L’autoroute de l’Enfer

Date 09-05-2014 20:30:00 | Catégorie : Nouvelles


L’autoroute de l’Enfer


Bruno agitait sa tête de bas en haut sur la musique électrique de son groupe préféré ; le chanteur mythique était déjà mort depuis plus de trente ans d’une biture de trop et les musiciens avaient continué leur route sans lui avec un gros camionneur au micro. « Ce n’est plus la même chose sans Bon. » ne cessait de répéter en boucle son fan absolu. Ses potes de l’époque pensaient la même chose en ces temps où les radios déversaient de la soupe dansante sur les ondes électriques des nuits magnétiques rêvées par les adolescents français, dans ces années quatre-vingt synonymes de liberté nouvelle et de fréquences libres. Malheureusement pour Bruno, ces lycéens rebelles avaient peu à peu endossé le costume de leurs parents et s’étaient coupé les cheveux de plus en plus courts ; Jacques le beau gosse était devenu vendeur en électroménager tandis que Gérard le grand dadais avait réussi une carrière dans la banque. Bruno lui-même n’avait pas trop dévié du parcours familial ; fils d’un couple d’instituteurs et frère d’une professeur d’anglais échouée à Dunkerque, il s’était senti à l’aise dans le monde de l’Éducation Nationale au point d’épouser une ambitieuse enseignante et de devenir éducateur à son tour. Certes, sa femme avait facilement gravi les échelons de l’administration et son métier de proviseur d’un grand lycée de Saint-Étienne la plaçait largement au-dessus de son rêveur d’époux. Bruno stagnait depuis vingt-cinq ans dans des zones d’éducation prioritaires à s’occuper de cas sociaux et de délinquants juvéniles. Il amenait ces jeunes défavorisés à des spectacles alternatifs, à des matchs de football ou dans les musées ; Bruno croyait dur comme fer à la réinsertion sociale et en cela il était resté un pur.

Corinne son épouse n’avait jamais été une admiratrice de ces groupes de hard-rock où des chevelus imbibés de bière chaude remuaient la tête au son de guitares électriques en criant des paroles sexistes. Elle rêvait, pendant ses années au collège, d’une parfaite petite vie à l’instar de Sandy l’héroïne de ce film américain dont elle avait le disque et qui racontait l’histoire d’un couple mythique formé par une belle blonde trop sage, comme elle, et d’un ténébreux brun aux yeux bleus appelé Danny qui décidait de changer par amour pour sa dulcinée. Bruno ne correspondait pas vraiment, ni à l’époque ni aujourd’hui, à ce rêve en Technicolor et sur grand écran panoramique ; il représentait plutôt la face cachée de la société bourgeoise à laquelle elle appartenait. « Qu’est-ce que Bruno avait de plus que les autres ? » ne cessaient de lui demander ses meilleures copines d’école. Corinne ne savait pas précisément ; ce garçon lui avait plu à partir de leur année de terminale. Il était sensible, doux sous son uniforme heavy-metal, intelligent et surtout authentique. Quand les autres garçons de son âge prenaient la pose pour s’inventer une identité, pour frimer devant les filles ou pour défier leurs parents, lui croyait vraiment en la rébellion adolescente et le changement de société. Elle se souvient de leurs premières promenades innocentes au bord de la Loire ; Bruno venait juste de réussir son permis de conduire et il lui avait proposé, à elle la poupée de sa classe, une ballade en voiture. Corinne avait accepté sans comprendre pourquoi elle irait se coltiner la conduite hésitante d’un grand binoclard dans une voiture pourrie déversant des torrents de musique graisseuse. Ce jour là, elle avait découvert le vrai Bruno. Depuis, ils ne se quittaient plus et leur amour ne faiblissait pas, bien au contraire. De cette liaison étaient nés deux enfants très différents, Sandrine et Ronald, maintenant partis de la maison pour construire à leur tour une vie qu’elle souhaitait aussi belle que la sienne .

Ronald rentra dans le garage où son père était supposé réparer la tondeuse à gazon ; il s’aperçut que ce dernier écoutait encore son groupe australien à fond sans vraiment se préoccuper de sa mission initiale. « Des putains de dégénérés ces hard-rockers ! » se dit le jeune homme. Il fallait préciser, à sa décharge, que l’exemple de son père avait forgé en lui une sorte d’allergie à la musique dite métallique et à tous ses représentants passés, présents et futurs. Il aimait son père parce que ce sentiment était ancré dans ses gênes sinon il l’aurait déjà téléporté sur une planète habitée par des géants pleins de cheveux et des sorcières vêtues de noir. Ronald savait qu’il devait son prénom au chanteur phare du groupe que son père écoutait en boucle ; cet hommage ne l’avait pas empêché de se prendre des remarques dès l’enfance parce que le célèbre clown d’un leader de la restauration rapide s’appelait comme lui. Tous ces facteurs conjugués l’avaient amené à choisir une voie complètement opposée à celle de son géniteur ; Ronald avait fermé les écoutilles et aucune mélodie ne pouvait les franchir sans un rejet immédiat de la part de son cerveau. Il en était de même avec les romans, la poésie, le cinéma et toute forme artistique ; seuls les symboles de la réussite sociale attiraient son attention. Ronald avait bien tracé son chemin vers la gloire capitaliste. Sa mère était fière de lui et vantait sa mention et les félicitations du jury obtenues lors de son baccalauréat scientifique à seulement seize ans ; ses grands-parents ne juraient que par son diplôme de polytechnicien doublé d’un doctorat en droit de la prestigieuse université américaine de Yale. Ronald représentait le succès à l’état pur et sa famille en était consciente même si les sacrifices économiques avaient été énormes pour financer les études de ce surdoué.

