Fin de stase

Date 20-05-2014 09:07:30 | Catégorie : Nouvelles


Fin de stase


Cinq objets se dressaient devant moi : une petite tirelire en forme de cochon que je prénommai immédiatement Groumfy, un chien en velours rembourré qui méritait de s’appeler Raymond allez savoir pourquoi, une orange et pas du genre bleue, un ange en argile dans son petit sachet de plastique comme on vous en refile pour deux pièces d’or dans n’importe quel pèlerinage à la con, une statue africaine en fer forgé véritable objet d’art représentant une mère avec son enfant accroché à son cou.

Pas vraiment utile quand vous êtes enfermé dans un vaisseau spatial à destination d’Uranus, seul et déjà réveillé alors que votre stase était supposée durer une dizaine d’années. Pourquoi je me trouvais là avec cet ensemble hétéroclite et nulle indication ; je ne pourrais le dire. Toujours est- il que l’ordinateur de bord dénommé ironiquement Sphinx le troisième, ne cessait de répéter en boucle toujours le même message : « il faut trouver la voie et tu as devant toi la solution à ton problème. ».
Je ne savais pas encore quel problème se posait ; tout ce qui apparaissait comme une putain d’évidence consistait en la trajectoire de ce satané astronef qui, selon les instruments de bord, partait en direction opposée à celle programmée dans le manifeste électronique. En deux mots ou en cent j’étais dans le caca total vu que ma formation d’astronaute se résumait à une trentaine d’heures de physique élémentaire, de navigation tridimensionnelle, de cuisine hydroponique et j’en passe des meilleures.

Après un rapide tour du propriétaire contingenté seules aux pièces habitables je déduisis que me trouvai en mesure de survivre trois jours, pas un de plus. Avec une réserve limitée de liquide nutritif dans cet espace confiné, une sorte de cellule scientifique pour prisonnier de luxe en mal de sensations. Je dois préciser un point important : je ne suis ni physicien ni militaire et pas héroïque pour un sou. Ma mission initiale telle que détaillée dans ma feuille de route se réduisait à tenir la comptabilité privée de la base uranienne que j’étais censé rejoindre. J’aurais dû me douter qu’il y avait anguille sous roche, étant le seul passager à bord de cet immense transporteur généralement dédié à des convois militaires, à des opérations de grande envergure ou à la colonisation d’autres univers. Mais la peste soit de cette situation pourrie ; il me fallait comprendre la quintessence ultime de la phrase sibylline de ce tas de ferraille.

Les énigmes policières, les charades et les casses-têtes chinois, tous ces exercices mentaux me gavaient prodigieusement et cela depuis ma plus tendre enfance. Alors jouer à Œdipe avec une calculette géante, un tas cubique de microprocesseurs sans âme, ne m’enchantait pas du tout. Ma vie comportait déjà son lot de galères ; ma femme réclamait sa pension alimentaire envers et contre tous, en particulier contre la vérité morale vu que c’était elle qui s’était fait la malle un soir d’été avec son professeur de yoga. Mes parents passaient leur temps à me demander de l’argent, imaginant sans doute qu’un expert comptable diplômé touchait des millions de crédits à chaque fois qu’il équilibrait un compte de bilan. Mes clients pinaillaient sans cesse sur ma facturation d’honoraires, essayant à chaque trimestre d’obtenir un rabais, une ristourne ou un geste commercial dont je savais d’avance qu’il serait un puits sans fond. Pour toutes ces raisons et aussi l’envie d’aller me faire pendre ailleurs j’avais un jour décidé de répondre à cette annonce, à cette proposition de mission illimitée dans une base orbitale autour de la géante verte de notre système solaire.

Je me résignai toutefois à agiter mes neurones et à rassembler mes cellules grises dans un concile cérébral pour une révolution de velours, certain du résultat, celui de ma mort proche de faim ou de désespoir. Surtout quand on se souvient qu’aucun comptable sérieux n’avait inventé la poudre. Cette opération, un pur défi à toutes les lois sociales et historiques de l’espèce humaine, ne faisait que me désespérer encore plus. Au bout d’une triplée de jours j’en étais à me demander de quoi il s’agissait et ce que je foutais là, si Dieu existait réellement, quand ma femme m’avait aimé, pourquoi avoir placé une orange dans la liste de ces cinq objets.

« Quelle truffe j’étais donc » penserait le plus magnanime des inspecteurs de police, des détectives du dimanche, des passionnés de sudoku ou tout autre abruti en quête de gloire dans la résolution de problèmes compliqués qui n’intéressent personne d’autre que les mémères cacochymes et les boutonneux impuissants. La solution s’imposait d’elle-même : le jeu de l’intrus. J’y avais joué une fois ; il s’agissait alors de trouver parmi quelques personnes celle qui dénotait franchement. Dans la partie, que j’avais gagné facilement, cinq inconnus composaient un assemblage hétéroclite de professionnels : un astrophysicien, une institutrice, un percepteur des impôts, une danseuse de rumba et un supporter de football. Le dernier que je cite ici constituait l’intrus parce que lui seul dans ce panel n’avait pas besoin de cerveau. Aussi simple que ça. Élémentaire mon cher Watson. Bon sang mais c’est bien sûr. Ce qu’il me restait à faire devenait cristal à mes yeux, évidence biblique ; je dévorai l’orange et le tour était joué.

Et voilà je suis sorti d’affaire ; la salle s’est arrondie, les murs sont des ellipses, Groumfy me chie des ducats et des sous, Raymond me mordille l’oreille, l’ange me chante des cantiques et la beauté sculpturale cette nymphe africaine me nourrit de son sein ferme. Je vole dans l’éther cosmique, je suis caillou chou hibou pou joujou et genou. Les médecins me sortent de mon cylindre de verre, étonnés de mes rires, de mon délire lysergique surtout après dix ans de sommeil profond. Les infirmières vérifient les circuits de l’alimentation de la stase, ne décelant aucune anomalie susceptible d’expliquer un tel comportement. Je sens que je suis bon pour une batterie de tests, des rébus et des mots croisés, des coups de marteaux sur la rotule et du liquide piquant dans les yeux. Mais ça valait le coup. Et de toute manière j’ai intégré dans mon contrat de prestation une clause juridique en béton armé qui me donne droit à une indemnité astronomique quelle que soit la raison qu’invoque le client pour rompre notre accord.



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