Marjorie. Il romança son périple matinal qui, dans sa nouvelle version officielle, devenait une décision mûrement réfléchie de prendre du recul, de franchir la rivière Styx avant de décider de la suite à donner à sa vie personnelle et professionnelle. L’halluciné du matin se faisait ainsi passer pour un jeune homme réfléchi mais pas calculateur.
Caroline goba facilement son histoire, trop heureuse de trouver en Corentin un compagnon de voyage raisonnable, rassurant et certainement romantique. Il représentait pour elle l’antithèse de tous ces fils-à-papa qu’elle voyait trop souvent dans les soirées niçoises. Ceux-ci étaient plus attirés par le sexe et l’argent que par l’art et la culture. En vérité, elle ne prenait pas un gros risque avec lui, car il n’avait jamais été du genre de ceux qui couraient le jupon et troussaient d’innocentes étudiantes. Corentin était plutôt d’un tempérament fleur bleue ; amoureux depuis ses quatorze ans de sa camarade de classe Marjorie qui était devenue au fil des années, d’abord sa fiancée puis sa future épouse. Il n’avait jamais regardé d’autre femme durant tout ce temps, et on ne pouvait pas faire plus fidèle que le preux Corentin. C’était bien cela qui avait séduit Marjorie puis l’avait fatigué. De chevalier servant, il s’était peu à peu transformé en servile toutou.

« Nice, terminus du train », annonça une voix métallique. Caroline et Corentin se regardèrent et ne dirent un mot. Le charmant moment prenait fin brusquement sur quelques mots banals sortis d’un mégaphone. Il fallait enchaîner, d’une manière ou d’une autre afin de perdurer cette relation naissante. Cependant, Corentin n’était pas un garçon habitué au flirt, rompu aux techniques de séduction, stratège dans l’emballage de jolies filles. Il se sentait un peu bête au beau milieu de cette rame en face de cette blondinette qui lui plaisait tant. Caroline dut certainement s’en rendre compte car elle décida de prendre les devants.
— Allons boire un café au centre ville, proposa-t-elle.
— Volontiers, j’en ai besoin, répondit le jeune homme.
Ils se dirigèrent ensemble vers la station de bus et montèrent dans la première navette disponible. Le voyage ne permit pas de rompre le silence, car Corentin restait toujours embarrassé. Caroline sentait bien que quelque chose n’allait pas, aussi tenta-t-elle une initiative. Elle lui prit le bras et l’entraîna avec elle hors de la rame lors d’un arrêt dans le quartier des magasins.
— Allons faire quelques emplettes, dit-elle. Je crois que tu as besoin de renouveler ta garde robe et d’acheter une petite valise. Si tu dois passer plusieurs jours ici, autant t’équiper convenablement.
— J’avoue que c’est nécessaire, confirma Corentin.
Caroline se sentit soulagée car le contact était rétabli. Elle décida de mener la danse et d’emmener dans son joyeux sillage le taciturne garçon. « Je ne vais pas le lâcher comme ça », pensa-t-elle, déterminée. Les courses devenaient l’occasion de nombreuses crises de fou rire. Caroline jouait le rôle du clown, Corentin celui du lion à qui elle essayait d’apprendre à jouer au ballon. Le duo fonctionnait à merveille. Vu de l’extérieur, on aurait dit un couple d’amoureux en pleine phase de découverte, celle où le soleil brillait et les oiseaux chantaient.
Après les magasins de vêtements et la maroquinerie, ils décidèrent de rejoindre un petit restaurant. La fin de la journée approchait.
— Il faudrait que je réserve une chambre d’hôtel, dit soudain Corentin. J’ai oublié ce détail et je crains que, plus tard, je ne trouve rien de libre.
— Laisse-moi faire, proposa Caroline, je sais où il y a de la place et quels sont les établissements de qualité.
— C’est d’accord, accepta le jeune homme. Mon nom est Corentin Thomas et voici ma carte bleue si le service de réservation te la demande pour procéder à l’enregistrement.
— Ravi de te connaître en entier, monsieur Corentin Thomas, ironisa l’étudiante. Puisque nous sommes désormais plus intimes, sache que je m’appelle Caroline Damberg, que je mesure un mètre soixante-dix pour un poids que je n’avouerais même pas sous la torture. Enfin, mon patronyme est d’origine danoise et je suis née à Nice, d’un père vétérinaire et d’une mère musicienne.
Corentin rougit. La blonde Niçoise lui avait fait comprendre qu’il était temps pour lui de se laisser aller et de ne plus osciller bêtement entre joviale camaraderie et silencieuse timidité. Alors, il osa un geste fou. Caroline ne vit pas le coup venir, et elle se retrouva dans les bras de ce quasi inconnu qui lui plaisait tant. Cette accolade chaleureuse ne l’étonna même pas ; « Voilà ce qu’est un timide gentleman », pensa-t-elle.

Corentin eut du mal à se reprendre de cette folle initiative. Son visage s’empourprait davantage au fur et à mesure que Caroline le serrait de plus en plus fort. Il sentit son cœur s’emballer, une sorte de sentiment qu’il n’avait plus connu depuis des semaines voire des mois. Tombait-il amoureux ? Cette question ne le taraudait pas vraiment, car il était trop heureux de revivre enfin. « Demain sera un autre jour ».



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