L'appartement familial, le théâtre et l'église

Date 19-04-2014 22:10:00 | Catégorie : Nouvelles


Attention, ce texte pourra sûrement choquer les personnes les plus sensibles du fait d'une certaine violence. Ames sensibles, s'abstenir, je vous conseille de vous réorienter vers un autre texte. (PS: si le staff estime que je devrais la retirer ou la mettre dans les plus de 18 ans, je le ferais sans rancune).


Ses bottines noirâtres écrasèrent le parquet de l’appartement familial ; ses genoux s’affalèrent contre les planches amères et un filet de sang gicla de ses lèvres rosâtres. Le poing du patriarche était encore logé entre ses côtes, au creux de ses reins, et elle se muselait, se forçait à étouffer les gémissements entre ses dents grinçantes.

« Il est où mon fric ! Il est où ! hurlait-il sauvagement. ». Le patriarche était devenu incontrôlable : ses joues gigotaient, emportées par la fureur, ses yeux glissaient hors de leurs orbites blanchâtres et son front plissé rougissait ; un dictateur apeuré de perdre son pénis, voilà de quoi il avait l’air, voilà ce qu’il était pensa-t-elle.

Elle ricanait tant la douleur corrompait sa face, dénaturait son tendre visage, encore enfantin ; son arcade avait éclaté et sa vue ne fut bientôt plus qu’un large rideau rougeâtre, ample voilure de velours.


Le théâtre s’ouvrait devant ses yeux et la foule rugissait, beuglait, meuglait, applaudissait dans un fracas assourdissant, tonnerre de mains moites et rageuses. Les rideaux s’écartèrent, dévoilant un large panorama : une maisonnette perdue dans les collines italiennes.

« La ferme n’est plus, père. Nous n’aurons plus de farines désormais ; les rameaux de nos saules ne sont plus que de vulgaires bûchettes à cheminée et tous nos hectares ne sont plus que des forages hurlants, d’immenses aciéries métalliques où fleuriront les poutres et les fondations de nos chères villes, de nos appartements, de nos théâtres et de nos églises. Nous sommes perdus, père, nous avons tout perdu, perdu nos terres, perdu notre argent, perdu notre fierté. Nous ne sommes plus que des bêtes, père. ».

Sa voix était douce et monotone, apeurée.

Il se leva et la gifla sèchement, sans un mot. Elle s’écroula mains contre les planches et elle sentit une écharde glisser entre ses doigts. Elle voulut la retirer mais une seconde claque s’aplatit sur sa joue, plus lourde et plus dure que la première.

Le rideau se referma et le vacarme accrut, la foule devînt une marée humaine, une vague incontrôlable, extasiant devant cette scène, devant ce rideau rouge et ces planches grinçantes.


***

Elle ne voulait pas rentrer chez elle, non, pas ce soir. Le patriarche reviendrait de l’usine, de l’aciérie rutilante, et lui exigerait l’argent, la récolte du jour ; elle n’avait vendu qu’un maigre lot de ses provisions et pressentait déjà son sombre destin. La cocaïne n’était plus très lucrative par ici, dans cette morne campagne : les camés étaient devenus des pervers, les vicieux des évêchés et les diocèses étaient morts. « Ainsi va le monde, pensa-t-elle sans réelles certitudes. Il n’y plus d’églises et plus de cocaïnes ; plus de place pour quelqu’un comme moi. ». Elle monta sur son vélo et se mit en route pour l’appartement.

« Après tout, ce ne sera qu’un soir comme les autres. Deux coups dans le foie et puis s’en va ; deux coups dans les intestins et à demain matin ! S’exclama-t-elle. ».
Elle hésita à s’arrêter au bord de la rivière et à s’y endormir, à ne pas rentrer chez elle pour la soirée ; cependant, elle continua son chemin, persuadée qu’elle ne pouvait retarder la fureur patriarcale.

***

« Mon père, croyez-vous que, si je dois mourir, là, maintenant, ce soir, j’irais au paradis ? Croyez-vous que… que je serais absoute de tous mes pêchés, de mon orgueil, de ma luxure, de ma vanité, de ma lâcheté. Pourriez-vous me pardonner ? Ou Lui ou même mon père qui sait… Me pardonneront-ils ? Je n’ai jamais réellement cru en vous, mon père, ni en quelconque religion, mais est-ce trop tard ? Trop tard pour être pardonnée ? ».

Une main se posa sur son épaule et elle haussa son regard vers la silhouette.

« Que faites-vous ici, agenouillée sur ce pavé ? Ce n’est plus une église ici, ce n’est plus rien. Regardez ! Il n’y a plus de toit, plus de croix ni de vitraux. Ce n’est plus une église ici, ce n’est plus qu’un champ de ruines. Allez, pars, ce n’est pas un endroit pour les jeunes filles ! Pars ! Va-t’en ! Rentre chez toi ! ».

C’était vrai. Le toit s’était effondré et avait laissé place au firmament grisâtre, les vitraux s’étaient brisés, s’ouvrant sur les nuages laiteux, les peintures s’étaient écaillées, dévoilant des murs grèges et poussiéreux ; ce n’était plus qu’un champ de ruines, que des vestiges oubliés.

Elle regarda son corps, regarda ses bleus, regarda ses hématomes, ses cicatrices et sut qu’elle aussi n’était plus qu’un champ de ruines, sans toit, ni vitraux ni peinture, plus qu’un vestige d’un passé révolu, plus rien si ce n’est que l’oubli.
Elle éclata alors de rire, d’un rire de douleur.

***

Sa joue s’étala langoureusement contre les planches et une écharde s’y planta. Elle ne pouvait effacer ce sourire diabolique de sa bouche. Le patriarche hurlait mais elle n’entendait désormais plus rien, ne voyait plus rien, ne ressentait plus rien d’autre que ce sourire satanique et cette écharde primitive. Le sang continuait de s’agglutiner au sein des prunelles et le rouge devint bientôt noir.

Les comédiens sortirent des coulisses et saluèrent la foule ravie. Soudain, tous se jetèrent sur elle et l’enveloppèrent dans le rideau de sang. Elle ne se débattait pas, elle savait cela inutile, et se laissait enrober par le voile ensanglanté, par le voile meurtrier. Elle étouffa et ne tarda pas à s’endormir, bercée par les méandres de l’enfer.

***

Elle riait, riait si fort dans cette basilique de ravages. Elle riait et son corps s’affaissait sur lui-même, se confondait aux ruines…


Merci de m'avoir lu, n'hésiter pas à laisser un commentaire. A vrai dire, je le trouve pas totalement abouti donc vos commentaires sont le bienvenu.



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