Blue Line

Date 07-05-2014 23:17:26 | Catégorie : Nouvelles


Une fois de plus, je m'en retourne à ce monde qui s'effondre où je fais vivre mes héroïnes déchues. J'espère que ce texte vous plaira. Sinon, n'hésitez pas à me dire pourquoi. Attention, il y a certaines scènes violentes !
A bientôt.
Alexis17


Empire des résonnances métalliques ; territoires des wagons fusant sur l’acier tranchant ; ballet urbain aux symphonies d’acier infinies ; la Blue Line était un environnement hostile, ténébreux, où la populace affairée laissait chaque jour retentir des milliers de talons claquant contre l’amer béton et les rames puantes. Les silhouettes pressées défilaient inlassablement dans ce monde froid où seules les grimaces tapissaient les visages esseulés. Les individus étaient réduits à n’être que des fantômes, des ombres parmi les ténèbres, des larmes noyées dans le chagrin. La Blue Line était un fleuve miséreux au courant insatiable sur lequel les chariots crissaient éternellement, transportant dans leur vacarme une foule apitoyée sur sa propre déchéance. Pourquoi vais-je mourir, lisait-on sur les faces accablées ; pourquoi suis-je si triste, devinait-on dans les yeux éplorées. Les corps las et décharnées ne pouvaient cacher leurs âmes efflanquées par la peine quotidienne. La Blue Line était une avenue de pauvreté morale où se réunissaient les esprits de charpie, corrodés par une existence de déceptions.

La Blue Line était devenue le lit de la pauvre Lux, jeune saltimbanque exhibant sa chair craquelée pour une cigarette ou de quoi manger. Ses cicatrices dorsales étaient péniblement masquées par des tatouages aux encres ternes mais à jamais ancrés dans sa peau crevassée : une paire d’ailes angélique recouvraient partiellement un passé de tourment mais la libération et les Cieux, symbole de ces ailes, étaient plus inaccessibles que jamais et de Lux ne restait désormais qu’une ombre déchue, une silhouette aux sourires volatilisés et aux joies mortes avant même leur naissance.


Un immense sycomore trônait au milieu d’une verte prairie infinie. Ses branches feuillues formaient une gigantesque boule de verdure et le ciel azuré luisait sous un soleil de plomb. Un écriteau blanc tapissait de long en large le panorama : « De votre naissance à votre mort, la journée est longue, alors, prévoyez dès maintenant votre décès ! ». La foule ne semblait guère convaincue devant cette morne affiche et personne ne paraissait préoccuper par de funestes célébrations. Un court regard, une brève grimace et la publicité disparaissait aussitôt des esprits, remplacée par la peur d’une mort imminente.

« Le monde s’effondre et cette affiche te renvoies ça à la figure comme une claque sur ta petite gueule joufflue de merdeux. Dire qu’on paie des publicitaires pour cette putain de chiasse, murmura Lux allongée sur une rangée de sièges. ». Lux enfonça son bonnet sur sa tête et essaya de se rendormir, mais, en cette fraiche matinée, les rames commençaient à s’emplir et la foule ne tarderait pas à se tasser sur les sièges, délogeant Lux de son lit de fortune. Elle essaya cependant de retourner, l’espace d’un instant, à de douces chimères mais les murmures du peuple ne tardèrent pas à devenir les hurlements de la masse.

« Mademoiselle, je vais vous demander de laisser votre place. ». Lux releva son bonnet et une silhouette austère et charnue se dévoila. L’homme était une véritable armoire à glace et tenait au bout de son bras une vielle dame frémissante. Lux se déplia et aspira une grande bouffée d’air glacé. « Assis-toi là, m’man, fit-il dans un chuintement à peine audible. ». Le souffle rauque du colosse résonnait dans tout le wagon à la manière d’un soufflet gargantuesque. Mais quel feu attisait-il si ce n’est sa propre colère ? La vieille mère tremblotante s’agrippait fermement au bras du titan et semblait pouvoir mourir d’un instant à l’autre, emportée par le souffle du fils.