— Bonjour Papa ! Maman m’a dit que je pouvais emprunter les outils de jardinage. Je viens les récupérer.
— Salut Ronald ! Pas de problème, fais en bon usage je n’en ai pas besoin pour l’instant.
— Merci, je ne te dérange pas plus longtemps.
Bruno regarda son fils et éteignit son lecteur de disque compact. « Qu’ai-je pu rater avec cet enfant pour qu’il soit aussi distant ? » se demanda-t-il.
— Reste un peu et discutons ; je n’ai pas souvent l’occasion de te voir mon fils. Comment va ta fiancée américaine ? Se plait-elle en France ?
— Je n’ai pas beaucoup de temps, papa. Bridget découvre la vie lyonnaise et son côté renfermé, auto-centré, suffisant qui lui rappelle ses années de lycéenne à Zurich. Autant te dire qu’elle n’aime pas mais elle fait avec ; de toutes façons mon affectation n’est que temporaire et je reviendrais rapidement à Chicago avec un poste en or à la holding. En attendant, elle a pris les commandes de la communauté américaine présente à Lyon et compte faire dépasser les comités Tupperware à ces mémères obèses qui se croient encore dans les années cinquante.
— As-tu le temps de voir ta sœur ? Tu sais que ta mère est branchée famille parfaite et elle veut à tout prix que ses enfants se voient au lieu de s’ignorer comme vous le faites depuis trop longtemps.
Bruno posait la question sans trop d’illusions ; sa fille ainée ne supportait pas le petit con qu’était devenu son frère et elle habitait le plus loin possible de lui. Sandrine était une artiste peintre qui galérait pour se faire connaitre ; elle avait émigré en Grande Bretagne dans cette ville de Londres où les communautés diverses et variées coexistaient sans problèmes. Prénommée d’après le personnage féminin du film préféré de sa mère, elle n’avait pas rejeté cet héritage, contrairement à son frère. De sa mère elle avait hérité cette beauté blonde mais elle l’avait rapidement transformée pour devenir une icône gothique dans son lycée. Corinne avait trouvé ça marrant et Bruno avait adoré ; Ronald n’avait pas du tout apprécié et la reniait silencieusement depuis lors. Le fossé entre les deux enfants s’était agrandi dès que Sandrine avait choisie la voie artistique pour ses études et encore plus quand elle avait intégré les Beaux-Arts à Paris ; d’ailleurs, elle n’était jamais allé voir son frère quand ils étudiaient dans la même région et ce dernier n’avait pas tenté de recoller les morceaux à ce moment-là.

Ronald allait répondre par une de ses formules toutes faites construites à l’intention de ses parents quand sa mère fit irruption dans le garage. Corinne resplendissait de beauté à l’aube de la cinquantaine ; elle bénéficiait d’une génétique favorable doublée d’un style de vie sain et sportif. « Qu’il est beau mon fils ! » ne put-elle s’empêcher de dire à la vue de ce grand brun à l’allure de super-héros. Ronald en profita pour changer de sujet et demanda à sa mère de lui raconter les dernières élections municipales où elle s’était engagée sur une liste centriste, au grand dam de son mari resté bloqué dans le rapport classique entre une droite abhorrée et une gauche devenue trop molle après des années de mitterrandisme. Cette manœuvre de diversion fonctionna parfaitement et généra un débat passionné entre les deux époux dont leur fils s’amusa à compter les points.
Après trente minutes, Ronald les ramena sur terre et invoqua une course avec Bridget pour accélérer le tempo et parvenir à ce pourquoi il était venu les voir. Il prit les outils de jardinage, embrassa ses parents et repartit en direction de Lyon retrouver sa femme et sa maison.
Bruno revint dans le garage et remit la musique encore plus fort qu’avant l’arrivée de son fils. Il avait désormais envie de pleurer ; sa fille lui manquait car elle le comprenait bien et savait lui apporter le réconfort dont seule une personne aussi décalée que lui était capable. Sa femme l’aimait certes toujours autant mais cet amour était plus de la tendresse désormais ; elle passait le plus clair de son temps à ses responsabilités de proviseur et ses activités politiques qu’à des discussions passionnées avec son mari.
« Que sont devenues nos belles années où nos différences nous embrasaient ? » se dit-il amèrement. Il enviait à présent son idole passée, ce chanteur appelé Bon qui avait composé une chanson si appropriée et qui parlait d’une autoroute de l’Enfer pour la jeunesse éternelle et la terre promise où jamais personne ne pouvait l’arrêter ou lui interdire de vivre à cent à l’heure. Bon n’avait pas à s’occuper de la tondeuse à gazon, à supporter le regard méprisant de son fils ou de concéder à la petite vision bourgeoise de son épouse. « Il roule à fond la caisse sur cette autoroute de l’Enfer depuis qu’il nous a planté seuls comme des cons. » conclut Bruno. Sur ces dernières paroles pleines de sagesse, il commença à démonter ce symbole vibrant de l’industrie stéphanoise que ses voisins utilisaient généralement pour égaliser la pelouse et dont lui se servait comme excuse pour écouter sa musique sans jugement ni compromission.



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