Moi, la Joconde

Date 10-05-2014 15:00:00 | Catégorie : Nouvelles


Suspendue, immobile depuis plusieurs siècles, je vois défiler quasi quotidiennement des foules hétéroclites, internationales, de tous âges et de toutes origines. Je m’amuse à scruter tous ces visages qui me fixent, me détaillent et me rendent parfois mon sourire. Des doigts se pointent vers moi en disant : « C’est la Joconde ! ». Je fais encore l’objet de nombreuses discussions, interrogations et j’ai longtemps intrigué les experts qui m’ont fait subir des analyses avec des machines modernes qui ont révélé mes secrets intrinsèques, enfouis sous des couches de peinture et de vernis.

Je me souviens du premier coup de pinceau de mon Maître. Après avoir esquissé grossièrement des traits au crayon noir, il a pris son instrument fétiche et la magie a opéré. Cette femme dont le visage est maintenant connu de tous, grâce à moi, est venue inlassablement, pendant de longs mois, poser pour la pérennité. Elle portait toujours cette robe sombre et ce fin voile qui ornait délicatement sa chevelure brune. Le peintre lui a imposé une position confortable, lui évitant ainsi d’horribles crampes, pouvant altérer son joli sourire. Que de pensées lui ont traversé la tête pendant ces longues heures d’immobilité. Elle aimait contempler le génie à l’œuvre. Il la regardait, non comme une femme, mais comme une muse, un objet d’inspiration. La jeune mère de famille s’amusait à imaginer qu’il lui demanderait peut-être de se déshabiller, de lui dévoiler son corps, réservé pourtant au seul regard de son époux, un marchand de soie qui parcourait le globe à la recherche d’étoffes chatoyantes. Elle était fascinée par cet état de transe lorsque Leonardo faisait courir son pinceau sur moi comme Mozart le fera plus tard sur les touches de son clavecin.

Je ne sais pas grand-chose de mon double. Une femme modeste qui se prénommait Lisa, elle représentait le modèle de la femme idéale de l’époque. Elle n’aurait plus le même succès aujourd’hui. Quelle femme poserait en effet pour la postérité sans maquillage ? De plus, les standards de beauté actuels prônent une silhouette élancée et un visage aux joues creuses. Non, elle n’aurait plus aucune chance dans un éventuel concours Miss France et pourtant, elle fascine toujours autant. Tout réside dans ce fameux sourire énigmatique et ce regard qui semble vous fixer, peut importe votre position par rapport à elle. Tout le talent de Da Vinci qui se révèle ! Ce sourire peut être interprété différemment : du bonheur, du dédain, de l’ironie même ! Etre considérée comme une beauté alors qu’on est âgée de plus de cinq siècles, des momies m’envient. Mon Maître a mis plusieurs années pour me parachever et je suis restée à ses côtés jusqu’à ses derniers jours.

Après quelques changements de mains, j’ai acquis ma notoriété et cette place enviée par mes homologues vernis. Un système de sécurité avec fenêtre blindée me protège d’une éventuelle agression et surtout du vol. J’ai déjà connu cette mésaventure il y a un siècle. Un vitrier italien m’a dérobée et cachée pendant deux ans au fond d’une valise malodorante, comme une vulgaire croûte ! Le « paintnappeur » a finalement été retrouvé et j’ai repris ma place privilégiée.

Le soir, lorsque le Louvre se vide de ses visiteurs, je discute avec mes voisins du tableau « Les Noces de Cana ». Ils sont nombreux, cent trente-deux, et surtout festifs, cela me sort de ma solitude de la journée. J’apprécie particulièrement les joueurs de viole et de violone qui rivalisent de virtuosité pour tenter de me séduire. Nous aimons discuter sur l’évolution de cette société des hommes qui nous ont créés. Quel avenir pour les peintres de portraits ? Il reste bien les croqueurs de Montmartre qui proposent aux touristes, parfois les mêmes qui viennent nous contempler, une version réaliste ou déformée de votre visage. Mais avec tous ces appareils qui offrent des photos en une seconde et permettent de les partager en autant de temps, quel artiste prendra encore plusieurs années pour détailler au plus près les traits d’une bouche mutine, d’un regard puissant, d’un nez fin ? Nous ne sommes plus que des souvenirs de personnes disparues, pour rappeler que l’art est intemporel et universel, qu’il fait partie d’un patrimoine mondial. Nous représentons la preuve qu’il y a eu une époque avant la photo numérique et même argentique. Toutefois, ces dernières vont-elles perdurer à travers les siècles ? Seul l’avenir me le dira et je compte bien être toujours présente pour le constater moi-même, forte de mon immortalité.

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