Lux se dit alors qu’il était temps et retira sa veste cloutée, puis son débardeur qu’elle fourra dans son sac. Un frisson saisit sa chaire brûlante et transit ses bras nus. Tous la toisèrent d’un œil offusqué, presque haineux, puis, dans un geste vif, elle se retourna, courba son dos, déplia ses ailes et mendia le long de la rame. La plupart détournèrent le regard face à ce spectacle d’horreur, ce dos fendillé par les cicatrices ; d’autre s’apitoyèrent et lui jetèrent une maigre piécette. Après avoir écumé quelques wagons, Lux compta sa récolte et décida qu’elle aurait de quoi tenir jusqu’au lendemain ; elle descendit alors à son arrêt et s’engouffra au dehors.


Lorsqu’elle arriva devant la morne bâtisse décrépie, un homme jetait par milliers des feuilles. Les papiers virevoltaient emportés par la brise, tournoyaient et valsaient dans toute la rue. Un fleuve de mots encrés s’était épris de la rue et avait déversé son flot de savoir sur le béton et la crasse. « Vous voyez ! Vous voyez ! Voilà ce qu’il reste de mon entreprise, toute ma vie qui s’éparpille et se disperse dans cette satanée rue ! Etes-vous content ? Je vous jette à la gueule le savoir et vous l’ignorer ! ». Cependant personne ne semblait l’écouter et ses paroles n’étaient que de vaines vociférations. Les papiers avaient imprégnés toute la rue mais la foule les piétinait sans y prêter attention et les écrits se transformaient en de vulgaires papiers froissés. « Lux ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? C’est devenu inutile de venir ici. Les professeurs ne veulent plus enseigner ; ils se demandent : à quoi bon travailler si le monde s’effondre ? Les étudiants ne veulent plus apprendre ; ils se demandent : à quoi bon apprendre si le monde s’effondre ? Et moi alors ? Moi, je regarde la déchéance et je pleure. Plus personne ne veut donner des cours de rattrapage pour jeunes adultes, mais, de toute façon, les jeunes adultes veulent juste vivre un peu plus fort le reste de leur courte vie. Mais moi, je pleure ; moi, je me meure ; moi je regarde le monde s’effondrer. Allez, va-t’en maintenant, va-t’en, tu n’as plus rien à faire ici. Fais la fête comme les autres et laisse-moi mourir en paix. ». Lux commença à faire demi-tour mais se ravisa.

« Non, attendez, vous êtes ma dernière accroche. J’ai plus de chez moi, plus d’amis ni de familles. Je passe mon temps entre chez vous et le métro. Je n’ai pas d’autres endroits où allez. Qu’est-ce que je vais devenir si vous fermez ? Laissez-moi juste utiliser votre petite bibliothèque ou vos ordinateurs. Laissez-moi m’asseoir et relire des vieux livres d’histoires. J’ai besoin de ces cours. Ils me distraient et me font oublier ma vie. Je n’ai pas besoin de profs ou d’autres étudiants. Je veux simplement un endroit où être, où vivre, un endroit où je ne suis pas juste une mendiante qui exhibe ses immondes cicatrices. Non, je ne veux être quelqu’un qui apitoie les autres de son passé tourmenté ; je ne veux pas devenir une oubliée que personne ne remarque ; je ne veux pas rester une silhouette au corps défiguré par les coups de couteaux. S’il vous plait, je ne vous dérangerais pas. Je me cacherais entre les tables et je relirais des vieux cours de mathématiques et de géographie. Laissez-moi rentrer. ». Mais l’homme ne l’avait même pas écouté : il continuait de se morfondre. Lux haletait devant lui mais il décida de rentrer et ferma la porte à clef, délaissant la jeune femme seule au milieu des feuilles volantes. Des enfants courraient joyeusement au milieu de ce champ de batailles où les soldats du savoir s’étaient tus par milliers. Une fine bruine embauma la rue. Lux crut apercevoir l’encre se déverser sur le béton, recréant des feuilles vierges comme au premier jour, mais elle se dit que ce ne devait être que son esprit malade et décida de retourner au cœur de la Blue Line.


