Ce fantôme à Montmartre

Date 29-04-2012 11:30:00 | Catégorie : Nouvelles


Ce fantôme à Montmartre

Sans but je me baladais dans les rues de Montmartre. Il faisait bon, quelques trouées de lumière perçaient les nuages. J’avançais lentement en lançant un pied devant l’autre nonchalamment. Je réfléchissais à ce siècle de poètes non sans un peu de nostalgie. J’essayais de voir ces artistes, de les penser en train de déambuler dans les rues à ma façon, de les sentir près de moi en train de regarder les arbres et les murs en pensant à la prochaine œuvre qu’ils allaient peindre ou écrire.
Entièrement voués à leurs libres pensées, à leurs libres sentir, ils devaient vivre pour leur art et pour l’art. Quel luxe ! C’était là ce que je sentais dans l’air. J’aurais voulu pouvoir sentir un peu mieux cette force en me transportant dans cet univers, mais au fil de mes pas, elle se faisait plus pressante, elle était toujours là, elle qui glissait sur les murs. Ces lieux étaient toujours habités, il n’y avait qu’à s’ouvrir.

Les artistes qui d’habitude se heurtent abruptement à la solitude, par devoir et contrainte, pouvaient ici rirent ensemble de cette solitude qui devenait par là-même une sorte de destinée tragique, mais joyeuse. Je pensais à tout ça, un peu trop, car comme il m’arrive parfois mes pensées se transformaient en images et les acteurs de l’esprit des siècles derniers m’apparaissaient avec leur costumes, leurs barbes, leur élégance, et leurs yeux desquels émanaient la fièvre du génie.

Je venais de tourner à l’angle d’une rue. Devant moi, une cohorte de touristes parlait bruyamment. Je reconnus vite à leur accent et surtout aux écharpes d’Arsenal qu’ils portaient fièrement au cou qu’ils étaient anglais. Ils se prenaient en photo par groupe de trois ou quatre en essayant de capturer des lieux qu’ils devaient trouver « jolis ». Savaient-ils qu’ici avait vécu Pierre Reverdy ?

Le nom leur était probablement inconnu. Ils s’en foutaient à vrai dire. Ce qu’il leur fallait c’était la petite dose de plaisir procuré par le flash au moment où tout le monde souriait, et l’idée de pouvoir dans un futur proche se souvenir. Quelle étrange chose quand-même que de vouloir se réjouir au présent de se souvenir du passé dans le futur. Je trouvais donc en les regardant encore quelques secondes, qu’ils jouaient un bien drôle de jeu. Drôle n’est pas vraiment le mot, hypocrite serait plus juste.

Comme je ne bougeais pas et que je continuais à les regarder à moitié, l’un d’eux s’approcha et me mâcha quelques mots d’anglais au visage tout en me tendant son appareil. J’eus une fraction de seconde d’hésitation puis je tendis le bras pour le saisir. J’imaginais avec plaisir pouvoir les regarder à travers la lucarne numérique, histoire de me mêler sans me mêler à se simulacre. En les photographiant je voulais comprendre davantage à quoi ils jouaient. Bien sûr, tout le monde croit savoir ce que c’est que de prendre des photos, qu’il n’y a là rien de bien mystérieux, qu’il s’agit simplement de se poser, d’appuyer, et de se souvenir. Mais quand on relit et qu’on relie cet instant à l’ensemble de la comédie, qu’on retrouve le lien entres les actes, on voit que prendre une photo ce n’est pas simplement poser, sourire, et s’en aller. Les uns sont épris de fantasmes, les autres sont indifférents, ils rêvent, les autres attendent vite de pouvoir passer à la suite, ils s’accommodent de façon cocasse avec l’environnement.

Une fille à l’air tout excité cligne de l’œil, un garçon au teint rubescent veut cacher son embarras.
L’appareil numérique entre les mains, j’ajuste donc le zoom pour bien encadrer les trois femmes et les deux hommes dans l’objectif. Je leur lance en anglais : « Deux hommes pour trois femmes, il manque un homme! ». Ils s’esclaffèrent immédiatement. Puis pour ne pas trop en rajouter en me faisant croire que la blague était bonne alors qu’elle ne l’était pas vraiment, ils s’arrêtèrent brusquement de rire pour prendre la pause. J’appuyais sur le bouton. Ils me remercièrent chaleureusement et je continuais mon chemin. Arrivé sur une petite place, je m’assis sur un banc. L’air était doux, encore légèrement humide car il avait plu le matin. Mon regard se porta sur un nouveau groupe de touristes qui passa comme un troupeau de brebis. Montmartre était devenu un des lieux de pèlerinage du globe, faisant presque oublier que c’était la demeure des grands d’hier, là où « nous » les artistes, « aurons vraiment été heureux… » comme disait Picasso.

Le soleil commençait à décliner, je décidais de rentrer. Le monde quittait les ruelles. Quelques tavernes s’étaient allumées, on y mangeait poliment à l’intérieur. Je n’entendais plus les exclamations produites par les touristes, ni ne voyais la lumière des flashs parcourir les allées. Un chat tout blanc passa comme une ombre. J’essayais de le suivre, il ralentissait sa course puis accélérait, bondissait çà et là tout en semblant ignorer ma présence.

Un vent léger s’était levé, il était doux et agréable. Je le laissais me caresser le visage avec délicatesse. Il m’enroulait avec précaution. Le chat s’arrêta brusquement et tourna la tête. Ses gros yeux ronds, vifs comme un jade clair, me fixaient. Il venait de remarquer ma présence. Il tourna la tête, puis s’en alla à toute allure dans le jardin d’une bâtisse. La pénombre avait complètement recouvert le ciel. Je sentis passer une nuée d’oiseaux au-dessus de moi, qui allait dans la même direction que celle du chat. Je quittais mon trottoir pour aller sur celui d’en face. Je voulais jeter un coup d’œil au jardin de la grande maison où était parti le chat.
Avant que je puisse glisser mon œil entre les barreaux de la porte d’entrée, mon pied heurta quelque chose. Je baissais la tête, il y avait là un petit objet métallique de forme rectangulaire. Je me penchais pour le saisir. C’était un appareil photo, de la même marque que celui des anglais. Un de ces groupes de touristes avait dû l’égarer. Je l’allumais, cherchais la dernière photo. Sur le petit écran je vis avec stupeur le groupe d’anglais que je venais de photographier. Les trois femmes étaient au centre, entourées des deux hommes, mais sur la droite un homme qui n’était pas là au moment de la photo prenait la pause, une canne à la main. Il était vêtu d’une redingote noire, avec un collet à revers. Sa tête était couverte d’un chapeau haut de forme. Il regardait ailleurs, mais il était pourtant là, à son aise. Je me retournais, le chat venait de réapparaitre.

Julien Gelas (Tous droits réservés)




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