Lux s’était accroupie contre un mur dégueulasse et fumait un vieux mégot trouvé au fond de sa poche. Un suicidaire avait repeint les rames de ses viscères rougeâtres et ses boyaux trainaient encore sur le ballast. Le sang avait recouvert toute la cellule du conducteur et tous les passagers avaient fuis hâtivement tandis que les policiers ramassaient les derniers morceaux sanguinolents. Le bougre s’était fait littéralement tranché en deux par les rails et la partie avant de son corps semblait avoir survécu comme une seconde après l’impact. « Qu’est-ce qu’on va faire de son corps, pensa Lux. Quand on voit son état, je ne pense pas qu’il puisse avoir un enterrement à cercueil ouvert. Encore une vieille carcasse qui va finir à la décharge ou dans une urne à bas prix. ». Les suicidaires s’étaient démultipliés ces derniers temps, paralysant le réseau souterrain ; mais, qui se souciait encore d’arriver à l’heure au boulot ? « Quelle idée de vouloir se suicider dans le métro. Se pendre ou se jeter au fond du fleuve avec un parpaing ça fait chier personne. Pourquoi faut-il qu’ils viennent s’éparpiller sur les rails ? ». Lux chercha au fond de ses poches un autre mégot, en vain. Certes il était interdit de fumer dans le métro, mais, qui s’en souciait encore ? Le monde s’effondrait, pourquoi allait-on empêcher une jeune femme de se faire une cigarette dans le métro ?

« Intéressée par la Nouvelle Espérance ? ». Elle releva la tête et découvrit une jeune femme à la face souriante lui tendre une brochure chiffonnée. Des fossettes se dessinaient sur ses joues et elle semblait toute fière, là, debout et vivante à refourguer ses prospectus tandis que le dernier malheureux n’avaient pas fini d’être ramassé. « Qu’est-ce que tu me veux grognasse ? J’ai pas besoin de toi pour faire une petite prière et espérer que le monde ne se réduise pas à au néant. Regarde l’autre con qui s’est dispersé sur les rails. Tu crois que ta secte l’aurait aidé ? Je ne crois pas. Vous, les foutus sectaires, vous n’êtes qu’une bande d’écolos extrémistes reconvertis. Vous avez compris que la Terre ne serait plus sauvée, que le Ciel vous avait abandonné, et vous essayez de sauver vos âmes. Mais putain, ce n’est pas avec ta minable brochure que tu vas réussir à sauver ta peau. On va tous crever et faut pas chercher à comprendre pourquoi. Tu étais écologistes, tu es devenu sectaire et demain tu seras morte. Ta vie se résume à ça, ma pauvre. Arrête de distribuer ces brochures et va te faire entretenir la panse et la chatte. Allez, laisse-moi finir ma clope et va-t’en. J’ai envie d’être tranquille. Oh, et si tu veux me filer une piécette, je l’accepterais avec plaisir ! ».

« Calmez-vous, je… ». Un éclair surgit des yeux de la sévère Lux. « Me calmer ? Tu sais pourquoi je suis en colère. Parce qu’avant j’étais aimée, avant j’étais danseuse, avant j’étais… quelqu’un. Un jour j’ai pris douze coups de couteau. J’ai cessé d’être aimé : je dégoutais trop l’autre ; on n’a plus fait l’amour, il ne m’a plus embrassé, il ne m’a plus parlé. J’ai cessé d’être danseuse : je dégoutais trop ma patronne ; j’ai cessé d’être gracieuse, cessé d’être belle, cessé d’être montrable. Un jour, je n’étais plus quelqu’un : je me suis restreint à n’être qu’une silhouette sur laquelle la foule s’apitoie, se morfond, donne une piécette pour soulager sa conscience. Je suis né, j’ai vécu et je suis morte depuis longtemps. Je suis morte ! ».

Pourtant, la jeune femme continuait de sourire et cela inquiétait profondément Lux. « Je comprends que tu aies peur… ». Mais la jeune femme n’eut pas le temps de finir sa phrase que Lux se leva et la repoussa d’un geste violent. Son corps las et frêle valsa contre le béton. « Tu crois que moi j’ai peur ? Je n’ai pas peur. Je vais mourir et ça ne me fait pas peur ! Qu’est-ce qu’y a la flicaille ? C’est bon, ouais, je me casse… Quoi ? T’as dit quoi là ? Sale quoi ? Tu veux que toi aussi je te pète ta gueule poulet de merde ? Tu veux que je te fasse à la broche ? Allez, sors ta matraque, gros costaud ? Elle te fait bander ta matraque ? Dis-moi qu’elle te fait bander, connard ! T’as la bite qui… ».

Son visage se déforma sous le coup et elle s’écrasa violement au sol. « Allez, vas-y, tu m’excites tellement, gros costaud. Allez, vas-y je suis tellement chaude, je cuis dans un four tellement tu me fais bouillir. ». Les coups pleuvaient sur ses flancs et son dos, mais Lux ne pouvait s’arrêter de déblatérer encore et encore son flot d’insultes. « Ah, ah ! Vas-y, frappes-moi avec ta grande bite d’autocrate en furie ! Je me prends tellement cher ! T’es trop bon ! T’es le meilleur coup de ma vie. Oui ! Allez, allez, fais-moi jouir ! Oui ! Oui ! Plus fort ! C’est bon ! Dis-moi que tu jouis aussi ! T’en a les couilles qui frémissent ? L’anus qui te titille ? Ouais, hein, je suis bonne, hein ? ».


Lux courrait sur le quai de la Blue Line. Elle était d’humeur joyeuse, un « je ne sais quoi » lui enjouait le cœur. Soudain, une ombre surgit des ténèbres, la lame luisante au creux de sa paume crispé. Lux lui jeta son portefeuille mais l’ombre était assoiffée de malheurs…

La Blue Line était devenue un autel de souffrance où elle errait désormais inlassablement. Un jour, peut-être, cette ombre réapparaitrait et Lux n’aurait plus rien à perdre. Un jour, peut-être. Mais l’autel de la Blue Line, la rame tranchante, élancée sur des rails infinis ne semait que de la tristesse et de la colère sur son âme à jamais meurtrie.



« J’ai pas peur de mourir. ». Lux répétait inlassablement cette phrase allongée sur une rangée de sièges. Il était presque deux heures du matin et la rame hurlante de la Blue Line était quasiment vide. Seules quelques silhouettes éméchées erraient encore dans les wagons et leurs haleines alcoolisées envahissaient la rame puante. « J’ai pas peur de mourir. ». Soudain, la rame sortit de son terrier souterrain et s’élança sur un large pont. « J’ai pas peur de mourir. ». Les lumières de la ville scintillaient sur l’eau frémissante et de fines vaguelettes dessinaient de tendres reflets sur le lit du fleuve. « J’ai pas peur de mourir. ». La lune, dissimulée derrière un maigre brouillard, était pleine, sublime et semblait toiser le monde d’un œil sournois. Les plus riches iraient sûrement là-bas, sur cette lune, et construirait un nouveau monde lui aussi voué à s’effondrer. « J’ai pas peur de mourir. ». Lux sentait son corps transi la lâcher et son buste engourdit ne tarderait à devenir une toile d’hématomes bleutés. Elle était restée inconsciente plusieurs heures sur l’amer béton et s’était péniblement trainé jusqu’à ces sièges. « J’ai pas peur de mourir. ». Un bruit sourd se fit entendre. Un autre train passait à contresens et Lux se souvint alors de la carcasse ensanglantée du pauvre homme dispersé sur les rails. « J’ai peur de mourir. ».




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